L’Europe, cadre nécessaire de la transition écologique
Les prochaines élections européennes fixeront la posture de la plus grande puissance économique mondiale et de son demi-milliard d’habitants face à la double crise écologique qui menace l’humanité : la crise énergie-climat et la crise alimentation-santé. Cela dans une conjoncture économique où la crise du néo-libéralisme est loin d’être résolue[1]. L’impatience gronde chez les bas salaires, chez les chômeurs, dans la jeunesse. Et la question se pose, qui alimente les nationalismes : les pays d’Europe ne s’en sortiraient-ils pas mieux chacun pour soi ? L’écologie ne recommande-t-elle pas la résilience d’organismes plus petits mais agiles ? « Small is beautiful » disait-on…
Pourtant, l’Union européenne fut longtemps à la tête de la lutte pour un environnement sain et pour la justice écologique. Leader sur le plan intérieur d’abord : la règlementation environnementale européenne fut toujours en avance sur celle de la plupart de ses pays membres. Leader mondial ensuite : de la conférence de Rio en 1992 à celle de Copenhague (2008), les propositions volontaristes de l’Union à la table des négociations internationales ont permis d’arracher des engagements englobant une grande partie du monde, qu’il s’agisse du climat ou de la biodiversité́.
Ces temps semblent révolus, et Copenhague marqua le coup d’arrêt. Entrainée, comme le monde entier, par la vague libérale, l’Union est entravée par des traités accordant un droit de veto (de droit ou de fait) aux pays les plus « réticents » face aux politiques écologistes et solidaires. Elle a progressivement réduit son ambition au plus mauvais moment. Est-ce l’entrée des pays de l’Europe centrale et orientale, et les compromis paralysants qu’il fallut leur concéder à Nice ? Est-ce le rejet par plusieurs pays du Traité Constitutionnel Européen (2005), qui donnait plus de poids à la représentation directe des peuples, le Parlement européen ? Est-ce tout simplement la tendance au libéralisme dans les opinions publiques, pays par pays, région par région, qui se reflète dans les majorités à tous les niveaux, régions, pays et finalement Europe ?
Cette dernière hypothèse ne doit pas être négligée. Elle nous rappelle ceci : les meilleures institutions du monde, les plus démocratiques, sont impuissantes si les peuples, pour des raisons idéologiques, n’ont pas l’intention de s’en servir au mieux de leurs intérêts à long terme. Et l’opinion est réversible : devenue hostile au socialisme après l’échec tragique des « communismes » réellement existants, elle se tourne aujourd’hui, en particulier dans l’ancien bloc de l’Est, vers des régimes « illibéraux » face aux excès du libéralisme économique.[2]
Mais nous nous en tiendrons ici au niveau institutionnel : a-t-on plus de possibilités d’avancer vers la sortie des crises écologiques dans l’Union européenne, ou en sortant de l’Union, voire en la dissolvant et en retournant aux États-Nations ?
La question-clé de la coordination politique.
Toutes les crises écologiques ne sont pas spontanément « globales ». La crise climatique est intrinsèquement globale : des pays souffrent inéluctablement des politiques industrielles menées dans d’autres pays, à l’autre bout du monde. Les crises alimentaires et sanitaire semblent plus locales : elles ne dépendent que du choix (réversible à moyen terme) d’abandonner ou pas la souveraineté alimentaire. Mais une fois acquis le choix du libre-échange marchand dans une aire géographique quelconque, la question de la coordination et de la décision politiques se pose dans les deux cas. Car les lois de la concurrence poussent, par une chasse à l’avantage compétitif, à sacrifier le social et l’environnement. Seul le politique permet de tempérer, refouler, inverser cette orientation spontanée de l’économique. Politique institutionnelle : les lois, règlements, budgets, systèmes de quotas, plans. Politique extra-institutionnelle : contrats collectifs, autorégulation, préférences des consommateurs, mobilisations sociales…
Encore faut-il que :
- l’espace politique de coordination recouvre au moins l’espace économique,
- qu’il soit assez puissant pour lui fixer des règle,
- qu’il lui fixe de bonnes règles…
C’est particulièrement flagrant dans le domaine environnemental. La règlementation écologique est quasi contemporaine de la construction de l’Union européenne. L’Union se renforçait jusqu’en 2008 en renforçant la défense de l’environnement. Les règles de prise de décision dans l’Union accentuaient cet avantage. Les décisions dans ce domaine sont soumises à une codécision entre le Parlement (qui représente les citoyens européens) et le Conseil (qui représente les gouvernements nationaux). Le Parlement est très sensible à la progression des préoccupations écologiques dans la population. Mais les gouvernements défendent les intérêts en place de leurs principaux agents économiques. Et c’est encore plus vrai des administrations, qui ont déjà le génie de déformer les lois des parlements nationaux dans les circulaires d’application, et qui s’en donnent à cœur-joie au niveau européen dans les obscures négociations de la « comitologie » (coordination européenne des administrations nationales).
