Rediffusion

L’Europe et le mystère de la culture

Directeur de l'École nationale supérieure des arts décoratifs

La culture est originairement indissociable d’une écologie et d’une pédagogie, et ne peut se penser hors des problématiques d’environnement et d’enseignement : c’est sur cette double articulation que nous pouvons aujourd’hui jeter les bases d’une politique culturelle ambitieuse et conséquente pour l’Europe. Sans prétendre à l’exhaustivité, les considérations qui suivent proposent d’en esquisser rapidement quelques contours. Rediffusion du 13 mai 2019.

Par un hasard du calendrier, l’année 2019 voit coïncider le 60e anniversaire de la création du ministère de la Culture et la tenue prochaine d’élections européennes. J’aimerais saisir cette occasion pour ouvrir quelques pistes de réflexion sur les liens, à la fois étroits et ténus, pour tout dire mystérieux, qui unissent ces deux grandes idées que sont la culture et l’Europe.

On prête à Jean Monnet la formule « si c’était à refaire, je commencerais par la culture ». « Si c’était à refaire », car on sait qu’il n’en fut rien : c’est par l’économie que l’Europe communautaire a commencé, avec l’institution du Marché commun par le Traité de Rome de 1957. Cet effacement originaire de la culture au profit de l’économie tient pour une large part aux places respectives de l’une et l’autre dans l’histoire et l’imaginaire européens, au sortir d’un conflit qui a fait plusieurs dizaines de millions de morts. Quand l’angle économique répond à l’urgence de la reconstruction et donne des garanties de pacification, via la création d’un ensemble homogénéisé sous la catégorie du marché, la culture est frappée d’un double discrédit.

Le premier plonge ses racines dans l’histoire de la philosophie allemande, plus précisément dans la querelle qui oppose, à la fin du XVIIIe siècle, Herder à Kant. Alors que ce dernier soutient l’Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, Herder objecte que chaque culture a sa spécificité et son développement propres et que c’est là, dans la Kultur, que se fonde l’essence d’un peuple (Volk), laquelle se décline à travers sa langue, sa littérature et son folklore. [1] Or c’est cette conception, et non celle du cosmopolitisme kantien, qui va s’imposer au XIXe siècle à travers l’Europe et soutenir le processus de construction des identités nationales.

À ce premier facteur de discrédit s’en ajoute un autre, qui achève d’invalider l’idée d’un usage politique de la culture pour construire la communauté européenne au lendemain de la seconde guerre mondiale. C’est ce que Adorno a appelé « l’échec de la culture », par quoi il entendait non seulement l’incapacité dans laquelle l’humanité s’était trouvée d’empêcher Auschwitz alors même qu’elle avait atteint un stade de développement culturel avancé, mais encore, et plus fondamentalement, l’ambivalence de la rationalité occidentale qui, abritant la régression au cœur même du progrès, fit sortir l’homme de l’obscurantisme pour le précipiter dans la barbarie.

Tel est le contexte dans lequel il faut comprendre l’absence de toute référence à la culture au fondement de la communauté européenne. Perçue comme un facteur de division et de destruction, elle laissa toute la place à l’économie qui, sous l’effet conjugué de l’urgence de la reconstruction et de l’imaginaire pacifié du marché, apparut comme le seul ferment d’unification. Il faut en outre imaginer que ce raisonnement s’imposa avec d’autant plus de force, que Jean Monnet était économiste, banquier de son état, et que l’usage nationaliste que les Nazis avaient pu faire des thèses de Herder tendait à assimiler, selon le mot de Paul Celan à propos de la mort, toute pensée politique de la culture à « un maître venu d’Allemagne » (Fugue de mort).

Il y a tout lieu de considérer que le moment est venu de nous donner les moyens d’élaborer une politique culturelle européenne.

Évidemment, nous n’en sommes plus tout à fait là aujourd’hui. Le Traité de Maastricht a introduit en 1992 un article spécifiquement consacré à la culture dans le texte du projet européen ; des manifestations et des programmes dédiés ont été mis en place, tels que la désignation annuelle de capitales européennes de la Culture ou le programme Europe Créative, auxquels il faut ajouter le programme Erasmus qui, même s’il n’est pas expressément orienté sur la culture, a fortement contribué à dynamiser les échanges culturels. Un article de loi, des manifestations et des programmes ne suffisent cependant pas à faire une politique. Comme le rappelait Anne-Marie Autissier, sociologue spécialiste des politiques culturelles en Europe, dans une récente émission de radio, « il n’y a pas de politique culturelle européenne, il y a un article Culture qui donne des compétences d’appui à l’Union européenne pour appuyer les politiques culturelles des États membres ». Comme si, en définitive, nous vivions toujours sous le régime de la pensée de Herder.

