Politique

Réinventer le référendum

Haut-fonctionnaire, Chercheur au CNRS, Journaliste

Pour la première fois, une coalition de députés a activé la procédure de « référendum d’initiative partagée » pour contester la privatisation des aéroports de Paris. L’accueil réservé à ce premier « RIP », mélange de crainte et d’enthousiasme, donne à voir toute l’ambivalence avec laquelle nous percevons le référendum. Pour autant, déclenché à bon escient et sous des formes rénovées, il peut aussi être un outil de fabrication du consensus et de progrès pour la démocratie.

Pour la première fois depuis la réforme constitutionnelle de 2008 qui l’avait instauré, une coalition de députés a activé la procédure de « référendum d’initiative partagée » pour contester la privatisation des aéroports de Paris. Si elle est validée par le conseil constitutionnel et reçoit la signature de 4 millions d’électeurs, les français pourront être consultés en dépit du vote de leurs parlementaires sur une question qui ressort de la loi.

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L’accueil réservé à ce premier « RIP », mélange de crainte et d’enthousiasme, donne à voir toute l’ambivalence avec laquelle nous percevons le référendum, outil emblématique inventé par la Révolution et marqué par l’usage plébiscitaire qui en fut fait sous l’empire napoléonien et la cinquième république. Les accusations d’antiparlementarisme ne sont jamais bien loin, et les relents antipopulaires, non plus. Disons le tout net : l’usage du référendum n’est pas sans risque pour la démocratie, et on aurait tort de le réifier. Pour autant, déclenché à bon escient et sous des formes rénovées, il peut aussi être un outil de fabrication du consensus et de progrès pour la démocratie.

La question se pose avec une acuité particulière. Les gilets jaunes ont fait du renouveau démocratique une dimension fondamentale de leurs revendications. Face à des institutions représentatives à bout de souffle, la demande est celle d’une refondation d’ampleur, impliquant activement les citoyens dans la vie de la cité. Au-delà des institutions de la cinquième république, les gilets jaunes en sont venus à contester le principe même de la représentation politique, qui prévaut depuis la Révolution française. Plus question d’être consultés tous les cinq ans et passifs le reste du temps, le mouvement demande à ce que les citoyens puissent participer plus « directement » à l’élaboration des lois et au contrôle du gouvernement.

Finalement, que disent les gilets jaunes sur la représentation ? Qu’elle est viciée, d’une part, lorsque, par la magie du scrutin majoritaire à deux tours, l’assise électorale du Président de la République ou d’un parti à l’Assemblée nationale est déformée par les effets amplificateur du mode de scrutin actuel.

Et que d’autre part, la représentation ne suffit plus. L’absence de modalités d’expression démocratique et institutionnelle des citoyens entre deux élections présidentielles entraîne une exaspération démocratique croissante qui peut prendre la forme de mouvements violents ou de votes protestataires et extrêmes.

La demande de participation citoyenne a grandi au fil du temps. Elle devient une condition de la paix civile. Les gilets jaunes nous rappellent à la promesse de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, jamais tenue : « La Loi est l’expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation ».

La création d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC) a émergé comme une revendication phare des Gilets Jaunes pour permettre de révoquer des élus, proposer et abroger une loi, ou encore modifier la constitution. Passionnément commenté dans le débat public, le RIC dérange et ravive la tension intrinsèque entre la démocratie représentative et la démocratie directe. Nombreux sont ceux qui alertent sur les risques de dérive autoritaire d’un instrument de consultation populaire hautement manipulable et otage de l’affect des « foules ».

Le référendum peut paradoxalement devenir embarrassant pour la démocratie quand, par sa tournure « définitive » et « tranchante », il gêne le débat public par la suite.