Dans le domaine social, ces règles de décision de l’UE conduisent en général au blocage : la loi européenne s’aligne sur le pays européen le moins-disant socialement. En revanche, dans le domaine environnemental, un autre équilibre peut être trouvé en assignant à tous les pays européens un objectif-défi, supérieur à la norme du pays le plus avancé.
C’est en effet ce qui s’est passé jusque dans les années 2000, et c’est encore ce qui s’est passé récemment à propos des normes automobiles : le Parlement impose des normes strictes, bien plus strictes que ne le souhaitaient l’industrie et le gouvernement allemand (mais la comitologie laissa filer le « dieselgate »). Tout en critiquant les faiblesses des résultats obtenus, on ne peut nier que ces objectifs sont souvent les plus avancés du monde, tels le règlement REACH sur les produits chimiques, le refus des veaux aux hormones et les limites aux OGM, etc.
Mais en 2004, les choses commencèrent à changer avec l’adhésion massive des pays d’Europe de l’Est et l’adoption du traité de Nice, qui prenait en compte leurs exigences. Ces nouveaux adhérents étaient réticents à accepter les directives de l’Europe, après avoir subi pendant des décennies celles du Comecon (l’empire soviétique.) Le traité de Nice leur accorda un quasi droit de veto sur tous les sujets. Le projet de Traité Constitutionnel Européen (TCE) fut rejeté en 2005 par une convergence des libéraux et des nationalistes. Le traité de Lisbonne, signé en 2007, a rétabli certaines règles de prise de décision à la majorité, mais il était trop tard : le pli « intergouvernementaliste » était pris. Depuis 2005, les gouvernements ont repris l’habitude de s’entendre entre eux, en recherchant l’unanimité, sans trop se soucier ni de l’intérêt général européen, ni de l’évolution des opinions publiques reflétées au sein du Parlement européen.
Or, si celles-ci restent obstinément libérales (par déception vis-à-vis des expériences socialistes, ou des partis politiques se disant socialistes) ou évoluent vers le nationalisme autoritaire (par déception du libéralisme), elles sont de plus en plus conscientes des urgences écologistes… mais restent sensibles à l’argument « Que les autres commencent ! » La question de la coordination se pose aussi pour les opinions publiques : si l’instance politique ne fixe pas des objectifs et des règles pour y parvenir, les démarches écologistes resteront le fait de choix individuels ou de collectifs non-gouvernementaux (ce qui est d’ailleurs un bon début).
D’où la règle générale : plus d’Europe pour mieux d’Europe. Concrètement :
- Généraliser la « codécision » entre le Parlement et le Conseil (il y a encore de nombreux domaines où le Conseil décide seul.)
- Décision à la majorité qualifiée au Conseil (plus de droit de veto).
- Créer des listes européennes (pour déconnecter les eurodéputés des pressions de leurs gouvernements nationaux).
- Instaurer ou renforcer le contrôle a posteriori des élus sur le institutions et agences « techniques » et « indépendantes » : Banque centrale européenne (BCE), Banque européenne d’investissement (BEI), comitologie, etc.
Autrement dit : s’approcher d’une fédération, dépasser l’intergouvernementalité. Mais cela ne répond qu’à l’ambition « b » : accroitre le pouvoir du politique sur l’économique. J’ai dit que je ne parlerai pas ici du c (comment faire évoluer les opinions publiques, et que d’abord elle comprennent que les « grandes » décisions se prennent à l’Europe et pas au niveau national). Reste le point a : selon les traités, l’Union n’a pas compétence sur la plupart des sujets fiscaux et sociaux (elle en a quelques-unes : les maxima de temps de travail, le détachement…).