Il y a pourtant tout lieu de considérer que le moment est venu de nous donner les moyens d’élaborer une politique culturelle européenne. Alors que l’horreur des deux dernières guerres mondiales s’est éloignée de nous, nous vivons désormais sous le règne sans partage d’une économie qui produit de la division et de la destruction, non seulement à l’échelle humaine mais à l’échelle de la planète entière. Au plan politique, les populismes et les nationalismes ne cessent par ailleurs de vouloir défaire l’Europe en réactivant des logiques culturelles identitaires avec lesquelles le projet européen n’est toujours pas parvenu à rompre.

L’élaboration d’un projet culturel pour l’Europe suppose que l’on s’affranchisse des deux voies sur lesquelles repose aujourd’hui la perspective d’une Europe de la culture. La première est celle qui fait prévaloir l’épanouissement des cultures particulières sur l’affirmation d’une culture commune, en réduisant le commun à un simple héritage, qui relèverait davantage d’une politique de valorisation patrimoniale que d’une stratégie de consolidation et de développement. C’est la voie du Traité de Maastricht, qui formule en ces termes, dans son premier paragraphe, la base juridique de la politique culturelle européenne : « La Communauté contribue à l’épanouissement des cultures des États membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l’héritage culturel commun. »

La seconde voie consiste à vouloir sauver la culture en rappelant son poids économique. C’est celle empruntée par de nombreux défenseurs d’une politique culturelle européenne forte, qui assimilent la culture aux industries culturelles et créatives en l’articulant étroitement aux technologies de l’information et valident ainsi le primat de la valeur économique ( Jean-Noël Tronc, Et si on recommençait par la culture ? Plaidoyer pour la souveraineté européenne). Si chacune de ces deux voies a le mérite de vouloir jeter les bases d’une politique culturelle européenne, elles sont l’une et l’autre insuffisantes en ce qu’elles manquent, pour l’une, le propre de la communauté, et pour l’autre, le propre de la culture.

C’est pourquoi je propose d’explorer ici une troisième voie, qui n’escamote ni la culture ni la communauté et consiste à aller chercher dans l’origine et l’essence de la culture la chance d’un projet européen.

Avant d’être une politique ou un ministère, la culture est d’abord un mystère. Nous l’éprouvons par exemple dans l’expérience paradoxale du temps qui est la nôtre quand nous nous sentons contemporains de tel auteur disparu depuis des siècles. Ou dans la dialectique du particulier et de l’universel, qu’il faut bien supposer pour admettre que telle œuvre d’un individu particulier est susceptible de s’adresser à l’humanité entière. Ce mystère trouve son origine dans une métaphore qui plonge ses racines en Europe, en l’an 45 avant notre ère, dans un recueil d’entretiens de Cicéron, dont le titre nous dit qu’ils eurent lieu à Tusculane, à une vingtaine de kilomètres au sud-est de Rome. C’est là en effet que l’on trouve la première explicitation de la métaphore, aujourd’hui lexicalisée, sur laquelle se fonde l’usage anthropologique et générique du mot « culture » : « Un champ, si fertile soit-il, ne peut être productif sans culture — sine cultura —, et c’est la même chose pour l’âme sans enseignement — sine doctrina. »

Pas de culture sans souci de la terre, pas de culture sans écologie.

À l’origine de la culture, on trouve donc une analogie, qui pose une identité de rapport entre deux opérations portant respectivement sur la terre et sur l’esprit. De cette analogie, enfouie par plus de vingt siècles d’usage, on peut tirer deux leçons. La première s’articule à la référence au champ, qui permet de formuler une activité qui, sans un tel détour, resterait sans représentation. C’est l’idée selon laquelle aucune culture de l’esprit ne peut s’envisager sans prendre en compte l’état de la terre. Autrement dit : pas de culture sans souci de la terre, pas de culture sans écologie.

La seconde leçon repose sur le parallèle établi entre cultura et doctrina, c’est-à-dire entre culture et enseignement. Celui-ci nous invite à penser que la culture est d’abord un apprentissage et à nous souvenir qu’à côté du terme Kultur, la langue allemande dispose du mot Bildung, pour désigner la culture comme processus de formation et d’éducation. Ce qui permet d’exhumer, à côté de la conception européenne dominante, une autre lignée de la culture, en vertu de laquelle celle-ci n’est pas un trait identitaire mais un cheminement, pas un acquis mais un processus, pas un pays mais une école.

