Le Nouveau Monde après les européennes
Il y a 57 ans, je lançais dans mon lycée un canard ronéotypé, Lycée-Europe. Il y a 50 ans je participais à ma première manif écologiste pour libérer les bords de l’Erdre. Aujourd’hui on s’émerveille : 51% des Français ont consacré une heure, le jour de la fête des mères, à voter sur l’Europe, 13,5 % ont voté pour la liste Europe-Écologie. Comme la vie est lente et comme l’Espérance est violente !
Mais ne boudons pas notre plaisir : on craignait tellement pire. Combinons le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté. Si ces résultats nous paraissent misérables par rapport aux défis de l’heure, ils indiquent au moins des raisons d’espérer. Encore faut-il savoir les lire, objectivement, mais aussi prospectivement. Les élections européennes de 2019 confirment les évolutions considérables de ces dernières années, et c’est à partir de là que l’Espérance doit s’orienter dans les prochaines années. Cela vaut pour l’Europe, mais nous nous attacherons surtout ici au cas de la France.
En Europe
La grande et bonne nouvelle de ces élections est la poussée des Verts en Europe occidentale, y compris dans les Îles Britanniques et la Péninsule Ibérique, compensant leur quasi-disparition à l’est (sauf autour de la Baltique), où ils n’avaient jamais brillé, et en Italie. Les Grünen deviennent second parti d’Allemagne. Le groupe parlementaire européen Verts/ALE (qui inclut, comme sur la liste Europe-Écologie emmenée par Y. Jadot, les régionalistes de gauche, et cette proximité est loin d’être purement technique) passera de 52 à sans doute près de 80 députés quand diverses listes (comme les Pirates) l’auront rejoint.
Il y a là une véritable fracture générationnelle : la jeune génération est la première à mesurer très concrètement que l’insoutenabilité de notre modèle de développement va lui rendre la vie infernale, questionnant même le désir de faire des enfants.
Rapporteur pour l’Unesco au Sommet de la Terre de Rio en 1992 sur les négociations « Climat » et « Biodiversité », j’usais et abusais alors de l’expression « les générations futures ». Nous avions encore le temps. Aujourd’hui les « générations futures » d’alors sont là et commencent à voter. Observant les manifestations d’adolescents, les vendredis, contre l’inaction de leurs parents, je mesure avec tristesse ce qu’aura été l’échec de ma vie militante et intellectuelle. Nous n’avons pas su convaincre, nous n’avons pas pu faire grand-chose, et maintenant il est bien tard. Il est bien tard… mais il n’est jamais trop tard, car le pire est sans fond.
L’autre grande et bonne nouvelle est la remontée de la participation. Comme si les « gens de la rue », contrairement aux médias, avaient enfin compris que l’élection qui compte, celle qui détermine leur vie quotidienne, celle à qui ils demandent de répondre à leurs angoisses (crises écologiques, migrations, menaces des grandes puissances nationalistes USA-Chine-Russie-Inde), c’est l’élection européenne.
Le raz de marée europhobe est du coup moins grave que ce qu’on avait craint. Les coalitions d’idées Gauches « anciennes » + Écologistes + Libéraux-démocrates seront, contrairement aux projections de mi-mai, majoritaires au Parlement européen contre l’alliance de la droite et des extrême-droites ou souverainistes nationaux. Mais il ne faut pas se cacher que les « souverainistes bon teint » sont, cette année, largement remplacées au Parlement européen par l’extrême-droite.
Encore faut-il nuancer. Les différents partis et gouvernements d’extrême-droite, de l’Italie à la Pologne, ne sont pas non plus fascistes, même s’ils partagent en général la xénophobie et parfois le sexisme, l’homophobie, l’antisémitisme et le conservatisme religieux. Le plus inquiétant est peut-être que cette extrême-droite europhobe s’est trouvé une nouvelle posture européenne. Le Brexit les a vaccinés, mais ils ont trouvé la parade, illustrée par la Hongrie : on reste dans l’Europe, mais on « désobéit » aux traités, sur les Droits de l’Homme et l’état de droit, sur la solidarité et les libertés, et bien sûr l’écologie.
Comment comprendre ce goût des électeurs pour des partis à la fois autoritaires et nationalistes ? Très certainement (et cela vaut pour la France) comme une réaction à l’Europe libérale (économiquement et culturellement) imposée par les gouvernements de l’Ouest depuis près de 20 ans, avec la collaboration de la social-démocratie et même de certains ex-communistes. Le désastre italien est une réaction à l’incroyable dérive libérale de l’ex-PCI avec son sommet, le gouvernement Renzi.
