Hommage

Toutes Serres dehors, ou un philosophe frotté de littérature

Professeur de littérature anglaise

Homme de sciences mais aussi humaniste des lettres, Michel Serres était adepte de l’interdisciplinarité. Il n’aura eu de cesse de se vouloir ailleurs, enjambant les frontières, s’annexant des domaines voisins, dans toutes sortes de directions nouvelles. Serres fut ce passe-muraille sans peur ni reproche, ce passe partout de génie.

Non, à l’occasion de la disparition de Michel Serres, à l’âge de quatre-vingt huit ans, on ne refera pas le sempiternel coup de la bibliothèque qui brûle. L’homme-bibliothèque qu’était Serres, immense lettré devant l’Éternel, survivra à tous les incendies. Pour la simple et bonne raison qu’il en aura constamment changé, de bibliothèque, justement. C’était même son modus operandi de prédilection, et bien davantage encore : un aiguillon, l’équivalent d’un impératif catégorique, une incitation à maintenir dans un état de « branloire pérenne » le momentum de sa pensée, d’une agilité telle qu’on l’aurait jurée chaussée de sandales ailées, à l’image d’Hermès, son personnage conceptuel fétiche, avec Gaïa et Arlequin.

Plus qu’un changement de paradigme, le changement de bibliothèque donne la vraie mesure de son épistémé allégrement encyclopédique en même temps que positivement post-classique. Changer de bibliothèque, et, au final, « en sortir » (on souligne), afin de ne pas se laisser enfermer entre ses murs et ses rayonnages. Sa pensée rayonnante, horresco referens, s’y serait étiolée, rabougrie, alors que Serres n’était qu’étoilement, générosité et largesse.

Ce qu’on s’attachera à cerner dans ce qui suit, c’est un moment, une période (comme on le dit des peintres immensément prolifiques, tel Picasso), pris dans une chaîne ininterrompue de métamorphoses, de changements à vue, qui auront fait de Serres l’équivalent d’un Protée moderne, un baroque contemporain, risquera-t-on. On se souvient, en effet, que Jean Rousset plaçait le génie de la littérature baroque en France sous le double patronage du paon et de Circé, de l’ostentation et du changement. D’un côté, Circé, la déesse des enchante­ments et des métamorphoses, de pair avec Protée et l’homme multiforme, et de l’autre, la parade des savoirs qui font merveille, leur exhibition authentiquement théâtrale, plutôt que vaine ou pompeuse, au sein d’un monde en constant mouvement. La thèse de Rousset, novatrice en son temps (1954), reposait sur le transfert de critères propres aux arts plastiques vers la littérature.

Le moment en question, c’est celui où Serres transfère vers la littérature, toutes les littératures, quasiment, de la Bible à Hergé, des critères propres à la science, à l’épistémologie, à la cognition. De même que Circé se sentait à l’étroit dans les ballets de cour, Protée-Serres n’aura eu de cesse de se vouloir ailleurs, enjambant les frontières, s’annexant des domaines voisins, dans toutes sortes de directions nouvelles. On le pensait à Paris, alors qu’il professait à Stanford, aux côtés de René Girard ; on le croyait Navalais, c’est Normale Sup qui le mit en selle ; il passait pour un homme de sciences, mais c’est l’humanisme des lettres qui le requérait. Passé par ici, et repassé par là, il court, il court, tel le furet de la chanson enfantine.

Adepte de l’interdisciplinarité, il s’avance sur le territoire des écrivains, prouvant une fois de plus le mouvement en marchant sur leurs traces.

Quittant Leibnitz et ses monades, il n’abandonne pas pour autant les mathématiques au moment de se tourner vers les lettres dont il était frotté, et frotté d’importance par-dessus le marché. C’est le cabinet des philosophes qu’il déserte, pas leur méthodologie. Adepte de l’interdisciplinarité, et de ses « cohérences aventureuses », pour le dire avec Roger Caillois, il s’avance sur le territoire des écrivains, prouvant une fois de plus le mouvement en marchant sur leurs traces. Tite Live, Lucrèce (mais c’est tricher, car le poète était philosophe), La Fontaine, Molière (pour le rire de Dom Juan et le tabac de Sganarelle), Jules Verne, Maupassant, Zola, Balzac, Virginia Woolf (dont il donna une lecture proustienne de La Promenade au Phare), la liste est longue, et on en oublie sûrement. Mais plutôt que de leur emboîter servilement le pas, il s’ingénie à restituer la façon dont leur démarche épouse en tout point la marche du monde, voire la devance.

De la littérature, en somme, il fait un réservoir de savoirs, « contes en réserve pour la science à venir. » La méthode s’énonce dès le paragraphe introductif de Feux et Signaux de brume (1975), consacré à Zola lecteur de Darwin et de Claude Bernard. À l’explication de texte, chère aux Sorbonicoles et autres Sorbonagres, qu’il voue avec le Roland Barthes de Sur Racine aux mêmes gémonies, car hostile, comme lui encore, à toute volonté de puissance, il affirme préférer cent fois « l’application ». La première, il la trouve dangereuse, suspecte, supposant comme elle le fait qu’il y aurait de l’impliqué, du caché, quelque chose derrière ou dessous la surface apparente ; « un secret dans le noir du pli. » Comme s’il existait « un fond et des lecteurs profonds ».

