Quand la haine gagne l’espace public
La haine a gagné l’espace public. En principe, la haine est une affaire privée. De temps en temps, quelqu’un ne nous « revient » pas, ce qui signifie qu’il nous « revient » trop car sa présence dans nos pensées devient aussi obsessive qu’en cas d’amour. Nous n’en sommes pas spécialement fiers en général et savons que cela nous renvoie à des expériences anciennes qu’il nous appartient d’élucider et d’accepter pour les dépasser. La haine héritée, souvent politique, est aussi affaire privée. Comment aimer les bourreaux de ses parents ? Chacun s’en arrange.
Mais quand une telle expression de la haine parvient dans l’espace public, l’affect laisse place au discours, au combat proprement politique, c’est-à-dire langagier. La haine, elle, ne dicte aucun discours, mais elle attaque le langage et nous laisse démunis devant des invectives, des cris, des insultes qui transforment tout désaccord en affrontement. La haine est « anti-sociale ». Pourtant, dans l’actualité, l’espace public est devenu le nouveau territoire de la haine.
La haine avait déjà explosé au regard de tous, à la télévision, le 3 mai 2017 lors du débat opposant les deux candidats finalistes de l’élection présidentielle, Marine Le Pen et Emmanuelle Macron. Il s’agissait, alors, semble-t-il, de l’opposition d’une radicalité populiste au langage de la raison. C’était déjà sidérant, mais encore limité à la sphère politique. Depuis cet automne, on a vu la haine s’emparer de toute la société. La haine s’est exprimée sans aucun refoulement chez certains Gilets jaunes, haine antisémite (agression verbale d’Alain Finkielkraut, « quenelles » de Dieudonné etc.), haine des élites, des « riches », des « nantis » – pas toujours accompagnée d’une dénonciation des inégalités sociales –, haine contre la personne du chef de l’État, tour à tour guillotiné, décapité, ou promené de en cercueil.
Le président de la République avait sans aucun doute contribué à allumer l’incendie, non seulement, à court terme, en augmentant les taxes pour une population qui ne peut déjà pas boucler ses fins de mois, mais en ayant lui-même, pendant sa campagne électorale, légitimé la haine des politiques et des anciens clivages, et, pire, trahi la main qui l’avait porté au pouvoir. Une fois élu, son arrogance est apparue comme une haine du peuple et pas seulement de ses pairs.
La haine détruit le discours, incite à passer à l’acte, fait entrer dans une logique de l’affrontement.
Une fois allumé, un incendie ne se laisse pas aisément éteindre. La haine est une grande passion. La police s’est trouvée au cœur de ce dispositif passionnel. Le grand débat national n’a pas empêché que la crise des Gilets jaunes soit traitée comme simple affaire de maintien de l’ordre, exaspérant la colère sociale et conférant implicitement aux policiers le mandat de rétablir l’ordre coûte que coûte. Et il a effectivement coûté un nombre inédit de blessures sur manifestants (près de 2500 blessés), pour certaines graves et mutilantes notamment quand elles furent causées par les Lanceurs de balles de défense.
La haine détruit le discours, incite à passer à l’acte, fait entrer dans une logique de l’affrontement. Plus aucun débat n’est audible. Il faut se « positionner », notamment « pour » ou « contre » la police. Toute critique de la politique de maintien de l’ordre de ces derniers mois est considérée comme procès à charge de la police dans son ensemble, et presque de son essence. Sur le plateau de David Pujadas le 31 mai 2019, Linda Kebbab, représentante de Unité SGT Police F.O, réagissait aux propos du procureur de la République de Paris assurant que les policiers auteurs de violences injustifiées seraient sanctionnées. Linda Kebbab avait raison de rappeler que la police d’ordre est le bras de l’État, lequel, en tant qu’instance mandatante, est responsable du mandat qu’il donne – mais impossible pour elle d’admettre une responsabilité individuelle des mandatés !