Cette objection est le casse-tête des députés européens écologistes et progressistes. On peut essayer de la faire évoluer, et immédiatement de la contourner… par la compétence du Parlement en matière de concurrence : la lutte contre le dumping, social et fiscal. On y arrive parfois. On revient alors au problème précédent : la droite et les libéraux, étant majoritaires, se mettent d’accord pour considérer qu’il s’agit de problèmes qui ne sont pas du ressort du Parlement. Ou alors ils adoptent des positions pro-patronat.
Or les électeurs s’obstinent à leur donner la majorité, tout en maudissant l’Europe qui accroit la concurrence déloyale par le coût du travail et protège les paradis fiscaux. Et ce ressentiment contre l’Union rend de plus en plus difficile de la réformer par un nouveau traité dans un sens plus fédéral, d’autant que le patronat, en particulier allemand, a parfaitement compris l’avantage qu’il peut tirer d’un marché libre, mais faussé par les différences nationales de règles fiscales, salariales et environnementales.
Nous en revenons à la question initiale : dans les cinq années qui viennent et qui seront décisives pour la planète, vaut-il mieux travailler dans le cadre européen, même à traités constants, ou revenir aussi vite que possible à la pleine indépendance des État-Nations ? Nous allons poursuivre la discussion sur les trois points clés : crise énergie-climat, crise alimentation-santé, Green New Deal économico-financier.
La crise énergie-climat
La définir ainsi implique la prise compte du « triangle des risques énergétiques » : la question climatique, les risques du nucléaire, et la compétition pour l’usage des sols entre les agrocarburants et leurs trois autres usages : alimentation des hommes, du bétail, et réserves de biodiversité, ce qu’on appelle le conflit FFFF (food-feed-fuel-forests). La réponse écologiste est le triptyque : sobriété, efficacité énergétique, énergies renouvelables.
La question nucléaire est explicitement exclue des traités : la France y veille, de plus en plus isolée. Pourtant « le nuage de Tchernobyl ne s’est pas arrêté aux frontières »… Mais la pression va s’accroitre sur la France, via le reproche de « concurrence faussée » : l’État français est son propre assureur face au risque nucléaire, ce qui représente une « subvention cachée » (un engagement hors-bilan). L’Union finira par devenir l’alliée des anti-nucléaires français.
Le conflit FFFF a failli être marqué par une dangereuse victoire des agrocarburants, la Commission de Bruxelles et les gouvernements, sous la pression de la grande agriculture, poussant à la hausse continue de la part du diester ou de l’éthanol dans les carburants. Une campagne de presse relayant les alarmes des écologistes a pour le moment stoppé l’offensive des agrocarburants « de première génération » (ceux qui consomment des terres agricoles qui pourraient être vivrières). Mais rien n’assure que la bataille aurait été plus facile dans un cadre national !
Le gros « paquet » (comme on dit dans les instances européennes) concerne le climat, qui est pris en compte soit directement, soit par le biais des économies d’énergie. Là, on assiste à une planification européenne en volume et contraignante : des objectifs de progression de l’efficacité énergétique et de la part des énergies renouvelables, avec la répartition de l’effort de réduction des gaz à effet de serre (GES) par pays, et un système de permis d’émission pour les 5000 plus gros établissements industriels. Tout cela relève de directives, votées par le Parlement, et non des traités.
On peut et on doit trouver insuffisants les objectifs adoptés, souvent renégociés à la baisse par le Conseil européen au nom des intérêts polonais, etc. Et surtout mal appliqués, fraudés par les industriels (comme l’a révélé le dieselgate). Mais aucun doute que les résultats seraient beaucoup plus médiocres (au nom de la « compétitivité ») si les pays prenaient leurs décisions indépendamment les uns des autres. La preuve a contrario : là où l’Union n’a pas compétence (la fiscalité des carburants), il n’y a pas convergence, et les camions quand ils le peuvent se détournent pour faire le plein de l’autre côté d’une frontière.
