« Quand on veut la guerre, on assume » : les Gilets Jaunes, le peuple et le sens de l’État
Dans une vidéo visible sur Internet, une femme qui souhaite porter secours à un homme à terre lors d’une manifestation se voit rétorquer par un CRS : « Quand on veut la guerre, on assume. » « Non, non, on ne fait pas la guerre. On manifeste de manière pacifique », lui répond-elle. En effet, c’est l’État qui traite le peuple en ennemi dès lors qu’il est assimilé, par le président, lors de ses vœux[1], à une « foule haineuse ». Qualifié de raciste, d’antisémite, d’homophobe, le peuple s’en prendrait à toutes les institutions censées le représenter ou le protéger – médias, élus, forces de l’ordre. Large spectre populiste d’une « négation de la France » ou, davantage, d’une négation de l’État tel qu’Emmanuel Macron le conçoit et où « haïr » un Juif et un CRS s’équivaut. Or, et jusqu’à preuve du contraire, ni la question des étrangers – et encore moins celle des Juifs – ne structurent ou n’organisent le mouvement dans ses principes, sa subjectivité, ses mots d’ordre.
Mais la peste antisémite est l’ultime opprobre que l’État jette depuis quelques années sur les mobilisations populaires[2], l’opération métonymique consistant à projeter le comportement de quelques-uns à l’ensemble d’un mouvement – migrants livrés à la police, femme voilée insultée, banderole antisémite, saluts hitlériens à l’endroit pour les fascistes old school, à l’envers (les quenelles) pour les new school. Il ne s’agit nullement de minorer ces faits mais de dire qu’un mouvement est politiquement raciste et antisémite ou ne l’est pas. Or, le pétainisme, la guerre d’Algérie puis trente ans de Front national et de lepénisation généralisée de la politique nous ont appris, d’une part, que le racisme et l’antisémitisme n’existent pas à l’état masqué et, d’autre part, qu’ils sont avant tout le fait des États ou des partis, quand bien même – et souvent grâce à l’audience qu’ils donnent à ces idées et représentations dans l’espace public – les gens y adhèrent. Or, jusqu’à ce jour, ce n’est pas le cas du mouvement Gilets jaunes.
D’une certaine façon, Macron renverse le principe « un homme/une voix » en « une voix/un homme ».
« Quand on veut la guerre, on assume » c’est également ce que Emmanuel Macron dit en substance lors de ses vœux lorsqu’il récuse l’appropriation, par les Gilets jaunes, du nom de peuple : « […] que certains prennent pour prétexte de parler au nom du peuple – mais lequel, d’où ? Comment ? […] Le peuple est souverain. Il s’exprime lors des élections. Il y choisit des représentants qui font la loi précisément parce que nous sommes un État de droit. » Ainsi, il n’y a de peuple que de peuple électoral intérieur à l’État, la politique étant réduite ici à l’os des élections – mais qu’un peuple s’affirme comme tel, comme peuple politique, est toujours une rupture dans l’espace de l’État. Outre son mépris et son autoritarisme, cette assertion ne manque pas d’ironie si l’on considère que l’élection de Macron parachève le devenir de l’État parlementaire post-représentatif et partidaire – même si ce dernier a le cuir solide –, en étant le produit de son irréversible délitement.
Enfin, Macron oppose ici l’État de droit à un mouvement qu’il qualifie de populiste et d’antiétatique – État et démocratie ne faisant, pour lui, qu’une seule et même chose – là où, précisément, l’État, comme possibilité d’État pour tous devant être inclusif est au centre du mouvement. D’une certaine façon, Macron renverse le principe « un homme/une voix » en « une voix/un homme ». Ce renversement est inéluctablement violent dès lors qu’il sous-tend qu’il n’y a pas d’autres formes possibles de présence du peuple dans l’État que celle qu’il énonce et qui, à ses yeux, fait loi. Tout autre modalité est déclarée comme résolument antagonique et ne pouvant relever d’un règlement politique : à l’opposition « politique contre politique », Macron substitue un antagonisme État/peuple contemporain de la figure actuelle de l’État.
Car, ce qui ici fait du peuple un ennemi est prioritairement sa volonté de faire de la politique en dehors de l’État et des partis, notamment parce que la déshérence de ces derniers n’en fait plus, depuis un bail, le lieu d’une alternative politique véritable. L’antagonisme qui sous-tend la guerre que l’État livre aux Gilets jaunes oppose donc deux conceptions de la politique : celle de l’État considérant qu’il n’y a que des électeurs à qu’il est dénié tout autre capacité ou intelligence politique ; celle des gens qui considèrent que c’est depuis leurs assemblées et leurs paroles inappropriables par toute représentation, que la politique peut aussi se penser et se faire.