C’est pourtant l’éternel problème de la police : le mandat qui lui est conféré comporte toujours une marge d’interprétation, si bien que les policiers sont couverts… jusqu’au point où cela sert le pouvoir – pas au-delà. Le procédé est déjà énoncé au chapitre 7 du Prince de Machiavel : faire commettre les violences par d’autres que soi, les dénier, puis les désavouer. Faute de cette dialectique élémentaire, on en arrive au chantage, la syndicaliste brandissant en représailles la menace de la défection policière en cas de danger public. C’est alors la fonction de tiers institutionnel, mission de la police d’ordre, « gardienne de la paix », qui n’est plus audible.
Les violences policières sont toujours un symptôme sérieux, révélatrices des mécanismes de la haine. Quand la haine s’empare ainsi d’un espace public, c’est que la logique du face-à-face l’emporte sur tout autre manière de penser ou d’agir. Or, la logique du face-à-face est purement imaginaire. « Imaginaire » doit être entendue ici au sens strict : quand on est prisonnier d’une logique imaginaire du face-à-face, on ne s’avance plus sur la scène sociale qu’avec son image. Et pour son image, on est prêt à tuer. Mon image, c’est « moi ». Je peux sacrifier mes intérêts, ma vie, pas mon « moi ». Lacan nous avait prévenu que la structure fondamentale de l’imaginaire est la destruction, et que celle-ci nous fait entrer dans « un jeu de flamme et de feu » qui » aboutit à l’extermination immédiate ».
Dans cette logique de face-à-face imaginaire, tout un chacun devient pour l’autre une menace capable de le spolier de ce qui constitue pourtant le leurre suprême, son « identité ». Ce qu’on nomme populisme obéit à cette logique. Mais celle-ci ne lui est pas réservée. C’est cette logique qui abolit toute dialectique au profit d’un raisonnement binaire. C’est cette logique qui voit en toute contradiction une attaque. Et c’est en vertu de cette logique qu’un pouvoir politique tente d’intimider les journalistes en les faisant convoquer par les Services du Renseignement intérieur. Comme le montre bien Marie-France Hirigoyen, en prenant l’exemple aussi bien de Trump que de Macron, les « Narcisse » ont pris le pouvoir, et ce pouvoir est celui de la haine. La logique du face-à face est réifiante et désubjectivante. Elle crée un huis-clos au milieu de la plus grande foule, rendant possible une mise à mort à la fois secrète et publique.
Dans Sur la route, le texte qu’elle a écrit à partir de l’arrestation de Sandra Bland au Texas en 2015, Anne Voutey parle des « microparticules de haine » qui transforment soudainement l’environnement sécure d’une jeune femme noire, heureuse dans sa voiture qui la conduit à sa première journée de travail, en un cauchemar dont l’issue sera la mort. Le motif de l’interpellation n’était rien moins que l’oubli d’un clignotant dans la hâte de changer de file pour laisser passer la voiture de police… Sans doute aussi la victime n’avait-elle pas adopté l’attitude soumise attendue d’elle dans le contexte de la haine raciale des États-Unis. La portée du fait divers est plus large, car c’est la haine qui invente la race, qui racialise, et met le corps en jeu pour démolir cet autre qui fait face.
L’augmentation de 75% des actes antisémites en 2018 nous renvoie à une époque pas si éloignée de notre histoire, qui sans être oubliée, est néanmoins « refoulée ».
Il y a néanmoins une spécificité de la haine française. Comment expliquer la montée en puissance d’un nouveau « Parti de l’Ordre » informel, aux contours indéterminés, mordant parfois sur l’ancienne gauche, « à quoi-boniste » sur le plan écologique, défendant la liberté masculine d’importuner les femmes et redoutant davantage les Zadistes ou les Black Blocs, qui ne lancent pas d’appel au meurtre, que des Jihadistes voulant tuer ? Pour le comprendre, il faut remonter aux racines de la culture politique de ce pays.