Bref, l’Union européenne est, sur ce chapitre, le bastion institutionnel le plus avancé pour sauver la planète et l’humanité, à condition que les politiques aient le courage de s’en servir. Et un pays européen isolé, fut-il le plus avancé du monde dans son orientation écologique, ne pèserait de presque rien dans l’évolution du climat.
La vraie faiblesse de l’Union c’est qu’elle n’est… qu’européenne ! L’accord de Kyoto (2005) a plutôt bien fonctionné en Europe (elle a fortement « découplé » croissance du Produit intérieur brut et croissance des émissions de GES) mais ni la Chine ni les USA ne se sont sentis concernés. Et malheureusement nous n’avons pas plus le temps d’attendre la République Universelle que la sortie du capitalisme pour lutter contre le changement climatique. D’où l’importance cruciale de « peser » dans les négociations des Accords internationaux sur l’Environnement. Et là encore, seule l’union fait la force. Car ce n’est pas facile, du fait d’abord du droit international, où règne l’unanimité et la règle du traité le plus ancien, du fait ensuite de la puissance des firmes multinationales, bien plus puissantes que la plupart des États, du fait enfin des deux super-puissances, les USA et la Chine.
Un exemple : la non-taxation du kérosène des avions. C’est un héritage… d’Aliénor d’Aquitaine et de ses « rôles d’Oléron » (1160), qui ont fondé le droit maritime international : on ne taxe pas les « consommables » du transport (voiles, cordes, tabac ni rhum), ce que l’International Air Transport Association (IATA) a traduit par la non-taxation du kérosène et les duty free. La Commission européenne a proposé un contournement de cette « interdiction fiscale » : intégrer l’aviation dans le Système européen de permis d’émissions. Je fus rapporteur de cette proposition, en 2007. La Commission me montra une lettre menaçante cosignée par les ambassadeurs de Chine, USA, Corée etc. Le Parlement passa outre… et aussitôt la Chine menaça d’annuler une commande d’Airbus. Le Conseil capitula. Même la COP 21 (Paris, 2018) abandonna la question à un futur congrès de l’IATA…
La crise alimentation-santé
Nous sommes pris cette fois dans le rectangle FFFF. Le changement climatique et l’urbanisation diminuent la surface mondiale et la productivité moyenne des terres agricoles. La croissance de la consommation de viande par les nouvelles classes moyennes chinoises et indiennes accroit la part du « feed » (il faut 7 fois plus de terre pour produire les mêmes protéines sous forme animale que végétale), les agro-carburants accroissent la part du « fuel ». Les réserves de biodiversité (« forests») sont sacrifiées, provoquant la 6e disparition des espaces. La part réservée au « food » se restreignant, la tendance à industrialiser l’agriculture s’accroit. La malbouffe se répand au Nord du monde (avec des conséquences délétères sur les systèmes de santé) et la faim au sud (même en l’absence d’épisodes extrêmes (sécheresses, inondation).
Les solutions existent (permaculture, agroforesterie écologique) qui, moyennant un retour à des habitudes culturelles plus traditionnelles (manger moins de viande et des produits plus « bio ») permettraient de nourrir 15 milliards d’humains , sans OGM ni pesticides, et en laissant de la place pour des agrocarburants. Et il semble que cette fois leur mise en œuvre soit essentiellement « locale », en tout cas pour nourrir l’Europe tempérée.[3]
Malheureusement l’Histoire est dépendante du sentier. La chaine alimentaire est aujourd’hui aussi mondialisée, segmentée et spécialisée en aires de production que l’industrie automobile. On a même séparé géographiquement le « cycle du carbone » (la production des sucres et huiles) du « cycle de l’azote » (la production des protéines, de plus en plus animales). Des oligopoles mondiaux contrôlent ce système qui, du défrichement à la décharge, produit de 35 à 40 % des GES mondiaux. Ce système est en outre cristallisé dans des investissements en capital fixe par travailleur bien plus élevés que la sidérurgie.[4]
A cette Histoire, l’Union a largement contribué, dès son origine (1957), misant sur une agriculture-élevage à la fois industrielle et mondialisée. La plus grande partie du budget de la Politique Agricole Commune (PAC) reste orientée vers la défense de ce modèle, alors même que les peuples européens ont de plus en plus conscience de ses effets néfaste sur leur santé et sur la faim dans le monde. Mais il s’agit d’un domaine où la codécision avec le Parlement européen est restée particulièrement faible (et c’est là une de plus lourdes défaites liées au rejet du TCE).