Mais à l’Est de l’Europe, ce sentiment tourne au ressentiment : la trahison des espoirs nés de la chute du Mur de Berlin. Ressentiment encore aggravé par la morgue de l’Ouest : « Ils nous ont laissé tomber pendant 40 ans, après Yalta, et maintenant ils nous reprochent de ne pas avoir de culture démocratique ! ». Ressentiment qui en Hongrie remonte même au Traité de Versailles. À la veille du référendum sur le Traité Constitutionnel Européen de 2005 (qui aurait eu le mérite d’offrir quelques armes à la démocratie politique pour dompter la dictature des marchés imposée par les traités de Maastricht et Nice), j’écrivais déjà que la première conséquence de la victoire du Non serait le basculement de la Hongrie vers la droite nationaliste.
Plus profondément encore, il faut s’interroger sur cette demande populaire de « démocratie illibérale » (qui encore une fois n’est pas un fascisme, avec ce que cela signifierait : organisation corporatiste de la société, abolition du suffrage universel et des libertés individuelles). Elle touche les deux moitiés de l’Europe mais aussi la Turquie, les États-Unis, la Russie, le Brésil, l’Inde, les Philippines… sans compter les pays où l’on ne vote même pas. Face aux échecs du libéralisme politique couplé au libéralisme économique, on vote toujours, en Hongrie comme en Pologne, en Russie ou en Turquie. Mais on vote majoritairement pour un État fort, socialement et culturellement réactionnaire, quoique toujours économiquement libéral, au lieu de voter pour une forme quelconque d’éco-social-démocratie.
Il ne faut pas trop s’en étonner. La démocratie illibérale, dictature soft confortée à coups de plébiscites, est une invention française : le bonapartisme, celui de Napoléon III. Flaubert en conte la victoire dans L’éducation sentimentale, Marx en fait l’analyse dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte : c’est la réaction possible d’un peuple « structuré en sac de pommes de terre », en individus séparés. En 1851, la petite paysannerie dominait, la classe ouvrière elle-même était fragmentée en petits établissements, en artisanat formellement indépendant mais dépendant du capital commercial (le putting-out system, comme les canuts lyonnais). Le socialisme lié à la grande industrie avait alors son avenir devant lui.
Aujourd’hui il est derrière lui : le salariat « involue » vers une forme d’« ubérisation sociale », sous-traitance en cascade et auto-entrepreneurs pseudo-indépendants, terreau du bonapartisme… mais tout autant de révoltes démocratiques-égalitaires. Ce fut l’ambiguïté de 1848, c’est l’ambiguïté de la Place Trahir, comme du mouvement des Gilets-Jaunes. Et le premier péril qui guette le bonapartisme et le nationalisme, même sous couleur de socialisme, comme le vote roumain l’a montré après les Printemps arabes, est tout simplement… la corruption.
Le monde, et en particulier l’Europe centrale et orientale, n’est donc pas condamné à la mort de la démocratie et au bonapartisme. Mais les révoltes auront un contenu directement démocratique, anti-corruption et écologiste, tout en gardant un arrière-fond social. Il est significatif qu’un président de la République vert ait été l’ultime barrage face à la montée de l’extrême droite en Autriche. Nous devons apprendre que les futurs mouvements émancipateurs seront indissociablement : pour la probité publique, pour la démocratie, pour la solidarité et pour l’écologie.
Les résultats en France
La France illustre à tous points de vue ces bonnes et mauvaises nouvelles. La participation est nettement en hausse. Les Verts deviennent troisième parti de France, le Rassemblement National (ex-FN) amorce une décrue, tout en restant le premier parti de France, recouvrant de son ombre noire la totalité des anciens bassins industriels. Les Républicains (ex-UMP), le vieux parti de De Gaulle, Chirac, Sarkozy, au fond plus nationaliste que vraiment raciste s’effondre, siphonné, du côté populaire, par le RN (qui, lui, est pire que xénophobe) et par La République En Marche. Cette dernière liste, héritière du Giscardisme (la tendance libérale de la droite française), ne suffit pourtant pas à faire barrage au RN, qui la devance. Le PCF, aujourd’hui plus vieux parti de France, poursuit son agonie. La social-démocratie, explosée en 3 partis (PS-PP, LFI et Génération.s, par ordre de sécessions successives, le MRC ayant disparu dans une alliance confuse), ne totalise que 20% malgré des tentatives de verdissement plus ou moins sincères.
De la nouvelle victoire du RN, il y a peu à dire : avec 23,34% des voix, il perd 1,5 % par rapport à 2014 (24,86%) … mais gagne 580 000 voix ! L’ex-Front National poursuit donc sa mue vers un parti de la droite de la droite (plutôt que d’extrême-droite), à vocation majoritaire et à très forte implantation populaire (malgré le départ du théoricien de cette ligne, Florian Philippot), bien au-delà de l’ancienne droite populaire qu’avait captée le gaullisme : sur les anciennes terres industrielles où régnaient autrefois le communisme et la social-démocratie. Mais en termes de rapport de forces nationales, il se sait désormais menacé par la poussée de la jeunesse, plus orientée vers le vert que vers le brun. Ce qui n’était pas le cas cinq ans auparavant.
