Politique

Gilets jaunes : l’entrée dans la « peuplecratie »

Historien et sociologue de la politique

Le mouvement des Gilets Jaunes témoigne de l’érosion des fondements des démocraties libérales et représentatives, un phénomène qui ne touche pas que la France. Fruit de la mutation numérique, la désintermédiation de ces sociétés les a plongées dans un manichéisme qui possède toutes les caractéristiques du populisme, en opposant bien et mal, eux et nous, amis et ennemis. La victoire du style populiste touche jusqu’au centre politique, et risque d’aboutir à la « peuplecratie », et même à la « démocrature ».

Le mouvement des gilets jaunes commencé au mois de novembre dernier ne lasse pas d’intriguer en France comme à l’étranger.

Qu’est-ce qu’il nous dit de l’immense détresse qui frappe des catégories entières de la population, voire de l’existence d’une forme de quasi dissidence sociale qui s’exprime de la sorte ?Comment une mobilisation minoritaire peut-elle durer si longtemps alors qu’elle ne dispose d’aucune structure organisée et que la majorité des médias ne lui sont guère favorables ? Comment se fait-il que l’opinion l’ait largement soutenue ou lui ait exprimé de la sympathie du moins jusqu’à une date récente alors même qu’une partie des gilets jaunes avait recouru assez vite et recourt encore à des méthodes extrêmement violentes ou les justifie puisque, selon eux, c’est la seule façon de se faire entendre et que la responsabilité des affrontements en revient à la répression très dure de la police ?

Les gilets jaunes sont divisés sur beaucoup de sujets, notamment sur leurs méthodes d’action, entre ce que l’on pourrait appeler les radicaux et les modérés. Une enquête réalisée par la société Elabe pour l’Institut Montaigne entre le 14 décembre 2018 et 8 janvier 2019 et publiée en mars dernier, dans le cadre d’un Baromètre des territoires s’avère fort instructive. Parmi les 10 010 personnes qui ont répondu, 21% (2 083) se déclaraient gilets jaunes, ce qui permet de bien cerner leur profil. Les gilets jaunes proviennent des communes rurales, des petites villes de 2 à 2000 habitants, des villes de plus de 100 000 habitants et des périphéries des grandes agglomérations. 57% d’entre eux sont en situation d’emploi, 26% étant ouvriers, 21% employés ou encore 17% de personnes disposant d’une faible retraite.

On y relève aussi de nombreuses femmes seules, en proportion plus importante que leur poids dans l’ensemble de la population française. 50% ont un diplôme inférieur au baccalauréat (contre 54% dans la population française) et 28% ont un diplôme de niveau bac (contre 16% dans la population française). La même enquête démontre que cette population souffre socialement parce qu’elle subit une violente crise du pouvoir d’achat avec de lourdes conséquences dans la vie quotidienne. 87% de ceux qui se disent gilets jaunes ont le sentiment de vivre dans une société injuste.

L’écrasante majorité d’entre eux ressent une forme de déclassement social, se sent marginalisée et méprisée, fait preuve de pessimisme pour l’avenir, exprime une vive colère et exige de la justice sociale. Le mouvement est né spontanément, grâce à Facebook, d’une protestation fiscale contre une hausse des taxes sur les carburants. Il a ensuite élargi ses revendications pour demander, par exemple, une hausse du pouvoir d’achat, des services publics plus efficients, le rétablissement de l’impôt sur la fortune et dénoncé avec virulence les violences policières. Leurs contradictions sont manifestes puisque, par exemple, à côté des demandes de baisses d’impôts il est exigé plus de dépenses publiques. Leur hétérogénéité politique est avérée.

Toujours selon l’enquête Elabe, 27% des gilets jaunes s’abstiennent, votent blanc ou ne sont pas inscrits sur les listes électorales, 29% ont voté Marine Le Pen et 17% Jean-Luc Mélenchon, sachant qu’en tout état de cause 75% ne font pas confiance aux partis politiques. Toutefois, assez vite les gilets jaunes ont avancé des slogans politiques qui se sont largement imposés, notamment la démission d’Emmanuel Macron, un homme envers lequel non seulement 80% d’entre eux n’ont pas confiance mais encore qu’ils détestent viscéralement, qu’ils accusent de tous les maux, qu’ils soupçonnent de toutes les manipulations possibles et imaginables (d’où le fameux « enfumage » qu’ils ne cessent d’invoquer), et le référendum d’initiative citoyenne.