Ce faisant, ils ont repolitisé nombre de questions de plus en plus captées par la seule technicité gouvernementale, qu’il s’agisse des questions fiscales, sociales et salariales, des politiques et services publiques ou encore de la question du territoire, pourtant centrale pour l’État lui-même. Le nombre et la diversité des aspects abordés – de l’écologie à la protection des mineurs isolés, en passant par les taxes sur le kérosène ou les salaires en plafonnant ces derniers à 15 000 euros – sans être programmatiques ni même consensuels ont dessiné quelques contours d’une société moins inégalitaire et davantage vivable pour le plus grand nombre.
Non, ce ne sont résolument pas des hordes fascistes qui ont décidé d’occuper des maternités sur le point de fermer dans ce que l’on appelle les déserts médicaux, de manifester en direction de la mairie de Marseille afin de ne plus périr enseveli sous les décombres de leurs propres maisons, de demander le maintien des petites lignes de chemin de fer, de bloquer quelques heures un dépôt d’Amazon, d’empêcher la diffusion d’un numéro de Ouest France afin de dénoncer un article les qualifiant d’antisémites, de tenir une assemblée dans un squat de migrants à Caen, etc., etc., etc. Comme cela arrive parfois dans l’histoire des luttes, c’est en s’organisant et en agissant par eux-mêmes que les gens s’organisent et agissent pour eux-mêmes et, dans le mouvement actuel, pour tous.
Est-ce cela que l’on nomme guerre ? Si dire la guerre c’est dire l’antagonisme, force est de constater que, pour l’État, oui. Cela ouvre à une sorte d’état de siège sécuritaire, une guerre policière mobilisant toutes les voies répressives possibles : résumons : interdictions de manifester, humiliation et peur de masse – les 153 lycéens de Mantes la Jolie –, blessures graves et mutilations diverses, arrestations préventives et arbitraires (c’est le propre du « droit » préventif) en nombre délirant, tabassages répétés à 5 contre 1, gazages et tirs en tous genres systématiques, parfois avant même que les manifestations ne démarrent et sans que les règles d’engagement ou de proportionnalité ne soient respectées. Un maintien de l’ordre s’autorisant de tout contre tout le monde (enfants, personnes âgées) dans une débauche de violence et d’armes dont la seule limite – pourtant parfois franchie comme à Marseille – est la mort : entre les deux, tout est permis.
Cette guerre policière fait subjectivement fond sur une conception de la répression issue de l’état d’urgence de 2015 et dont le plan d’essai fut les manifestations, en 2016, contre la loi travail. Subjectivement car, d’une manière générale, la guerre contre le terrorisme, par sa rhétorique comme par la mise en œuvre d’outils répressifs inédits sur le territoire national, a amplifié les déploiements sécuritaires divers – comme les chars, à des fins civiles, sur les Champs-Élysées – tout en les banalisant, à l’image du fichier SIVIC destiné à ficher les manifestants blessés[3]. L’un des effets de cette guerre policière est une corruption des consciences inscrivant la mort et le caractère criminel de l’État dans une familiarité morale, à l’image du traitement des migrants.
Une guerre, qu’elle soit civile ou non, s’inscrit dans la durée et engage la réciprocité ; on ne la quitte pas en fin de journée par le métro – ou le commissariat ou le SAMU.
C’est également depuis ces évènements que le lexique de la guerre s’est généralisé pour devenir un paradigme de la politique intérieure au point qu’il faille essayer de mettre un peu d’ordre dans son usage actuel. En effet, tout comme il n’y avait pas, après la tuerie du Bataclan, de guerre sur le territoire national, il n’y a pas, à ce jour, de guerre civile, d’insurrection ou de guérilla urbaine, comme se plaisent à le dire certains commentateurs, notamment le 1er décembre à la vue des détériorations de l’Arc de triomphe – ressemblant alors en cela aux bourgeois parisiens paniqués décrits par Henri Guillemin qui, craignant pour leur vie, fuirent la capitale lors de la Commune de Paris. Sans entrer dans une impossible définition et tout en laissant aux historiens l’art de la comparaison, l’on peut s’entendre sur le fait qu’une guerre, qu’elle soit civile ou non, s’inscrit dans la durée et engage la réciprocité ; on ne la quitte pas en fin de journée par le métro – ou le commissariat ou le SAMU.