De tous les bouleversements amorcés aux élections présidentielles, il y a deux ans, le plus spectaculaire est l’effondrement de LR (à 8,5%) qui fait croire à l’effondrement de la droite modérée. En fait, le plus surprenant étaient ces sondages qui ont un moment placé la liste Bellamy à plus de 13%[1]. La droite modérée ne s’effondre pas : elle a simplement migré vers la liste LREM (22,4%), comme elle avait préféré Giscard à Chaban-Delmas en 1974.
La raison de la crise de LR était visible dès les primaires de la droite en 2016. J’ai eu l’honneur d’être convié à l’analyser en postface à l’étude numérique de la fondation Terra Nova. Ces primaires, par leur déroulement, les haines qu’elle révélèrent, et leur résultats (avant même l’ouverture du « Penelopegate ») illustrèrent le divorce, très net sociologiquement mais aussi territorialement, entre les « bobos » (la « bourgeoisie bohême », les élites dominant par leur capital culturel) et les « bonobos » (la bourgeoisie-non-bohême, traditionnelle, dominant par l’argent : en fait la vraie bourgeoisie, celles des beaux quartiers et des belles banlieues). Ce conflit s’est cristallisé dans l’opposition Juppé / Fillon, et F. Fillon n’a pu résister qu’en mobilisant la version la plus caricaturalement conservatrice de son électorat, La Manif pour tous : c’est ce qu’on a appelé la « droite Trocadéro ». E. Macron s’engouffra dans la brèche, ralliant au premier tour et la gauche la plus social-libérale, et la droite la plus juppéiste.
L’erreur énorme du président de LR, Laurent Wauquiez, fut de tout miser, en investissant François-Xavier Bellamy, sur la droite Trocadéro. Or l’analyse des résultats de la primaire m’avait amené à la conclusion que dorénavant cette droite bonobo ne pouvait plus gagner une élection nationale, faute de gagner dans les métropoles dont la population est majoritaire en France, et majoritairement bobo. Et elle le sait : la nouveauté de ces élections européennes, c’est que la droite « bonobo », celle des « beaux quartiers » de l’Ouest parisien, s’est reportée elle aussi sur la liste macroniste de Nathalie Loiseau (qui regroupait LREM et le Modem, lointain héritier des Républicains Indépendants de V. Giscard d’Estaing).
Symétriquement, la gauche bobo, instruite par la cuisante expérience de Nicolas Hulot, par les sombres aspects du macronisme révélés dans l’affaire Benalla, par la violence du gouvernement Philippe contre les migrants puis les syndicalistes le 1er mai, abandonnait Macron pour retourner vers EE, malgré les efforts aussi incongrus qu’inopérants du trio D. Cohn-Bendit / P. Canfin / P. Durand.
La stabilité du score macroniste de 2017 à 2019 traduit en fait un jeu de vases communicants. Si la droite populaire et l’extrême-droite bonobo grossissent le score du RN, les droites bonobo et bobos se réconcilient dans le macronisme, la gauche bobo retourne vers la gauche… mais pas vers le PS : vers Europe-Écologie. Qui semble de ce fait en passe de pouvoir « hégémoniser » les aspirations progressistes de la société.
Le succès de Europe-Écologie
Les forces de Europe-Écologie ? D’abord son nom, qui claque comme un slogan, simple, direct, face aux deux vrais enjeux de cette élection : plus d’Europe pour plus d’écologie. Ensuite, une campagne de terrain menée dans l’ignorance des médias et des accusations des « autres », s’appuyant sur une variété de vedettes en tête de liste. Les anciennes, toutes venues de l’associatif où elles se sont fait un nom, Yannick Jadot (Greenpeace), Michèle Rivasi (Criirad), Karima Delli (Jeudi noir et Sauvons les riches), et les nouvelles, qui elles aussi ont leur « biographie » indépendante du parti, Damien Carême (maire exemplaire de Grande Synthe), Marie Toussaint (L’affaire du siècle), Benoit Biteau (Confédération Paysanne), parfois venus sans fanfare de la vieille gauche (Damien Carême du PS, Benoit Biteau du PRG).
