Philosophie et politique, aller-retour
Mon propos sera d’abord personnel, une manière de retour d’expérience. Non exclusivement toutefois, car je suis intimement convaincu du moment unique que nous vivons tous, à l’échelle même du système Terre : celui du temps court, une dizaine d’années, qui nous échoit pour éviter l’embardée de la vie sur Terre. C’est le délai retenu par le GIEC dans son rapport SR15 pour éviter la dérive vers les 2° et au-delà. Dérive qui nous ferait sortir du tunnel de variations de la température moyenne propre au Quaternaire. Un délai probablement semblable, même s’il n’est pas quant à lui calculable, à celui de l’arrêt de la dynamique qui nous conduit à un effondrement du château de cartes des espèces vivantes.
Or, c’est en raison de ce kairos, que je me suis résolu à m’engager en politique. Je m’y suis lancé en acceptant d’être tête de liste aux dernières élections européennes, sans aucune expérience élective préalable, sans même d’expérience d’appareil partisan, si ce n’est brièvement à l’adolescence. J’évoquerai ce parcours européen, puis le moment actuel si particulier qu’il change le sens de l’engagement politique.
Je ne ferai qu’effleurer la question de l’abîme qui sépare le principe de l’égalité politique en démocratie de la distension des écarts de revenus qui caractérise l’évolution néolibérale des sociétés. La difficile compatibilité entre égalité politique et inégalités économiques et sociales constitue l’une des grandes questions de la philosophie politique moderne. Je renvoie à cet égard le lecteur au livre de Julia Cagé, Le Prix de la démocratie et à l’article publié très récemment par l’auteur de ces lignes dans la revue La Pensée écologique « L’écologie est-elle autoritaire, voire fasciste ? Ou bien résolument démocratique ? ». Je me bornerai à remarquer à quel point les élections européennes illustrent cette difficulté théorique.
Le coût pécuniaire de dépôt d’une liste constitue en effet un véritable cens. L’impression des bulletins de vote, à double par rapport au nombre d’inscrits, celle des professions de foi et des affiches s’élève à 3 millions d’euros, avec une chance de remboursement ténue pour une liste nouvelle (seuil de 3 %), non soutenue par une formation politique solidement installée. Les règles du CSA en termes d’accès aux médias condamnent quasiment à l’avance quelque formation nouvelle, l’accès aux médias étant calculé en fonction de la visibilité à l’entrée des listes. Rappelons que la candidature d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle de 2017 avait été précédée d’une intense campagne médiatique, dont plusieurs unes de Paris Match, etc.
S’engager politiquement aujourd’hui n’a pas le sens qu’il pouvait avoir lors des Trente glorieuses ou durant les dernières décennies.
Autre remarque plus personnelle, les électeurs ne sont pas des lecteurs. Écrire vous laisse une grande liberté et on ne forge pas une phrase, on ne construit pas un développement en pensant au nombre de lecteurs qu’on peut gagner ou perdre ! Le propos que vous cherchez à construire vous impose d’ailleurs sa propre logique et vous guide tout autant que vous le conduisez. Il est par ailleurs rarissime qu’un écrit atteigne un très grand nombre de lecteurs, et tout particulièrement en théorie. Il n’est pas moins rare qu’un auteur incarne quoi que ce soit par son œuvre seule ; quand cela arrive, c’est plus par la qualité de sa vie que par celle de ses écrits.
Il en va tout autrement en politique. Les aléas d’une désignation, même lorsque vous atteignez un score national modeste, vous font tutoyer le grand nombre. Vous devenez, fût-ce sous la forme d’un modèle réduit, une sorte d’incarnation, une manière de symbole de ralliement du grand nombre. Chose étonnante et troublante pour l’intellectuel que je suis et reste. En conséquence, vous ne parlez plus seulement en votre nom, mais en celui de ceux qui contribuent à solliciter « pour vous » des suffrages, et dans une mesure plus faible au nom de ceux qui ont porté partiellement sur vous leurs suffrages, une liste aux européennes étant collective.
J’en viens désormais au moment unique que nous vivons. S’engager politiquement aujourd’hui n’a pas le sens qu’il pouvait avoir lors des Trente glorieuses ou durant les dernières décennies. Il en allait de contribuer à un monde meilleur au sein d’un cadre démocratique bordé, qui semblait stable et repoussait à la marge les extrêmes. En revanche, aujourd’hui, le cadre de l’expression démocratique ne donne plus lieu à une reconnaissance évidente et tend à être déserté. Le mainstream apparaît d’un point de vue écologique et scientifique comme un extrémisme suicidaire. L’orientation générale de l’action politique et démocratique vers un bien-être accru des populations n’apparaît plus comme une orientation évidente.