Le mouvement des gilets jaunes revêt les aspects de ce que l’on peut appeler un populisme sociétal.

C’est là que le mouvement révèle l’intensité du malaise politique en cours. La France a des institutions fortes, celles de la Vème République, un Président de la République qui, élu au suffrage universel, dispose d’un pouvoir considérable, un mode de scrutin permettant de dégager une majorité claire au Parlement, une classe politique considérée généralement, du moins à l’étranger, comme bien formée quand bien même elle a été profondément renouvelée avec l’élection des députés de La République en marche dont beaucoup sont des novices en politique et une administration supposée efficace. Cela n’a pas entravé l’éclosion du mouvement des gilets jaunes qui revêt, entre autres, les aspects de ce que l’on peut appeler un populisme sociétal, une expression employée ici de la manière la plus neutre possible, donc sans aucun jugement de valeur, ni esprit de dénigrement. Ce qui suppose de s’entendre sur ce que l’on entend par populisme.

Le populisme politique, celui caractéristique de nombre de mouvements et partis en pleine expansion notamment en Europe, est essentiellement un style qui repose sur quelques préceptes formant un système assez cohérent de croyances. Il affirme l’existence d’un antagonisme irréductible entre un peuple supposé uni, bon et vertueux, et une élite homogène, diabolique, perverse, complotant en permanence contre le premier. Le populisme proclame la souveraineté sans limite du peuple qui doit s’exprimer par la pratique ininterrompue des référendums et l’usage des réseaux sociaux. Il fustige la démocratie libérale et représentative, laquelle ne serait qu’une nouvelle version d’un pouvoir oligarchique. Pour le populisme et les populistes il n’existe point de questions, sujets et dossiers compliqués à instruire mais seulement des solutions simples et immédiates ; cela se traduit par la dénonciation et la stigmatisation des experts car leur savoir est considéré comme l’instrument suprême et le plus sournois des dominants par rapport aux dominés.

Le manichéisme foncier, caractéristique essentielle du populisme, qui oppose « bien » et « mal », « eux » et « nous », « amis » et « ennemis » etc. les amène à créer des boucs émissaires qui cristallisent donc les rancœurs, voire les haines, et deviennent les victimes expiatoires d’une violence qui reste pour le moment, dans la plupart des cas, symbolique : « la caste », les élites, et le plus fréquemment les immigrés, les étrangers, les musulmans, parfois les Juifs. Enfin, le populisme est porté par un leader qui prétend incarner à lui seul le peuple, tout le peuple, par ses discours, sa manière de s’exprimer, la vulgarité étant considérée comme un gage de son authenticité, de s’habiller, de se déplacer ou encore de travailler sa gestuelle.

Le populisme recourt au registre de l’émotion et des passions, opposé à la froide rationalité des responsables politiques traditionnels et des technocrates, autre cible des populistes. Lesquels sont fort disparates, puisqu’il y en a de droite, de gauche, des populismes régionalistes ou encore de chefs d’entreprise qui se lancent en politique. Normalement, donc, le populisme est le fruit de mouvements ou partis politiques. Or ce n’est pas le cas des gilets jaunes qui certes ont pu être influencés par Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon mais qui se sont formés spontanément. C’est là l’un de leurs traits inédits qui justifie de parler de populisme sociétal.

En effet, ils arborent nombre de caractéristiques du populisme. Mais il y a des exceptions notables. Dans l’enquête Elabe, l’immigration n’arrive qu’en quatrième sujet de préoccupation derrière le pouvoir d’achat, les retraites et l’emploi. Toutefois, d’autres études sur ceux qui soutiennent résolument les gilets jaunes ont révélé un fort sentiment anti-immigré. De même, quelques incidents ont pu parfois attester une hostilité aux Juifs et certaines figures du mouvement ont tenu des propos xénophobes sur les réseaux sociaux. L’autre grande différence tient à ce que les gilets jaunes n’ont pas de leader et refusent même de s’en doter. Il suffit que l’un ou l’une d’entre eux prétende s’ériger en représentant du mouvement, même pas en dirigeant, pour qu’il ou qu’elle subisse immédiatement les foudres de ses camarades.