J’ai argumenté « sans dormir » (selon la consigne du régionaliste Gilles Simeoni, président de l’exécutif corse) pour l’élection de Benoit Biteau, ma cible personnelle en 11e position, comme Karima Delli l’était pour moi en 2009. J’avais annoncé en novembre que la liste Europe Écologie obtiendrait 12 % et 11 élus : elle est à 13,5%, avec encore une élue derrière B. Biteau, Gwendoline Delbos-Corfield, pilier de la participation des Verts français au Parti Vert Européen. Et en cas de Brexit, un élu de plus : Claude Gruffat (ancien directeur de Biocoop). Soyons lucides : 13,5 % ce n’est pas beaucoup, c’est même dérisoire, compte tenu de l’aggravation de la crise écologique et de la prise de conscience de la population, en particulier de la jeunesse (qui a voté à 25% pour EE).
Les faiblesses de la liste ? Superficiellement : le souvenir, éprouvant pour l’opinion publique, laissé par la direction verte des années 2009-2017 (C .Duflot, E. Cosse, JV Placé…), les départs de celles et ceux qui, suivant le sens du vent, avaient trouvé plus sûr le giron du PS, ou de Génération.s, voire de La République En Marche ou de La France Insoumise[2], le caractère bureaucratique de la direction de campagne, distribuant un matériel inadapté et à contretemps (affiches anonymes pendant les premières semaines puis exclusivement centrées sur la tête de liste, dossiers programmatiques nombreux mais peu lisibles[3]), chipotant les initiatives de la base. Quelle différence avec la campagne de 2009, quand la responsable de la campagne en Ile-de-France parvenait à coordonner 4 évènements par jour ! Ajoutons la tendance des candidats internes de la majorité du parti à se pousser aux meilleures places en dépit des statuts, provoquant des départs ou la démobilisation des minoritaires (30% du parti). Pour ceux-ci, il fallait avoir le cuir bien tanné pour faire campagne, et ceux qui ne l’avaient pas étaient disponibles pour de nouvelles dissidences.
Car le score insuffisant vient avant tout des « dissidences ». Si la direction de EELV n’a pas cherché à rassembler en interne, la liste Jadot a pourtant cherché à « rassembler » en externe, d’abord en renouant l’alliance avec Régions et Peuples Solidaires (d’autant plus fructueusement que les régionalistes corses dirigent à présent l’Île de Beauté). Elle a fusionné, malgré toutes les réticences, avec la controversée Alliance Écologiste Indépendante, qui lui avait fait perdre 1,7% en 2014 et 3,6% en 2009.[4]
Mais elle n’a pas cherché à « peigner » et anticiper les autres dissidences possibles, et elle a perdu des voix au profit du Parti Animaliste (2,2%) et de la liste Urgence Écologie (1,8%), qui ne lui avaient d’ailleurs rien demandé non plus. Soit 4% des voix et 4 eurodéputés perdus pour l’écologie et la cause animale. Sans ces voix perdues, EE dépassait son score de 2009, les 16,3 % du trio Dany Cohn-Bendit – Eva Joly – José Bové (soit tout de même 250 000 voix de moins que la liste Jadot !). Si l’on avait pu encore agréger les voix de la scission hamoniste du PS, Génération.s (3,3%), la liste Jadot aurait talonné LREM et le RN. Mais les trois cas sont différents.
L’unité avec Génération.s a souffert du timing. Il faut du temps pour passer du rose au vert, et Génération.s ne l’a pas eu. La fusion avec le parti de B. Hamon en juillet 2018 aurait brouillé le message « écologie d’abord ». Mais au moins aurait-on pu espérer que B. Hamon renvoie l’ascenseur : en 2017, Y. Jadot et les Verts avaient en sa faveur renoncé à se présenter à la présidentielle, pour la première fois depuis René Dumont (1974…). B. Hamon préféra se lancer dans une campagne improbable, quoique largement reprise par la presse, se présentant comme « l’écologie de gauche » face à Yannick Jadot, ancien responsable des campagnes de Greenpeace et « envahisseur » de la base de sous-marins nucléaires français, implicitement accusé de représenter « l’écologie de droite ». C’est cela, oui…
La liste animaliste pouvait s’attendre à un succès, tant le militantisme de L 214 et des véganes avait sensibilisé l’opinion. Bien sûr, au Parlement Européen, les Verts sont à l’avant-garde de la protection des animaux de ferme, sauvages ou de compagnie, mais qui le sait ? À l ‘origine, Les Verts embarquaient toujours la SPA sur leur liste européenne, avec Sophie Marceau pour marraine en 1994, mais quand l’image de la SPA fut associée à celle de Brigitte Bardot ce ne fut plus possible. L’inclusion, comme thème électoral, de la question animale n’a pas été retravaillée depuis.