D’où l’examen et le concours, la sélection, les filtres et la concurrence, qui touchent, écrit-il, « moins l’objet que le groupe qui s’en occupe. » L’application, elle, « opérateur sans doublet opposé », indique un pli si large qu’il est au vu – et au su ? – de tous. L’objet texte forme un ensemble, qu’il s’agit de « mettre en correspondance réglée avec un autre ensemble. » Il devient alors possible de découvrir, le cas échéant, des invariants communs « comme s’ils se montraient modèles d’une même structure ». D’où, au passage, le triomphe chez cet indécrottable optimiste du principe d’identité, abondamment rendu par des termes comme isomorphisme, homothétie, homorhésie, etc. Une identité idéalement sans perte, à l’image de son patronyme, qui se lit à l’identique, dans un sens comme dans l’autre, tel un palindrome : Serres/serreS.

Reste l’essentiel : la décision, le parti pris têtu, de découper un sous-ensemble réputé canonique dans la bibliothèque, à quoi sera appliqué un objet d’analyse. Cela peut se dire méthode – et Serres veillait à ce qu’elle fût des plus fertiles, la réussite tenant « à un refus de disjoindre ce qui tenait ensemble. » Autrement dit, pour faire simple, la littérature et les sciences. Nul n’a écrit derrière un mur, « mais sur un espace compact de communication », et rares sont les auteurs ou les œuvres tout à fait extérieurs à la science du temps. La Fontaine et Molière avaient lu et pratiqué Lucrèce et Épicure, ce qui faisait d’eux de bons physiciens ; Zola, et c’est le pari de Michel Serres, baigne, outre dans la science de l’hérédité, dans la thermodynamique, la physique généralisée.

Michel Serres fut ce passe-muraille sans peur ni reproche, ce passe-partout de génie.

Le protocole, donc, suppose la réunion des savoirs – c’est la dimension conviviale de la méthode-Serres, grand organisateur de festins intellectuels – et la libre circulation d’un rayonnage à l’autre. C’est ainsi, postule-t-il, que se lèvent « les verrous d’imagination ». Lire le texte à sa place, reconnaître la région du savoir où le texte est produit, puis « quitter la bibliothèque sans avoir rencontré de muraille ». Appareiller, et non arraisonner. Embarquement, pour le cybermonde, encore tout récemment. « Péninsules démarrées. » Clinamen, mais sans craindre le déclin. Michel Serres fut ce passe-muraille sans peur ni reproche, ce passe-partout de génie. N’est-ce pas, après tout, grâce à l’alacrité de Jean Passepartout que le voyage autour du monde de Phileas Fogg qu’on croyait perdu, à un jour près, se gagne ? Fécondité de la méthode, pour sûr. CQFD.

Entre ses larges serres seront passées, ma foi, mille et une choses : livres, statues, concepts, esthétiques, signaux, genèses, échangeurs, crues, passages (notamment du Nord-Ouest), ponts, signaux (encore et toujours), parasites, corps mêlés, fondations, contrats, anges (hélas ?), atlas, rameaux, crises, noise, sens, machines à feu, rumeurs, yeux, etc. Pas une entrée, au sein de ce joyeux tohu-bohu, de ce savant pêle-mêle, qui ne disposât d’une valeur ajoutée, en termes d’écriture. À la toute dernière page de Feux et signaux de brume, tombe la Révélation : « L’Arche, sur les eaux, contient l’Écriture. »

Gascon, donc Français jusqu’au bout des ongles, le maître d’œuvre du Corpus des œuvres de la philosophie française jouait comme personne des ressources infinies de la langue. Sous la plume de Serres, le français découvre qu’il n’a rien à envier, bien au contraire, à la malléabilité, à la plasticité de l’anglais. Les infidélités de l’Académicien au français sont rarissimes : on mentionnera bien son apologie du software, du « doux » préféré au « dur », mais elle avait quelque chose de trompeur. Il n’était rien de plus diamantin, en effet, que son expression dense et labile, entre cristal et mercure.

Plus il cherchait le simple, l’adamique, plus il s’essayait, le mot est encore de Montaigne, à renouer avec les vertus de la transparence, se tenant le plus loin possible de l’aridité de la langue de spécialité, et plus son évangile s’ornait, coquetterie plus ou moins consciente de sa part, de l’opacité de l’oracle, du foisonnement du rhapsode. Une métalangue résolument sui generis, mallarméenne sous ses dehors d’onde claire et pure, intraduisible dans toute autre langue que la sienne propre, voilà ce qu’on se donnait l’impression de lire, ces derniers temps. Se défaisant des chaînes de la consécutivité, à laquelle il préférait l’association d’idées, l’analogie et ses démons, la métaphore vive, il privilégiait un mode d’expression ordinairement exalté et de plus en plus lyrique.

« Tempo de la pensée » oblige, selon la brillante intuition de Patrice Loraux, dans son ouvrage éponyme, Serres s’était affranchi de la prudence des vérifications et des précédents, dont il laissait le soin aux philosophes apothicaires, adepte, pour sa part, de la forme la plus radicale de la poésie lancée « en avant » de l’action, comme le revendiquait Rimbaud. En des temps légendairement immémoriaux, la poésie fut cette langue rare, parfois abrupte et toujours en lisière du silence. Toute en fulgurances et en intransitivité. Éperdument éprise de transferts de charge et du cheminement de traverse. « Changer de bibliothèque ». Et, au final, « en sortir », pour se répéter, et le citer une dernière fois. Toutes Serres dehors, donc, « Tel qu’en Lui-même enfin l’Éternité le change… »


Marc Porée

Professeur de littérature anglaise, École Normale Supérieure (Ulm)