Au début du mouvement des Gilets jaunes, c’est le vocabulaire de la Révolution française qui a resurgi (« cahiers de doléances », mouvement de « citoyens » etc.). Là encore, Emmanuel Macron avait soufflé l’idée en intitulant son livre de campagne Révolution. Cela ne suffit cependant pas à rendre compte de la levée de refoulement sur la haine, et de l’affrontement au sein même des Gilets jaunes, d’une tendance se revendiquant des idéaux des Lumières (reconnaissance des droits, progrès dans l’égalité sociale etc.) et d’une autre franchement « anti-Lumières », haineuse, raciste, antisémite, nationaliste. L’augmentation de 75% des actes antisémites en 2018 nous renvoie à une époque pas si éloignée de notre histoire, qui sans être oubliée, est néanmoins « refoulée ». Une page de notre histoire est « mal dite », malgré le travail des historiens.
Dans son dernier livre, L’histoire refoulée, Zeev Sternhell montre que ce qui est « mal dit » ne tient pas seulement à l’association de la France au camp de vainqueurs après la fin de la Seconde guerre mondiale, mais surtout au motif de cette association. Celle-ci est ordinairement attribuée au seul génie du général de Gaulle. Il est cependant impossible qu’un coup de force réussisse s’il ne rencontre un assentiment. La thèse invraisemblable que Vichy n’était qu’un accident n’a pu devenir crédible que par « crainte de voir éclaboussée la gardienne d’un patrimoine historique et culturel unique, et à travers elle toute la culture libérale européenne ». Voici comment la collaboration des élites intellectuelles, la tradition contre-révolutionnaire, et tout le fascisme des années 1930 furent refoulés. Mais au refoulement succède toujours le retour du refoulé, lequel n’a pas, dans l’opération, perdu de sa puissance.
La haine continue à saper la démocratie française. Quand en 2006, The Economist crée l’indice de démocratie, on a la surprise de constater que sur les 200, environ, États du monde, une vingtaine seulement répond aux critères d’une démocratie pleine. Une cinquantaine sont considérées comme des démocraties imparfaites – dont la France. Les régimes dit « hybrides », et autoritaires sont majoritaires. Depuis 2015, la tendance est à la baisse. La démocratie ne tient pas à une image, quand bien même celle-ci serait soutenue par une tradition. Elle vit dans des actes, et dans des actes qui sont la plupart du temps des actes de langage.
L’opposé de la haine n’est pas l’amour mais le langage. Or, la démocratie est par excellence le régime qui repose sur la parole. Les grecs de l’antiquité avaient codifié les deux grands droits des citoyens en démocratie, l’isègoria, égalité devant le droit de prendre la parole, et parrhèsia, liberté de dire sans crainte ce qu’on a à dire. De ce point de vue, la revendication populaire d’une légitimité d’expertise en politique s’apparente moins à une critique de la représentation qu’à la tradition des démocraties anciennes de la reddition de compte. La technicisation du politique a fait perdre de vue ce que signifie, en politique, donner sa parole, et il n’est pas très étonnant que cela se traduise en retour, en contestation des comptes, comme c’est le cas depuis novembre 2018 en France. Ce qui définit en effet juridiquement un peuple, c’est une parole qui peut se découvrir une dimension commune.
L’élément commun qui rend possible une politique requiert la circulation de la parole, chacun ne pouvant apporter seul les éléments requis pour un jugement politique. Aristote compare l’exercice démocratique à un banquet dans lequel chacun apporte son écot. La démocratie n’est jamais seulement procédurale, mais fait exister in concreto la dimension de l’altérité. Elle ne peut s’accommoder de la peur de l’autre, qui est déjà une haine de l’autre. La démocratie est le régime de la liberté et de l’égalité, mais aussi celui de la sécurité, car c’est le seul régime où la peur nous est épargnée. Toute haine est haine du langage et la haine du langage est toujours aussi une haine de la démocratie.