Encore différent est le cas de la liste Urgence Écologie de Batho-Waechter-Bourg, venue de nulle part et destinée, non à avoir des élus, mais à empêcher les Verts d’en avoir trop, sans doute pour des raisons picto-charentaises (D. Batho défend, avec la FNSEA et contre la Confédération Paysanne de B. Biteau, des « réservoirs d’eau raisonnés » pour la survie de la monoculture du maïs irrigué qui tue le marais poitevin). Mais des intellectuels se sont laissé prendre au piège d’une écologie démagogique, à la limite du dandysme, comme l’ahurissant « Convertir toute l’agriculture européenne à l’agro-écologie en trois ans », sans doute inspiré du fake répandu par les pharisiens contre le Christ : « Reconstruire le Temple en trois jours ».
L’écologie est une chose sérieuse, imperméable au dandysme, à la croisée de la nature et de la culture, de la biologie et de la sociologie. Le temps est son problème n°1, entre l’urgence de la dégradation (irréversible) de la biosphère et la viscosité des modèles sociaux de production. On ne change pas un modèle de développement par décret, mais il n’est pas irréaliste de convertir, comme le propose EE, 30 % des terres européennes à l’agrobiologie en un mandat de 5 ans. En tout cas ces intellectuels, parfois convertis de fraiche date, contrairement aux signataires de l’appel Il n’est plus temps de tergiverser, n’ont rien compris au principe de responsabilité[5].
Il est très probable qu’existeront toujours des sécessions, c’est le jeu de la démocratie : elle favorise ce que Freud appelait « le narcissisme de la petite différence ». De plus, il ne serait pas surprenant que la tradition française pousse l’écologie politique à s’organiser en deux partis, l’un plus « protestataire », l’autre « de gouvernement », durablement appelés à se chamailler et à s’allier.
Le cas le plus intéressant reste celui de Génération.s, qui n’est pas une sécession mais au contraire un processus de rapprochement. Il pose le problème des rapports entre les « gauches des périodes différentes » que j’avais abordé en 1993 (l’époque de la première percée des Verts dans les institutions) dans mon livre Vert espérance.
Chaque période historique engendre sa propre « gauche » selon les contenus de ses tensions : libéralisme politique de la seconde moitié du XVIIIe siècle à 1848, radicalisme, puis socialisme et communisme pendant le siècle suivant, aujourd’hui l’écologie politique. Et chaque période a donc eu à penser les alliances entre gauches « anciennes » et nouvelles, étant entendu que la « nouvelle gauche » récupère toutes les valeurs des gauches plus anciennes. L’écologie politique inclut la défense de l’état de droit (la probité), les Droits de l’Homme, la démocratie, la laïcité ouverte, la solidarité et la justice sociale… Si les jeunes adhérent le plus souvent directement à la gauche de leur époque, il n’en est pas de même des plus anciens, qui peuvent : soit passer individuellement d’une gauche à l’autre (à l’exemple des nouveaux eurodéputés verts Biteau et Carême venus respectivement de deux « anciennes gauches », le Parti Radical de Gauche et le Parti socialiste); soit former des partis intermédiaires; soit rénover et verdir leur ancien parti de gauche.
Il semble qu’aujourd’hui un « parti intermédiaire » tel que Génération.s n’ait plus grand sens : son destin est de fusionner avec EELV comme autrefois les divers regroupements « rouge et vert » issus du PSU. En revanche il est normal, quoique dommage, que d’une part subsiste longtemps un parti de la « vieille gauche » (comme le radical-socialisme au côté du socialisme) et surtout des divisions entre les nouvelles gauches se pensant plus ou moins radicales (comme entre SFIO et PCF). C’est cette dernière stratégie qu’a semblé jouer un mouvement à l’origine fort peu écologiste mais qui souhaite avec acharnement le devenir : La France Insoumise.
En tout cas le problème de EELV sera, dans les prochains mois, de se montrer le plus ouvert possible aux évolutions individuelles comme aux alliances avec les vieilles gauches en voie de s’écologiser… mais sans rien perdre de sa « flamme écologiste ». L’aggravation de la crise écologique devrait l’encourager dans cette voie, alors que la période 2009-2018 avait plutôt manifesté sa tendance à se satelliser à l’ancienne gauche socialiste, elle-même devenue sociale-libérale.
Le cas de La France Insoumise
La France Insoumise, avec 6,3%, a connu une chute encore plus spectaculaire que LR depuis le premier tour de la présidentielle 2017 (19,6%). En ce temps -là, JL Mélenchon se révéla bien meilleur orateur et débatteur que Benoit Hamon, son ex-camarade de la tendance Un monde d’avance au sein du PS, et profita d’un « vote utile à gauche » face à M. Le Pen, E. Macron et F. Fillon. LFI fait même moins bien que le Front de Gauche aux européennes de 2009 (6,5%) et de 2014 (6,6%) Mais au moins LFI peut-elle se consoler par une relative stabilité, la présidentielle de 2017 apparaissant comme un accident, et surtout pour avoir confirmé qu’au sein de feu le Front de Gauche, elle a complètement distancé le PCF.