Les reproches faits au référendum sont en partie fondés. Sa logique binaire, « oui » ou « non », peut engendrer une polarisation excessive et nocive de l’électorat. À l’heure des « fake news » et des réseaux sociaux, elle rend aussi les campagnes référendaires plus vulnérables vis-à-vis des manipulations massives. D’autre part, s’il peut avoir le mérite de clore la discussion, le référendum peut paradoxalement devenir embarrassant pour la démocratie quand, par sa tournure « définitive » et « tranchante », il gêne le débat public par la suite. S’il reste dans une logique binaire et qu’il n’est pas encadré dans sa pratique et dans son objet, il se pourrait bien que le référendum ne soit pas l’outil miracle pour refonder la démocratie. Alors, que faire ? Quels que soient les risques associés au référendum, aucun n’est imparable si son usage est encadré. À cet égard, beaucoup a été dit sur la nécessité d’organiser la délibération collective autour du référendum mais rien n’a été imaginé quant aux modalités du vote lui-même. Or, ce point est capital car il conditionne l’ensemble du processus et traduit « l’esprit » du vote !

En l’occurrence, le référendum, d’initiative citoyenne ou des élus, pourrait prendre une tout autre tournure et devenir un outil de pacification et de construction du consensus, s’il pouvait être pratiqué avec le Jugement Majoritaire, une méthode de vote qui permet aux électeurs d’évaluer les différentes candidatures ou options soumises au vote plutôt que de dire « oui » ou « non ». Plus question de logique binaire et réductrice : il s’agirait d’évaluer un ensemble d’options alternatives soumises au referendum, à l’aide des fameuses mentions prévues par le Jugement Majoritaire (« Excellent », « Bien », « Passable », « Insuffisant », « À rejeter »). La délibération en amont du référendum en serait profondément transformée et moins sujette aux phénomènes de polarisation excessive de l’opinion et de manipulation. La votation référendaire donnerait une image claire de l’état de l’opinion sur une question donnée, dans toutes ses nuances. Concrètement, plutôt que de demander à la population si elle est « pour » ou « contre » une taxe sur les carburants, on lui demanderait d’exprimer son opinion sur plusieurs manières de taxer le carburant et l’énergie, qu’elle devrait chacune évaluer (« Que pensez-vous d’une taxe sur le carburant des seuls voitures ? d’une taxe sur le kérosène des avions ? d’une redistribution intégrale des recettes aux ménages ou investissement dans la transition écologique ? » etc.). Avec le Jugement Majoritaire, le référendum se transforme en « preferendum ».

Pour illustrer notre propos, prenons l’exemple du referendum organisé sur le Brexit en 2016. Si une chose est claire sur les deux dernières années et demie de vie politique britannique, c’est que les partisans du « Leave » qui ont fait campagne pour le Brexit n’étaient pas tous d’accord sur ce que signifierait réellement le Brexit. Pour caricaturer, nous dirons que certains étaient favorables à un Brexit « dur », et que d’autres étaient favorables à un Brexit « soft », ce qui s’est confirmé par la suite. Cela a rendu le système de vote binaire oui / non du référendum de 2016 particulièrement inapproprié et délétère, car il comptabilisait tous les votes en faveur du Brexit comme s’ils étaient identiques, alors qu’ils avaient des significations différentes. Les électeurs comprenaient le Brexit de différentes manières. De même, lors du vote parlementaire du 15 janvier 2019, les 432 députés qui ont voté contre l’accord de Theresa May signifiaient différentes choses par leur « non ». Certains députés refusaient l’accord car ils espéraient un deuxième référendum, d’autres parce qu’ils pensaient que le Royaume-Uni pouvait obtenir un meilleur accord, et d’autres parce qu’ils ne voulaient pas d’accord du tout.

Du 30 au 31 janvier 2019, YouGov et The Times ont commandé un sondage à un autre sondeur réputé, NatCen Social Research. Le sondage demandait à des électeurs britanniques d’évaluer une gamme de résultats potentiels du Brexit.

Les options soumises au vote étaient les suivantes :

Pensez-vous que l’issue serait bonne ou mauvaise si :

A : Le Royaume-Uni acceptait l’accord négocié avec l’Union européenne ?

B : Le Royaume-Uni organisait un second referendum et votait pour rester dans l’Union européenne après tout ?

C : Le Royaume-Uni quittait l’Union européenne sans accord ?