La « peuplecratie » érode les fondements des démocraties libérales et représentatives en France comme ailleurs.

Mais l’existence et la durée de cette mobilisation inédite, fut-elle de plus en plus réduite au fil des semaines, marque une transformation politique fondamentale. Cela atteste d’abord l’ampleur de la défiance politique envers le président de la République, sa majorité mais aussi les institutions avec notamment le déclin des partis politiques et des corps intermédiaires. Cela démontre ensuite une forme d’épuisement de la Vème République. Enfin, plus fondamentalement cela illustre la progression de ce qu’avec le sociologue italien Ilvo Diamanti nous appelons la peuplecratie qui érode les fondements des démocraties libérales et représentatives en France comme ailleurs. Celle-ci résulte de la force des populismes organisés en partis.

Leurs idées imprègnent les opinions, leurs thématiques dictent les agendas politiques, leur façon de faire de la politique est largement reprise par leurs adversaires, leur langage simplificateur se répand, leur temporalité, celle de l’urgence, s’impose. D’autant qu’ils ont, eux, compris que le numérique constitue une révolution. Nos sociétés sont désormais « désintermédiatisées ». Par conséquent, grâce à l’impact des réseaux sociaux, les propositions de démocratie non plus seulement de démocratie directe mais de démocratie immédiate car sans médiation et imposant la temporalité de l’urgence absolue, affirmant la souveraineté illimitée du peuple au détriment des règles et procédures de l’État de droit, acquièrent une puissance considérable.

Davantage, les leaders qui sur le fond combattent les populistes parce qu’ils sont par exemple profondément pro-européens, tendent à recourir au style populiste pour conquérir le pouvoir et pour gouverner en se présentant comme des outsiders, des personnalités anti-système, en personnalisant à outrance leurs politiques, en simplifiant leur langage, en fustigeant à leur tour les partis et les responsables politiques traditionnels, en en appelant directement au peuple sans dialoguer ou négocier avec les corps intermédiaires, les syndicats, les organisations d’intérêt et les associations accusés de corporatisme, en cherchant à agir le plus rapidement possible au point de tomber dans la précipitation. C’est ce que l’on a pu appeler le populisme centriste, ou encore le populisme de gouvernement, bien représentés il y a quelque temps par Matteo Renzi en Italie mais aussi à l’occasion de l’élection présidentielle par Emmanuel Macron.

Certes la peuplecratie n’a pas encore triomphé ni hors de France ni en France où le Président Macron est encore protégé par les institutions et où, avec ses propositions résultant du « grand débat » qu’il a lancé, il tente de renouer le contact avec une partie de la population qui a soutenu les gilets jaunes mais guère les gilets jaunes avec lesquels s’est creusé un fossé désormais impossible à combler et, par conséquent, de se relancer en politique. Mais en France comme ailleurs la peuplecratie représente une potentialité, une dynamique qui ébranle les partis traditionnels déjà mal en point, les systèmes politiques, et plus généralement les démocraties.

Soit celles-ci seront capables de se refonder, de se rénover, d’inventer des formes nouvelles et originales de participation tout en garantissant leurs capacités de décision et en assurant la prééminence de la représentation, soit la prochaine étape pourrait être celle déjà en vigueur au cœur de l’Europe, en Hongrie et en Pologne, et que l’on a désormais coutume de désigner par l’expression de démocratie illibérale ou de démocrature.

 

(NDLR Marc Lazar vient de faire paraître avec Ilvo Diamanti, Peuplecratie, La métamorphose de nos démocraties, aux éditions Gallimard)


Marc Lazar

Historien et sociologue de la politique, Professeur des universités

Mots-clés

Populisme