Longtemps les journalistes ont considéré le score relatif EELV-LFI comme la « petite finale » de la compétition, et c’est vrai que leurs courbes de sondages s’entrecroisaient jusqu’à l’avant-dernière semaine, c’est vrai que ces deux organisations constituent à elles deux la « gauche du XXIe siècle », le savent et sont pour cela en émulation qui vire parfois à la concurrence, alors que leur destin est évidemment, comme à Grenoble, éternel labo de la France, de se coaliser. Soyons clairs : la débâcle de LFI est une mauvaise nouvelle pour les futures batailles en Parlement européen, c’est encore 4 ou 5 eurodéputés de moins qu’espéré pour soutenir les combats qui s’annoncent.
Quelles furent les erreurs de la LFI ? La plus superficielle (mais efficace) fut comme en 2017 l’agressivité de ses trolls, contre la personne de Jadot et ses défauts supposés, alors que EELV répondait par la critique des options politiques énoncées noir sur blanc par LFI. Cette agressivité lui a aliéné l’électorat flottant des associatifs, car jamais EELV n’a attaqué personnellement Manon Aubry.
Surtout, LFI a illustré l’adage que je forgeais en dernière semaine par détournement du cardinal de Retz : au contraire du scrutin majoritaire, dans une élection à la proportionnelle « On ne reste dans l’ambiguïté qu’à ses dépens. » Dit autrement : si la liste Machin défend la chèvre, et la liste Truc défend le chou, l’électorat qui préfère soit la chèvre, soit le chou, n’a aucune raison de voter pour la liste Chose qui ménage la chèvre et le chou. Et en matière de « ménager », la liste Aubry s’est surpassée avec le slogan lunaire « Sortir des Traités sans sortir de l’UE » (en réalité celui du spectre politique Orban-Salvini-Le Pen). Ajoutons l’omniprésence de JL Mélenchon, non candidat, sur les affiches et même le bulletin de vote, re-nationalisant l’enjeu quand l’opinion avait bien compris qu’il s’agissait de l’Europe, avec le mot d’ordre « Tout faire pour battre Macron »[6] : l’électorat populaire était clairement invité à voter pour la liste qui pouvait battre Macron et « sortir des traités », donc le RN.
Enfin, fraîchement convertie à l’écologie, LFI a fait preuve d’une inexpérience frisant la démagogie et le dandysme, digne de la liste Urgence Écologie, avec sa « Règle verte » qui revient à imposer à la France ou l’Europe de s’en tenir à une empreinte écologique égale à 1. Or tout lycéen qui se lance dans le militantisme écologique sait qu’actuellement l’empreinte européenne en est à 2 fois et demi ce que la Nature peut reproduire chaque année. Revenir à 1, c’est le fameux « facteur 4 » de Von Weiszaeker (1997…), et il n’a jamais été question, pour les écologistes d’il y a vingt ans, d’y parvenir en moins de 40 ans. Le problème c’est qu’on ne s’y est pas encore mis sérieusement…
Rappelons toutefois que, contrairement à l’élection de 2014, la gauche de la gauche « ancienne » (en y incluant LFI) partait divisée en deux listes différentes : PCF et LFI. Il faut donc comparer la somme de ces deux listes aux résultats 2014 du Front de Gauche, et dans ce cas il y a progression de 2%. Cette progression est assez générale et dépasse 10% dans certaines communes de Bretagne, des Alpes et du Massif central, comme le montrent les cartes établies par P. Breteau pour Le Monde.
Quelques aspects géographiques
Ces cartes sont particulièrement intéressantes : elles mesurent les gains et les pertes des familles politiques d’une élection européenne à l’autre, avec les conventions nécessaires mais parfois osées, par exemple comparer la liste Loiseau (Macron) 2019 à la somme des listes Modem et UDI de 2014. Dans ce dernier cas la poussée est évidemment forte, générale et indistincte.
En revanche on voit où le RN perd des points : dans ses zones de conquête précédentes. Il n’avait plus grand chose à perdre dans les anciennes banlieues industrielles des métropoles, gagnées dès les années 1980 puis reperdues 20 ans plus tard, il perd maintenant (de plus de 10%) dans les zones frontières qu’il avait plus récemment conquises, celles de l’industrialisation périphérique des années 60 (la Région Rhône-Alpes, l’Alsace, le département du Nord, la Basse-Normandie) ou dans le couloir de dépeuplement et de désindustrialisation entre l’Oise et le Nord.
Le vote RN s’uniformise, gagnant le centre Bretagne qui n’est plus protégé par le « catholicisme zombie ». Mais cela signifie aussi que les positions gagnées ne sont pas irréversibles.
