Qu’est-ce qu’une vie minimale ? Nouvelles du front et horizon possible
Ces dernières semaines n’ont pas été avares en rebondissement dans la recherche en biologie et en biochimie sur les formes de vie minimales. En février dernier, une équipe proposait de nouvelles bases pour enrichir les fameuses et universelles 4 bases de l’ADN nommées A, T, C et G, que tous les êtres vivants possèdent et mobilisent de manière comparable. À la suite d’autres travaux récents, ils ont ainsi pavé la route vers un élargissement du répertoire génétique, et ainsi contribué à bouleverser notre conception de la vie en général, et de la génétique en particulier qui repose universellement, sur Terre, sur ces 4 molécules élémentaires.
C’est ce même ADN dont la séquence est pour partie utilisée pour synthétiser des protéine via le fameux « code génétique » (quasi universel dans le monde vivant, et de toute évidence témoignage d’une ascendance commune à tous les vivants). Or, ce dernier a récemment été simplifié en laboratoire, dans une bactérie, de sorte à en éliminer certaines redondances pour peut-être ultérieurement mieux les réaffecter, là encore, à un élargissement des possibles. S’il est possible ainsi d’étendre les horizons moléculaires du vivant, ceci fournit une part de réponse expérimentale à un débat au moins aussi vieux que la génétique : ces avancées tendent à indiquer que dans son état actuel, le vivant n’est pas nécessairement, autant qu’on pourrait le croire, le résultat d’un équilibre sélectif nécessaire entre de la précision et de la souplesse, mais aussi, et substantiellement, la résultante d’une série d’événements contingents (le nombre de bases qui composent l’ADN, la stabilisation du code génétique) qui se seraient figés en devenant partagés par tous. Cela ouvre bien sûr des horizons sur ce qu’une vie autre (radicalement ou subtilement) pourrait être ou avoir été sur Terre, et partout ailleurs dans l’Univers.
L’ensemble de ces travaux, qui sont des prouesses techniques, nous parle du vivant minimal, parfois non sans fascinantes contradictions. En pénétrant les mécanismes les plus fondamentaux et les plus partagés du vivant, les équipes impliquées ouvrent certes des perspectives d’applications ambitieuses, mais c’est avant tout notre vision de la vie biologique qui est mise au défi. En cherchant à produire des organismes toujours plus simples, toujours plus épurés, ces chercheurs et chercheuses souscrivent de manière implicite à l’idée que les vivants sont avant tout des petites machines de précision, et que la sélection naturelle, qui en est le moteur, aurait pu parfois errer tant et plus qu’elle y aurait laissé des failles comme les redondances évoquées ci-dessus. En prouvant que l’on peut corriger ces failles, l’ingénierie humaine appliquée au vivant permettrait ainsi d’en remontrer aux phénomènes naturels et remédier à l’imprévisibilité d’une sélection naturelle parfois prise en défaut d’efficacité.
Le seuil du vivant était-il donc à chercher du côté de la complexité, ou de la simplicité ?
Mais s’en tenir à ce raisonnement serait en fait trompeur. En effet, le vivant est une source de surprise qui n’autorise pas ce type de réduction, et il est possible de l’illustrer de deux manière. Tout d’abord, les recherches évoquées ici tendent aussi à confirmer que les bactéries simplifiées décrites dans ces articles sont, au laboratoire, moins robustes que leur modèle de base. Cela est un indice qui nous rappelle que la redondance, et plus généralement une certaine complexité biologique, n’est probablement pas tant un fardeau d’un réservoir de solution et de protections permettant une meilleure adaptativité, et plaide au contraire pour une action très large de la sélection naturelle, non seulement sur le contenu des séquences génétique, mais sur leur syntaxe même. C’est en creux un formidable témoignage de la pertinence du moteur darwinien. Mais il existe aussi des surprises réciproques. À l’orée des années 2000, les bactéries les plus simples connues possédaient environ 450 gènes. Suite à de patients travaux de comparaisons, de compilation et de modélisation, les équipes qui travaillent à la bioingénierie de formes minimales de vie, à partir de ces bactéries, ont longtemps ainsi théorisé que pour qu’un micro-organisme réalise les fonctions vitales essentielles, il lui fallait au minimum 200 gènes. On en était là quand fut découverte une bactérie qui en avait seulement…180 ! Toute l’épistémologie de la question était à revoir, puisque le réel imposait non pas plus de complexité que la théorie, mais significativement moins. Le seuil du vivant était-il donc à chercher du côté de la complexité, ou de la simplicité ?