De même, l’on peut dire, a minima, qu’une guerre civile engage deux parties également armées dont l’affrontement vise la prise d’un pouvoir. Rien de tel ici. Quant aux barricades qui ne tiennent ou défendent aucune position, si elles reprennent les codes de l’insurrection, elles demeurent dans le cadre des prises éphémères sur l’État, tout comme les quelques mètres que des manifestants peuvent prendre à une lignée de CRS équivalent à une prise symbolique sur lui. À la différence de l’État qui blesse, mutile, éborgne, il n’y pas d’usage politique de la violence par les gens, les violences auxquelles on assiste, lorsqu’elles ne sont pas le fait explicite de la police, ont pour cadre l’affrontement policier dans l’espace des manifestations. Enfin, et c’est heureux, personne n’entend, pour le moment, jouer sa vie en y laissant sa peau car, faut-il le rappeler, les forces de police sont, elles, armées afin de tuer si nécessaire.
Ainsi, dire la guerre quand il n’y a pas guerre c’est, pour un État, toujours dire son intention de la faire : que toute violence, colère, révolte ou soulèvement ne soient pas des guerres n’en font pas moins des violences, des colères, des soulèvements ou des révoltes. Ce qui ici interroge et inquiète, c’est l’aisance avec laquelle le vocable s’est installé. Faisons l’hypothèse que son usage indique la fin d’un certain lexique de la politique, sa pauvreté actuelle attestant de son caractère obsolète tandis que trouver les termes pour qualifier les mobilisations actuelles peut se donner comme une tâche politique à part entière. Enfin, si la guerre n’est pas du côté des gens, il faut souhaiter, malgré la colère et la haine qui montent, malgré les violences endurées, qu’elle n’advienne pas, au risque d’une liquidation tragique du mouvement.
Si la violence ne totalise pas le mouvement, loin de là – les centaines de ronds-points occupés, les assemblées se tenant de par le pays – il est certain que l’antagonisme avec l’État est inédit et qu’il s’amplifie toujours davantage. J’en donnerai trois raisons : la première est que l’État, le rejet de sa figure actuelle, est au centre du mouvement, ce dernier souhaitant qu’il change sa nature foncièrement inégalitaire, ce que Emmanuel Macron, par sa politique, symbolise et incarne. Dès lors, c’est l’État lui-même, à travers ses lieux (préfecture et sous-préfecture, siège de députés, centre des impôts, etc.) qui, lors des manifestations, se trouvent être visé.
La deuxième est le déni dans lequel le gouvernement tient le mouvement, ce dont attestent les vœux du président et sa « foule haineuse », les propos de Benjamin Griveaux sur la nécessité d’« aller sans doute encore plus loin dans le changement, être encore plus radical dans ses méthodes, ses manières de faire, son style », ou encore, ce député affirmant, sans ciller, que les députés LREM ont sans doute été « trop intelligents, trop subtils ». On ne saurait mieux attiser la colère. La violence de l’antagonisme tient donc également à la négation de la légitimité politique que les gens se sont arrogés et passe par la négation de leur intelligence et de leur capacité à la politique, là-même où les gens n’ont cessé de les revendiquer, celles-ci étant souvent identifiées et présentées comme un point de bascule pouvant être résumé ainsi : « On n’est pas bête, nous aussi on pense et on en a là-haut ». Enfin, il y a déni d’une légitimité là où le mouvement, en tant que peuple, se la donne toute en affirmant que les élus ne tirent la leur que de son vote.
Ainsi, là où l’État veut assigner les gens à un hors-champs politique, ceux-ci cassent le monopole qu’il détient sur la politique en affirmant leur compétence. Plus encore, ils l’apprennent, se documentent, réfléchissent à son organisation, ce dont ils ne s’estimaient pas, il y a encore quelques semaines, capables. Cela, les gens ne cessent de le dire. Car politiser et mettre en débat, par exemple, la question des politiques publiques et fiscales, la répartition du CICE ou l’ISF, c’est les réinscrire dans le champ du possible, du choix, de la décision, les extraire du seul consensus étatico-technocratique les réglant jusqu’alors et dont le principe est qu’il n’y pas d’autres politiques possibles.