 

Très bonne Plutôt bonne Acceptable Plutôt mauvaise Très mauvaise Je ne suis pas sur(e)
A 3% 11% 26% 21% 16% 23%
B 29% 8% 7% 7% 36% 13%
C 11% 7% 17% 15% 36% 13%

 

Table 2: NatCen Social Research: YouGov and The Times survey 31 January 2019

Par chance, les réponses proposées pour ce sondage d’opinion correspondent aux mentions utilisées pour le Jugement Majoritaire (Très bien, Bien, Passable, Insuffisant, À Rejeter). Dans le tableau 2, nous pouvons voir que l’option B « Rester dans l’UE » et C « Quitter l’UE sans accord » sont jugés comme de très mauvaises issues par 36% des votants. L’option A (« Accepter l’accord et quitter l’UE »), en revanche, ne comporte que 3% de très bonnes opinions mais dans l’ensemble, son évaluation est moins négative (seulement 16% des très mauvaises évaluations). Selon le Jugement majoritaire, l’option A (« Accepter l’accord et quitter l’UE ») est la meilleure des trois options, étant jugée par une majorité comme un compromis acceptable, tandis que les autres sont jugées par une majorité comme étant« Plutôt mauvaises ».

Il est intéressant de comparer ces résultats à ceux d’une autre enquête YouGov réalisée par NatCen Social Research 13 jours plus tôt, le 18 janvier 2019, qui demandait à des électeurs britanniques non plus d’évaluer mais de choisir entre ces mêmes options avec la question suivante : si vous deviez choisir entre « rester dans l’UE » ou de « partir aux conditions récemment négociées par le gouvernement » ou « sans accord », comment voteriez-vous ?

Percentage of support
A= Accepting the government’s agreement 12%
B= Remain in the EU 45%
C= Leaving the EU without a deal 28
Don’t know 9%
Wouldn’t vote 5%

 

Table 3: NatCen Social Research: YouGov survey 18 January 2019

L’exemple du Brexit montre que le fait de permettre aux électeurs d’exprimer plus précisément leurs opinions avec le Jugement Majoritaire est déterminant pour le résultat des élections.

Dans ce cas, l’option gagnante n’est plus « quitter l’Union européenne avec l’accord négocié » mais « rester dans l’UE » car les votes en faveur du Brexit sont divisés entre l’option A (Quitter l’UE avec cet accord) et C (Quitter l’UE sans accord).

L’exemple du Brexit et des sondages précités montre que le fait de permettre aux électeurs d’exprimer plus précisément leurs opinions avec le Jugement Majoritaire est déterminant pour le résultat des élections, et la bonne traduction d’une opinion majoritaire.

À toutes les échelles,  communales, régionales et nationales, des pratiques de démocratie participative et directe doivent être inventées pour recréer du commun et mettre un terme à la verticalité  de nos institutions. À l’échelle locale, les votes citoyens au Jugement Majoritaire trouveraient toute leur place, pour réaliser des consultations citoyennes, des referendums locaux ou des budgets participatifs. Pour l’aménagement du territoire aussi, la possibilité d’organiser des RIC au Jugement Majoritaire améliorerait radicalement le processus de  réflexion et de concertation en amont alors que, partout en France, des projets d’aménagements soulèvent des oppositions farouches dont certaines basculent en conflits ouverts et incontrôlables, comme à Notre-Dame des Landes et Sivens, bientôt à la Montagne d’or en Guyane ou à Europacity dans le Val-d’Oise. Il y a fort à parier que, si les citoyens étaient plus et mieux associés à l’aménagement de leur espace de vie, l’intelligence collective et la rigueur démocratique permettraient de parvenir à des projets acceptés par tous. Pour l’aménagement du territoire, la possibilité d’un référendum local au Jugement Majoritaire assurerait que plusieurs alternatives d’aménagement soit présentées aux citoyens, plutôt qu’une question piège : « Pour ou Contre Notre-Dame-des-Landes ? ».

Un référendum amélioré, s’il venait à être appliqué, pourrait ouvrir la voie vers une démocratie en phase avec les aspirations de notre société en pleine mutation, une démocratie à la hauteur des défis du XXIème siècle.


Chloé Ridel

Haut-fonctionnaire, Co-fondatrice du collectif « Mieux Voter »

Rida Laraki

Chercheur au CNRS, Université Paris-Dauphine

Paloma Moritz

Journaliste, réalisatrice à Spicee

Mots-clés

Brexit