À ce jour, posée en ces termes, la question ne trouve pas de réponse simple. Elle est pourtant cruciale : c’est, d’une certaine manière, rien moins que la façon contemporaine de se demander ce qu’est la vie ! Une manière de sortir de cette ornière est, aussi perturbant que cela puisse paraître, de refuser la notion de seuil. Non pas par goût de la spéculation vaine, mais bel et bien parce que ce que le monde vivant nous donne à voir est un incroyable continuum qui défie toute idée de seuil, et qui peut se décrire comme un tableau : les bactéries incroyablement pauvres en gènes évoquées, ci-dessus, vivent en particulier dans des cellules. Elles y cohabitent avec d’autres structures cellulaires comme les mitochondries, descendantes de bactéries dont elles ont n’ont gardé quelques gènes : à bien des égards, les premières semblent être en voie de prendre cette direction. Les mitochondries, elles, peuvent produire des dérivés qui ne possèdent plus aucun gène. L’ensemble de ces systèmes minimaux sont d’ailleurs moins complexes que certains virus, qui peuvent posséder jusqu’à plusieurs milliers.
Les entités les plus simples ne sont pas les marges du vivant, mais la condition d’existence de celui-ci.
Nous voila donc face à une fresque où se déploient de manière continue des entités sans gènes, des systèmes intermédiaires, et des structures indéniablement vivantes. Plus encore, dans cet ensemble, les entités les plus simples ne sont pas les marges du vivant, mais la condition d’existence de celui-ci, tant elles contribuent aux échanges génétiques, au métabolisme, à l’évolution des vivants. Ce soubassement, je le nomme monde infravivant, et je propose que les infravies qui le composent soient en fait la grande marque d’originalité de la vie, caractérisée par la mise en mouvement adaptative de la matière qui les caractérise. Adieu le club fermé des vivants : les infravies ne se distinguent d’eux que par degrés, de sorte que la vie telle que nous la connaissons semble plutôt être un état particulier, peut-être un état limite de ce monde infravivant, qui ne se décrit pas par la manière dont il fait rupture avec le monde minéral ou inerte, mais par le rapport d’ancrage dynamique qu’il entretient avec lui.
Penser le vivant sans frontières, le redéfinir sans en faire une catégorie c’est, je crois, proposer un saut audacieux à nos conceptions du monde naturel. C’est évidemment remettre en cause les tentatives orgueilleuses de « fabriquer » la vie, puisque les infravies nous rappellent que la foisonnante inventivité du vivant ne nous a pas attendu pour jouer à saute-mouton par dessus tous les seuils que les égos humains tentent de transgresser. C’est aussi remettre en cause la parcellisation du vivant, son atomisation, celles qui légitimeraient son appropriation, sa brevetabilité par exemple. Le vivant n’est pas affaire de structures fixes et optimisées, mais d’échanges permanents, de fragilités fécondes, de reconfigurations imprévues. Qui pourrait se targuer d’en posséder une parcelle qui, prise séparément, ne fait pas sens biologiquement ? Qui pourrait être propriétaire d’un état limite ?
Mais penser le vivant sans frontières, il faut le dire aussi, nous expose et nous oblige. C’est une conception exigeante qui ne doit en effet pas servir prétexte pour abdiquer de nos efforts de protection de la biodiversité, ou de notre vigilance bio-éthique. Ce ne doit pas être un flou artistique, ou une rhétorique creuse, prétexte à toutes les approximations, voire les instrumentalisations et les dérives. C’est pourquoi, plutôt que de construire des forteresses de sable par la narration solutionniste d’un vivant-machine contrôlable et optimisable, il nous faut apprendre à accueillir, intellectuellement et expérimentalement, le vivant sans frontière avec rigueur, dans toute sa matérialité et l’originalité de ses dynamiques propres. Cela suppose probablement de remettre en cause une certaine conception productiviste des biotechnologies et redéployer les efforts en biologie de pointe vers plus de créativité, vers plus d’interdisciplinarité et plus d’ouverture. Ce n’est probablement pas le plus triste des chemins.