Ainsi, Benjamin Griveaux se trompe en parlant du mouvement des Gilets jaunes comme d’un « combat politique » car il s’agit bien davantage d’une bataille, et d’une bataille politique, que les gens savent longue et dont le gouvernement devrait prendre la mesure car rien ne laisse penser qu’elle va décroître, nonobstant la répression et la haine de classe dont elle est l’objet. Les mobilisations croissantes, la recherche d’une organisation, l’inventivité dont le mouvement est capable ou encore sa capacité de réaction n’indiquent rien de tel, les gens déjouant sans cesse les assignations dans lesquelles on veut les enfermer.
Et, troisième raison, la nature contemporaine de l’État qui, si elle vaut pour la France, s’impose un peu partout : c’est ce que j’appelle l’État sans possibles, c’est-à-dire sans forme d’écoute ou d’accueil quelconque du peuple, un État que l’on dira séparé en déclarant close la figure de « l’État du peuple entier ». S’il fallait qualifier l’État français, je dirais que celui-ci, loin d’être en déshérence, peut être dit « hyper étatiste » au titre de ce qu’il exerce ce que j’appellerais un monopole de l’État par lui-même. Dès lors, il est désormais seul à énoncer la politique, seul à avoir une prise sur lui. La fin de la conflictualité parlementaire, comme conflit de partis et de politiques, est décisive car son existence permettait l’hypothèse d’un multiple des politiques et non sa captation par le seul État.
À l’heure du monopole, il n’y a pas d’autres possibles que ceux de la politique qu’il conduit. Si la conflictualité, depuis les cohabitations (1986, 1995), était toute relative, elle passa néanmoins de fictive à nulle lors de la présidence de Nicolas Sarkozy. L’élection du président Macron parachève ce que j’ai appelé le devenir de l’État parlementaire post-représentatif. Ainsi, qu’il s’agisse de l’asile, des lois antiterroristes, de la sécurité intérieure, des sans-papiers, de la décision de guerre, de Notre-Dame-des-Landes ou encore, de la place donnée à la police depuis le discours de Grenoble[4], sur chacun de ces sujets, aucune autre politique, aucun autre principe ne s’énoncent ; c’est l’État sans possible.
L’un des effets de cette configuration est un vis-à-vis entre l’État et les gens, ses instances politiques antérieures (partis, classes, syndicats, organisations) ayant cessé d’être un espace de représentation, de médiation, de consultation. Cette absence de toute forme d’écoute se traduit, en tous lieux, par un usage de la violence sans délai ; qui pour s’opposer à la traque des exilés, aux évacuations de Calais, des universités ou de Notre-Dame-des-Landes au printemps 2018 et aujourd’hui, à la violence contre les Gilets jaunes si ce n’est les gens eux-mêmes ? Cette figure de l’État sans peuple ne peut être que violence, policière comme institutionnelle, dès lors qu’elle fait de l’abandon du principe de politique publique l’un de ses credo, sous-entendant ainsi que l’action étatique ne peut être que vouée à l’échec. Au hasard, pour 2018 : abandon d’une politique de la ville en faveur des quartiers populaires (plan Borloo) ; abandon d’une politique de logement en faveur des personnes handicapées ; abandon de l’université pour tous pour une sélection institutionnalisant l’arbitraire (loi ORE).
En regard de cette configuration, c’est sans surprise qu’Emmanuel Macron peut dire, au détour d’une interview, qu’il tire sa légitimité de « son peuple » et affirmer qu’il hait « l’exercice consistant à expliquer les leviers d’une décision[5] » ; la comparaison avec de Gaulle à propos de la « figure du chef » ne tient pas si l’on pense à la puissance du PCF d’alors et à la vigueur de la structuration du champ parlementaire.
Dans ce passage d’une certaine figure de l’État pour tous à celle de l’État sans peuple, nous assistons à une étatisation complète de la politique dont l’un des effets est d’opérer une étatisation de la société en ce que seul son lexique, ses catégories et ses représentations nomment et circulent. L’État décide par conséquent seul de ce qui fait politique ou non, de ce qui fait peuple ou non (« chômeurs », « réfugiés », « habitants des quartiers populaires », « personnes handicapées », « radicalisés » et aujourd’hui Gilets jaunes), la politique reposant sur son seul bon vouloir. Et pour ceux qui, à l’image des réfugiés ou des mineurs isolés, ne « font pas peuple », l’abandon total de l’État les condamne à survivre entre le dénuement absolu et la traque policière, la policiarisation immédiate de questions autrefois sociales (la protection de la jeunesse) se systématisant.