Du coup, la PAC vient en contradiction presque totale avec d’autres politiques de l’Union : face à la crise énergie-climat et la défense de la biodiversité. Inès Trépant, l’une des plus pénétrantes et compétentes collaboratrices du groupe écologiste du Parlement, a pu écrire Biodiversité : quand les politiques européennes menacent le vivant. On retrouve là un problème général : l’Europe passe son temps à voter et amender des « Plans sectoriels », y compris quinquennaux, y compris en quantités physiques, mais ne fait pas de « planification », c’est à dire de mise en cohérence de ses plans sectoriels. Elle n’est pas la seule…
On peut dès lors se demander si une « renationalisation » de la PAC n’est pas la voie la plus rapide pour la reconstruction de systèmes agro-alimentaires résilients et écologistes, pays par pays. Il n’en est rien. Outre l’argument habituel (le libéral-productivisme domine en Europe parce qu’il domine déjà pays par pays, et on ne voit pas pourquoi l’agro-industrie française, allemande, espagnole deviendrait écologiste en quittant la PAC), d’autres arguments jouent en faveur de la PAC.
D’abord, comme lors du New Deal rooseveltien (qui a mieux survécu à la vague néo-libérale), la PAC fut conçue à la fois pour assurer la nourriture à bas prix et des revenus « corrects » aux paysans, même dans les régions pauvres : c’est une des rares politiques redistributives à l’échelle européenne. Qu’elle se soit fourvoyée ne signifie pas qu’il faille casser l’institution.
Enfin, sortir de la PAC déchainera encore plus le dumping fiscal, social et environnemental dans le secteur agro-alimentaire. Or la plupart des Européens sont pauvres, et se résolvent à manger le moins cher possible, et quand ils le sont un peu moins se laissent aller à manger le plus « rutilant », le plus transformé. Mal-bouffe dans les deux cas. Le remède (sortir de la PAC, qui offre au moins la possibilité d’un cadre réglementaire favorable) sera pire que le mal.
Il faut se résoudre à combattre la PAC actuelle par une guerre de position. Par en bas (mouvements de consommateurs et de paysans « bio ») et par en haut : élire des eurodéputés favorables à une PAC écologiste…
Le New Deal Vert
Ce slogan fut celui des Verts européens aux élections de 2009, mais bien des responsables nationaux (dont B. Obama) et surtout onusiens employèrent de semblables formulations pour désigner « ce qu’il faudrait faire » face à la crise ouverte en 2008. Avec raison.
En effet, du strict point de vue économique, la crise de 1929 et celle de 2008 sont les mêmes : effondrement après une longue phase de croissance à crédit, la demande effective n’étant pas en phase avec la croissance de la production, étant donnée une répartition de plus en plus défavorable à la masse des salariés. La réponse (« fordiste » ou « keynésienne ») fut le New Deal : croissance de la dépense publique, plus réforme du rapport salarial garantissant une consommation de masse.
Les différences entre 1929 et 2008 sont tout aussi évidentes :
– il n’y a plus d’État-nation européen capable d’assurer à lui seul la croissance du marché intérieur ;
– la double crise écologique interdit cette fois la généralisation de l’American Way of Life (centré sur la voiture et le consumérisme). C’est d’ailleurs l’envolée finale du « prix de la nature » (le pétrole et la nourriture) qui déclencha la crise des subprimes.
Si New Deal il doit y avoir, il doit être : au moins continental, et orienté vers les activités économisant les émissions polluantes et produisant une nourriture saine. Donc plutôt les transports en commun, l’isolation thermique des bâtiments, etc. Relance de la demande il doit y avoir, mais c’est des investissements et une consommation « verte ».