Curieusement, la même mésaventure frappe aussi la liste EELV, qui dans l’ensemble progresse largement. Pourtant elle perd (un peu) en Aquitaine et dans l’intérieur du Massif Central, elle perd dans toute la diagonale du dépeuplement sud-ouest / nord-est, qui est aussi la diagonale de participation maximale de la population (en %) au mouvement des Gilets jaunes. Mais elle progresse de plus de 10% dans l’ouest, sur toute la lisière du Massif central (surtout au sud), tout le couloir séquano-rhodanien, et surtout dans les Alpes, reconstituant le vieux « Fer à cheval » (le demi-cercle sud-ouest du Massif central) du vote républicain datant de la IIIe République, tout en l’élargissant vers les terres catholiques de l’ouest et des Alpes.
Si l’on observe plus précisément le « laboratoire de Grenoble » (maire EELV appuyé par une majorité municipale avec LFI et les associatifs) : LREM est première (24%) avec un petit avantage sur EELV (22,4) compensé par les votes animalistes et Urgence Écologie (qui captent 3,3%), ses alliés LFI (7,85%) et potentiellement Génération.s (5,34%) dépassant largement leur score national. Et EE est en tête dans la montagne environnante (la Chartreuse comme le Vercors), ce qui prouve que les écologistes ne sont nullement condamnés aux métropoles. On est même impressionné par leur lutte serrée avec le RN, commune par commune, tout au long du piémont pyrénéen. C’est un phénomène ancien, les écologistes étaient déjà à la lutte dans cette région avec l’ancêtre des Gilets jaunes ruraux : le mouvement Chasse, Pêche, Nature et Traditions.
Il faudra mener une réflexion plus générale sur le vote vert rural. Dans les régions agricoles où le RN domine la plaine, comme le Roussillon et plus généralement le midi, comme dans les régions plus urbaines où LREM l’emporte (comme, on vient de la voir, l’Isère), on peut presque poser le principe : « Plus on grimpe, plus on vote vert ». C’est-à-dire que l’agriculture plus « difficile » réservée aux néo-ruraux et autres alternatives (produits bio, fromage de chèvre, accueil à la ferme etc.) vote vert. Ce n’est pas qu’une invasion de néo-ruraux, ces tout-petits-bourgeois-bohêmes des champs. Le phénomène est aussi endogène, renforcé en Pays Basque, Corse, Bretagne par la présence de RPS sur la liste EE (Quand montagne et régionalisme se combinent : 73% pour EE à Santa Lucia di Mercurio, en Corse !). De même, la reconstitution en vert du « Fer à cheval républicain de gauche » peut signifier (comme, on le verra, dans la Banlieue rouge) une recodification en vert d’un vote populaire traditionnellement communiste ou socialiste.
Malgré son conflit avec les Gilets jaunes sur la taxation du diesel, l’écologie n’a donc pas dit son dernier mot dans la ruralité. D’autant qu’elle partage une partie de la base sociale des Gilets jaunes : les Gilettes jaunes, souvent infirmières ou aides à domicile, voire auto-entrepreneuses au service des Ephad, comme justement dans le piémont cévenol. Or le gender gap féminin en faveur de l’écologie n’a jamais été aussi prononcé.
Mais si l’on se tourne vers les métropoles, où le RN est faible, le concurrent de EE est clairement LREM. Dans Paris, EE supplante LREM dans les arrondissements restés populaires ou « boboïsés » du nord-est. Plus surprenant : EE est en tête dans la plupart des communes de l’ancienne ceinture rouge, de Saint-Ouen à Malakoff, devant LREM, laissant loin derrière elle la liste communiste ou les trois listes issues du PS, à l’exception notable de Gennevilliers.
Ce phénomène, dont Montreuil est le type, mérite lui aussi d’être analysé de plus près. Focalisons-nous sur le Val de Marne-ouest (le territoire Grand-Orly-Seine-Bièvre), où j’ai déjà eu l’occasion d’analyser pour Terra Nova le rapport Juppé / Fillon lors de la primaire à droite de 2016.
Eh bien, la carte est approximativement la même ! Là où dominait le vote Juppé, EE domine à soi seule LREM dans des villes aussi anciennement emblématiques de l’hégémonie communiste que sont Ivry, Gentilly et Arcueil. Ou alors EE est second, mais domine ou fait jeu égal avec LREM en y ajoutant les listes Animalistes et Urgence Écologie, comme à Villejuif ou Choisy. Là au contraire où Fillon l’emportait (schématiquement : au delà de l’A86), c’est à dire dans les communes à structure plus anciennes (villes industrielles, bourgeoisie traditionnelle), le RN domine LREM, et le PCF ou LFI dominent EE : Orly, Villeneuve-St-Georges, Villeneuve-le-Roi, Valenton… Bonneuil-sur-Marne est la dernière commune du Val-de-Marne, dernier département communiste, où le PCF reste en tête.