Qu’est-ce que le populisme si ce n’est l’étatisation d’une partie du peuple contre une autre, sa conception obsidionale ?
C’est donc à l’époque de cette conception de la politique avec, en son centre, la question de l’intérêt général – auquel l’économie doit se subordonner, et non l’inverse –, que les Gilets jaunes interviennent en cherchant à y créer une brèche. Mon hypothèse est que si le mouvement est violemment combattu par le gouvernement, ce n’est pas tant parce qu’il souhaite la démission de Macron, mais parce qu’il contrecarre cette conception radicale de l’État et de la politique. Le vis-à-vis est alors violent. Ma seconde hypothèse serait que, à l’image hier de la Tunisie ou de l’Égypte, le mouvement des Gilets jaunes prend en charge la crise de l’État en étant porteur d’une figure d’un État pour tous devant être inclusif à l’heure, on le sait, où les inégalités, la paupérisation des classes moyennes et les hommes économiquement inutiles ne vont faire que croître. Pour cette raison, le gouvernement aurait bien tort de ne pas les écouter. Les entendre également, s’il ne souhaite pas suivre la pente d’un État autoritaire ou prendre le risque de l’émergence d’un véritable parti populiste. En cela, je dirais que le mouvement des Gilets jaunes, dans sa modalité actuelle, est porteur d’une certaine figure de la paix.
En effet, si les accusations de populisme, de lepénisme diffus ou encore d’antisémitisme ne sont pas recevables, cela tient notamment au fait que les gens ont refusé, jusqu’à aujourd’hui, de s’organiser selon les principes de la forme parti en faisant le choix d’assemblées populaires sans représentants ni porte-paroles d’aucune sorte – nous ne sommes pas dans le cadre de négociations – au profit de la parole et de la voix de chacun. Ce choix, fondateur du mouvement et de sa pérennité, loin de signer sa désorganisation, atteste bien davantage de sa recherche d’une forme d’organisation et, plus encore, garantit le progressisme et la diversité dont il est capable. Or racisme, nationalisme et populisme s’inscrivent avant tout dans des formes instituées et étatiques de la politique. Qu’est-ce que le populisme si ce n’est l’étatisation d’une partie du peuple contre une autre, sa conception obsidionale ?
Cette étatisation, dans le monde actuel, qu’il s’agisse de l’Italie, de la Hongrie, du Brésil ou des États-Unis est le fait de partis politiques jouant la carte populiste, voire fasciste, dans le cadre d’élections. Trouve-t-on trace de cela dans le mouvement actuel ? Non. Si la question posée est celle d’une vie digne, alors celle des étrangers n’y structure absolument rien. En sera-t-il toujours ainsi ? Personne ne peut le dire. Faisons cependant l’hypothèse que se constituer en dehors des partis ne relève pas uniquement d’un formalisme organisationnel mais signifie également penser en dehors d’eux, ne pas faire avec leurs cadres de pensées mais trouver les siens. Pour cette raison, le chef de l’État est absolument seul face au mouvement, les partis, y compris le Rassemblement national, (les syndicats de police et BFM n’ayant pas franchement la cote en ce moment) sont absolument hors-jeu. Faut-il par ailleurs rappeler que le FN est avant tout une pure production du parlementarisme français et que Mitterrand en fut, au début des années quatre-vingts, l’un de ses artisans les plus fiables en faisant entrer le dit « problème immigré » dans la vie parlementaire ?
Cela ne signifie évidemment pas qu’il n’y pas de racistes ou de nationalistes dans le mouvement, à l’image, du reste, de l’ensemble de la société puisque les Gilets jaunes, c’est tout le monde. Cependant, ce qui ici importe, comme l’attestent de nombreuses assemblées, est qu’ils n’aient pas voix au chapitre, notamment parce que cela briserait l’unanimisme du mouvement – soulignons que les gens disent « Nous sommes le peuple » et non « Nous sommes les Français » : jusqu’à présent, il faut que tout le monde puisse être du mouvement même si tout le monde n’en est pas.