Malheureusement, faute de coordonner leurs politiques salariales, et peu désireux d’augmenter le budget « fédéral » (celui de l’Union européenne), les gouvernements européens refusèrent de relancer une demande effective (verte ou pas) et approfondirent leur logique productiviste-exportatrice, au profit de l’Allemagne, au détriment de tous les autres. Paradoxalement, ce furent les gouverneurs de la BCE, indépendante, qui, rassemblant leurs souvenirs de macroéconomie, relancèrent la machine par une création monétaire massive et commencèrent (certes bien trop peu) à annuler les dettes de pays d’Europe du sud, fondées sur un modèle caduc en faillite. Épouvantable fut au contraire la politique allemande à l’égard des pays du sud comme la Grèce, alors même que l’Allemagne finissait, en octobre 2010, de payer ses dettes de la guerre de 1914-18 que les plans Dawes, Young et Marshall avaient rabotées et rééchelonnées sur quatre-vingt-dix-ans.
Faute de pouvoir susciter plus de solidarité des pays créditeurs dans l’annulation des dettes irrécouvrables, faute d’une relance du pouvoir d’achat populaire, cette politique monétaire laxiste suffira-t-elle à financer les investissements du Green New Deal, à traités européens constants ? Oui, à quelques aménagements près.
Quand une banque centrale « crée » de la monnaie, en réescomptant des prêts faits aux États ou à des entreprises, elle « escompte » leur remboursement futur. Elle fait un pari sur la possibilité que les prêts ainsi validés par anticipation réussiront à susciter une activité qui permettra leur remboursement. C’est en effet ce qui se passe, à condition que l’espace de circulation de cette monnaie soit relativement fermé. Mais dès que le circuit « fuite » vers l’extérieur, cette monnaie se trouve confrontée aux autres monnaies internationales. Dans le cas de l’euro, la surface même de circulation intérieure de la monnaie et la balance en excédent de la zone euro la garantit contre les risques. Ce n’est permis qu’à quelques espaces monétaires : les USA, la Chine et l’Union Européenne. Quand la France ou le Royaume Uni ont jouaient seuls à ce jeu, ils sont tombés dans la spirale du déficit extérieur, de l’inflation et de la dévaluation.
Malheureusement, le laxisme monétaire ne peut à lui seul susciter une reprise économique : faute de demande finale, les prêts ne servent à rien (c’est la « trappe à liquidités »). Supposons en revanche que, d’une part les États aient le droit de s’endetter (à taux d’intérêt nul) auprès d’une banque (la BEI) qui ne financerait que la transition écologique, sous le contrôle du Parlement qui en fixerait les critères (et non pour régler l’impécuniosité des gouvernements) et que d’autre part la BCE ne crée de la monnaie qu’en réescomptant ces prêts à taux zéro, comme elle le fait actuellement mais de manière indiscriminée. Cela satisferait et les exigences de la crise écologique, et les peurs allemandes devant le risque (imaginaire) d’inflation, et l’exigence de « democratic accountability ». Cela ne demande pas de réforme des traités de l’Union européenne, mais seulement une relaxation du Traité sur la Stabilité, la Convergence et Gouvernance, qui n’est pas un traité de l’Union mais un instrument séparé, sans doute trop étroit, destiné à sécuriser le Mécanisme européen de stabilité financière. Réforme qui me semble jouable.
Lorsque j’étais rapporteur du Parlement sur la BCE et la BEI, j’avais discuté de ce schéma avec les présidents de ces deux institutions, qui n’y étaient pas hostiles. Il devint en 2009 une branche du schéma de financement du Green New Deal proposé par le Groupe Vert du Parlement. Aujourd’hui il est repris sous le nom de « Pacte Finance-Climat » et a obtenu le soutien de nombreuses personnalités, dont Philippe Meystadt, qui était alors président de la BEI.
On l’aura compris : le financement du Green New Deal, comme la sortie des deux grandes crises écologiques, n’est véritablement possible que dans le cadre européen. Ses institutions actuelles n’offrent qu’une petite porte à une politique volontariste de sortie de crise : encore faut-il que les majorités populaires nationales et européennes sachent la pousser, en portant largement des écologistes, et non des libéraux économiques, au Parlement. Ce faisant, elles reprendront confiance en l’Europe, et oseront repenser les traités pour lui ouvrir les portes en grand.