Depuis l’après-guerre jusqu’à la fin des années 90, le sens de l’histoire, à savoir son occidentalisation plus ou moins social-démocrate, même si le ver néolibéral était déjà dans le fruit, paraissait majoritairement évident. Un consumérisme dépassionné et apaisé, appuyé sur de solides classes moyennes, semblait l’unique horizon sur Terre. La démocratie représentative, rassérénée à chaque élection par un taux de participation satisfaisant, apparaissait tout aussi indépassable. Au sein d’une machine aussi bien huilée la répartition des rôles entre citoyens, associatifs, intellectuels et politiques paraissait claire et fondée.
Or, il n’en va plus du tout ainsi. Répétons-le, ce que nous parviendrons à changer dans la décennie, et à l’échelle globale, décidera en très grande partie de l’habitabilité future de la Terre. Pour un grand nombre d’êtres humains, il en ira de la vie ou de la mort. Nous savons pourquoi il en va ainsi et connaissons pour partie les scénarios probables qui nous attendent.
On ne peut déclarer qu’il y a le feu à la maison, ou encore entonner le cantique de l’effondrement, et rester les bras croisés face au combat électoral.
S’ajoutent à ces menaces futures, l’actuelle globalisation de l’économie, l’exposition de nombre de postes de travail à une concurrence mondiale, la puissance des grands groupes économiques au budget supérieur à celui de nombre d’États, la totale porosité des élites privées et publiques, la diminution au prorata du pouvoir de régulation économique des États, toutes choses qui rendent très aléatoire la finalité des démocraties, à savoir la recherche du plus grand bien-être pour le plus grand nombre. Il n’apparaît même plus certains que les élites dirigeantes cherchent à sauver leurs populations.
Ceux qui sont au centre du dispositif économique et politique, ceux pour qui doit toujours l’emporter la recherche de la croissance du PIB, pour qui il n’est d’autre chemin à suivre que la recherche de l’augmentation du commerce international, et donc celle des flux d’énergie et de matières qu’elle implique, ceux pour qui la circulation de biens toujours plus nombreux ne doit cesser de s’intensifier, apparaissent au contraire, à qui se soucie de la donne scientifique, comme de dangereux extrémistes.
Dès lors les rôles mentionnés précédemment ne peuvent être maintenus. S’il y a le feu à la maisonnée, tout le monde, en dépit de son occupation initiale, doit contribuer à éteindre l’incendie. Nous ne déverserons pas forcément tous les seaux d’eau ni ne tiendrons tous la lance incendie, mais toutes et tous nous combattrons le feu. On ne peut déclarer qu’il y a le feu à la maison, ou encore entonner le cantique de l’effondrement, et rester les bras croisés face au combat électoral ; c’est le seul, parce qu’il concerne le grand nombre, qui est apte à contribuer à éteindre l’incendie. Et c’est bien pourquoi, avec un enthousiasme relatif, puisque je devais sortir de ma zone de confort, je suis allé au feu !
Nous devons donc rebattre les cartes et, pour autant qu’il y ait une union réelle de tous ceux qui pensent qu’il y a le feu, nous devons toutes et tous sortir de nos zones de confort, de notre indépendance de temps de paix. Considérons le cas des États-Unis : un scientifique du climat peut-il faire autre chose que voter démocrate ? S’abstenir ou voter Trump est en parfaite contradiction avec son travail de scientifique au sens propre, l’administration Trump cherchant à affaiblir les sciences du climat, si ce n’est à les détruire. Quel est encore ici le sens de la neutralité d’autrefois ?
J’en appelle à une convergence de tous les combats qui sont conduits en faveur de l’habitabilité de la planète – des actions juridiques à la multitude des actions citoyennes non violentes, des grèves de la jeunesse à celles de mouvements comme ANV-COP21 ou Extinction Rebellion – non seulement entre eux, mais avec l’écologie politique et ses débouchés électoraux. Il n’y aura pas d’écologisation de la société, compte tenu de son degré d’exigence en matière de comportements, sans appuis forts, mais aussi critiques, au sein de la société civile. Cela suppose évidemment que la fédération de forces politiques diverses se fasse sur une base claire, évidemment organisationnelle, mais aussi idéologique, non celle de la vieille gauche productiviste, mais celle de l’écologie politique, appuyée sur le référentiel des limites planétaires et de l’empreinte écologique. Un rassemblement qui n’exclut évidemment pas les forces de gauche classiques qui ont entamé leur mue écologique.