Ainsi, à l’heure où les mouvements populaires récents se caractérisent principalement par leur volonté séparatiste – je pense ici à la demande d’indépendance de la Catalogne –, celui des Gilets jaunes dispose d’une dimension jacobine et nationale non séparatiste : l’État doit traiter la question du pays, dans sa totalité et sa diversité de populations comme de territoires. L’importance et la portée du mot solidarité, dans le mouvement, inclinent en ce sens. Ce fait, dans la conjoncture actuelle, doit être relevé. Mais Macron ne semble pas l’entendre lui qui, dans son adresse aux Français du 10 décembre, reprit un lexique qui pourtant n’a jamais vraiment été le sien – c’était même son point de progressisme – en disposant la question de l’identité nationale à partir de l’immigration[6].
Enfin, s’il est toujours extrêmement hasardeux de parier sur l’avenir en de telles circonstances, il n’est pas certain qu’il en demeure ainsi si le mouvement cherche à se constituer en parti en vue des prochaines élections ou bien si le RIC se met en place. Personnification, programmes, divisions et électoralisme capitalisant la colère des gens peuvent alors devenir la nouvelle donne ; le mouvement n’y survivrait sans doute pas. C’est peut-être là son hiatus en ce qu’il s’agit, d’un côté, de tenir de façon toujours plus élargie des assemblées sans représentants tout en réfléchissant à des actions et principes propres et, de l’autre, de penser à la mise en œuvre d’un parti et de listes, ou encore, de demander la démission de Macron. Ces deux dernières décisions ne font cependant pas consensus : la démission ou la destitution du président entraîneraient de nouvelles élections pour un nouveau président, ouvrant ainsi à une phase électorale confuse sans garantie que rien ne change quant à la nature ou aux principes de l’État. Cette phase engloutirait le mouvement. Pour ces raisons, le travail des assemblées doit être poursuivi car elles sont la ressource première du mouvement, le lieu de son élaboration politique à venir.
Le mouvement des Gilets jaunes ne veut pas la guerre mais cherche une façon d’agir sur l’État sans en être en formulant un ensemble de principes et de propositions pour le moins raisonnables.
Pour conclure, ajoutons qu’il n’y a pas que les manifestations pacifiques qui attestent de ce que les gens ne veulent pas la guerre ou le passage à l’insurrection. Il y a également leur façon de s’organiser, la conviction d’une bataille politique longue et inédite où chacun apprend au fur et à mesure. Dans la continuité, d’une certaine façon, de Nuit Debout, il y a la conscience qu’il faut expérimenter des façons de s’organiser nouvelles dès lors que l’État et les partis ne sont plus les organisateurs premiers de la politique. Comme le disait un homme dans une vidéo où il filmait, le temps d’une longue méditation déclarative, les montagnes alentours un jour de réveillon – les gens documentent, par leurs vidéos, le pays de façon étonnante –, le mouvement peut prendre un an, un an et demi car, à la différence de Mai 68, les modalités d’actions ne sont pas déjà-là, prêtes à l’emploi. Il faut les inventer et cela prend du temps.
Le mouvement des Gilets jaunes ne veut pas la guerre mais cherche une façon d’agir sur l’État sans en être en formulant un ensemble de principes et de propositions pour le moins raisonnables tels que « les gros doivent payer gros, les petits, petit. » En effet, qu’y a-t-il de guerrier dans la demande d’états généraux de la fiscalité ? Les gens ne seraient-ils pas à même de réfléchir ces questions ? Les questions fiscales n’engagent-elles que la technicité de Bercy ou bien sont-elles également l’objet de principes discutables par le plus grand nombre ? Il en est de même des principes régissant la répartition des transferts sociaux ou du minimum vital pour une vie décente. En effet, les gens ne disent pas à l’État « Rendez l’argent » mais interrogent sa destination et les principes déterminant sa redistribution. La vitalité des services publics, qu’il s’agisse de la santé, des transports, du logement, de l’enseignement, tient avant tout aux principes qui les président et ce principe ne saurait être autre que l’intérêt général, c’est-à-dire que chacun puisse, par exemple, se soigner ou se loger. Sans ces principes, ils se paupérisent et s’effondrent, ouvrant le champ de toutes les privatisations.
S’il y a guerre, c’est bien une guerre sur le sens de l’État dès lors que, pour les gens, il doit être porteur de l’intérêt général, ce dernier n’étant jamais acquis. Quoi qu’en dise ses détracteurs, c’est pour ces raisons qu’il est une opportunité pour tous, y compris le gouvernement. Et lorsque des Gilets jaunes, pris à parti dans les manifestations, rétorquent qu’ils se battent aussi pour ceux qui les critiquent, ils disent le vrai.