Il y a une explication simple à cette corrélation : « l’invasion » (qui remonte à loin !) de la Banlieue rouge proche du Bd Périphérique par une « petite-bourgeoisie bohème » : l’intelligentsia, les tertiaires à capital intellectuel, artistes, « créatifs », informaticiens, enseignants, soignants, etc. fuyant la cherté du logement à Paris. Mais le phénomène est plus profond. D’une part, le communisme de ces « tertiaires » s’est converti à l’écologie dès la vague rénovatrice des années 1990 autour de Charles Fiterman (typiquement : à Arcueil). D’autre part la conversion récente du PCF et de LFI à l’écologie fut si lourdement soulignée dans cette campagne qu’elle a servi de publicité pour les écologistes. On préfère l’original à la copie, et la contre-propagande des trolls (« Mais EELV et Jadot, c’est l’écologie de droite, ils vont rallier LREM ») n’a convaincu personne.
La poussée verte n’est donc nullement réservée au cœur bobo des métropoles, ni aux régions de l’Ouest ou des Alpes où le « catholicisme zombie » survit sous la forme d’un humanisme teinté de transcendance, sensibles aux thèmes de l’encyclique écologiste du Pape François, Laudato Si[7]. Elle est notable dans les banlieues populaires tertiaires et dans le monde rural imprégné de républicanisme de gauche parfois anticlérical. Un vaste espace de croissance s’ouvre dans les deux cas à une écologie populaire, exploré à tâtons par les agents du développement rural et de l’économie sociale et solidaire (qui eux votent vert depuis longtemps). Enraciner une hégémonie verte dans ces territoires ne sera pas simple, car il faut conjuguer des cultures politiques autrefois hostiles (catholicisme social et républicanisme laïque) et se confronter aux avantages compensateurs accordés autrefois par le capitalisme aux classes populaires (tel le bas prix du diesel) et qui ne sont plus soutenables.
La poussée des Verts européens est un succès encourageant et réjouissant, mais hélas encore très loin des exigences de la situation. Il va falloir pourtant raisonner en fonction de ce paysage, car le cadre du Parlement européen est fixé (au Brexit près) pour ces 5 années décisives.
Les Verts, comme je l’avais annoncé dans Vert espérance (1992), constituent le socle de la gauche du XXIe siècle. Elle ne doit pas hésiter à s’affirmer comme telle, pas se laisser intimider par les appels des médias à l’humilité et à l’unité avec les anciennes gauches productivistes. Humbles, nous devons l’être à cause de 30 ans d’errements tactiques, pas pour notre cause stratégique : la Planète et le genre humain, rien moins. C’est à partir de là que nous devons penser les alliances pour avancer vers ces buts.
La conversion au vert du PS et du PCF n’est sans doute pas que circonstancielle, celles de Générations et de LFI est sans doute plus profonde. Génération.s n’a plus aucune raison de persister comme organisation intermédiaire, les Verts doivent lui tendre la main comme à toute cette gauche apartidaire qui oscille entre LFI et EELV : animatrices et animateurs d’ATTAC, des Forums sociaux mondiaux, sans oublier la gauche chrétienne (elle aussi engagée dans les Forum sociaux). LFI apparaît comme une alliée vindicative mais privilégiée de EELV, dont la sépare un certain nombre de thèmes importants (non seulement la démocratie interne, mais la prise en considération du caractère dictatorial de certains régimes… par ailleurs pas du tout écologistes !)
Le RN est l’ennemi le plus irréductible de l’écologie politique. LREM, parti centriste qui tend à rallier les centre-droits bobo et bonobo, n’est pas son ennemi n°1, quoiqu’il le soit sur les questions (décisives) de justice sociale, de violences policières et d’accueil des migrants. E. Macron reste à la droite de J.L. Borloo sur les questions de justice territoriale, à la droite de N. Sarkozy sur la défense de l’environnement, mais sur ces derniers points des concessions pourront être obtenues, vu le nouveau rapport de forces en faveur de l’écologie.
LFI cherchera toujours à profiter de ces concessions de LREM aux écologistes pour « plumer la volaille EELV » en l’accusant de dérives libérales. EELV devra s’y habituer et passer outre, appliquant à la gauche du XXIe siècle la fameuse formule : « Unir la gauche, rallier le centre, isoler les irréductibles. » Formule d’une politique ouverte, « de la bienveillance », où l’on cherche d’abord à élargir le cercle des soutiens à une cause collective, et non à définir « le peuple » à partir d’un ennemi.