Que la culture est originairement indissociable d’une écologie et d’une pédagogie, qu’elle ne peut se penser hors des problématiques d’environnement et d’enseignement : c’est sur cette double articulation, aussi ancienne que le christianisme, que nous pouvons aujourd’hui jeter les bases d’une politique culturelle ambitieuse et conséquente pour l’Europe. Sans prétendre à l’exhaustivité, les considérations qui suivent proposent d’en esquisser rapidement quelques contours.

S’il est entendu qu’aucune pensée ou action humaine ne peut aujourd’hui faire l’économie de la dégradation du monde dans lequel nous vivons, l’Europe a ici, pour des raisons historiques, une responsabilité à endosser et un rôle à jouer. Sa responsabilité tient à ce qu’elle est le berceau de la première révolution industrielle, origine communément admise de l’anthropocène, terme par lequel on désigne la nouvelle époque géologique qui s’est ouverte au moment où l’influence des activités humaines sur le système terrestre est devenue prépondérante.

Face au changement climatique, à la raréfaction des ressources, à la pollution de nos milieux de vie et à l’extinction des espèces, nous ne saurions pour autant nous en remettre au seul couple de la science et de la technologie pour infléchir les politiques publiques, les stratégies industrielles et plus largement la conduite de l’humanité. Ce sont aussi des problèmes pour la pensée, des défis pour l’imaginaire et pour la vie, qui engagent des pratiques et des arts de vivre et mobilisent des outils conceptuels et des modes de représentation. Du fait de son histoire intellectuelle et sensible, l’Europe a, sur ces sujets, vocation à apporter une contribution singulière.

L’Europe est d’abord riche d’une tradition des humanités, qui peut servir de fondement à une politique culturelle articulée à l’urgence écologique des temps présents. À l’origine de cette tradition se trouve la philosophie, qui naît en Grèce au Ve siècle avant notre ère et constitue la cultura animi que Cicéron vise à travers l’analogie du champ. Entendue comme questionnement des médiations discursives qui informent notre rapport au monde, la philosophie fonde l’exercice de la pensée critique, laquelle est aujourd’hui requise par notre condition écologique, à l’endroit notamment de l’autonomie du capitalisme et de la technique.

À côté de la pensée critique, il est deux dispositions qui pourraient contribuer à nourrir la réponse culturelle de l’Europe à la nouvelle donne écologique. La première est paradoxalement ce qu’on pourrait appeler l’inactualité, ou la vieillesse de l’Europe, qui n’est pas tant celle de sa population que celle de l’Europe elle-même : je veux parler du poids de l’histoire et de ce sentiment de venir trop tard qui accompagne l’Europe depuis l’âge classique et dont La Bruyère, avant le Nietzsche des Considérations inactuelles, a donné la formulation la plus limpide : « Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent. »

Ce retard constitutif de l’Europe, dans lequel on peut lire le retard de l’humanité tout entière face à l’urgence écologique, se double d’un état de mélancolie qui est sans doute l’un des traits constitutifs de la Stimmung européenne. Immortalisée au début du XVIe siècle par Dürer dans la gravure éponyme, puis, un siècle plus tard, par Robert Burton dans sa monumentale Anatomie de la Mélancolie, cette humeur noire, « bain du diable », s’écoule dans l’esthétique des ruines comme dans les Tristes tropiques de Levi-Strauss ou les méditations de Pasolini et Debord sur la disparition des traces du passé, jusqu’à s’épancher aujourd’hui dans ce qu’on appelle les Extinction Studies, branche des « humanités environnementales » dédiée à l’étude des processus d’extinction.

Critique, retard, mélancolie : c’est finalement la culture du négatif que l’Europe peut mettre au service de la prise de conscience de l’urgence écologique, par quoi il ne faut pas entendre la culture des passions tristes, mais l’énergie de la mise en question, la puissance d’une méditation unique sur le temps et l’attention à ce qui disparaît, comme conditions d’une nouvelle façon d’habiter le monde abîmé qui est le nôtre.

Qu’elle soit spécifiquement écologique, artistique, littéraire ou scientifique, la culture est par ailleurs indissociable d’un enseignement. Ce qui suppose que l’on pense, à l’échelle de l’Europe, à la fois la culture comme éducation et la culture dans l’éducation, en inventant des dispositifs croisés ou en aménageant des espace-temps d’enseignement dans les lieux de culture et vice versa.

La présence de la culture dans l’enseignement reste globalement très faible dans une Europe dominée par le modèle des sciences dures.

Le développement généralisé des services publics et de la médiation dans les structures de diffusion, associé à ce qu’on a pu appeler le « tournant éducatif » de l’art [2], ont largement contribué à introduire une dimension d’enseignement dans les lieux de culture. Il reste qu’on pourrait aller beaucoup plus loin dans l’éducation des sens en développant, au titre de la culture européenne, des programmes d’apprentissage du regard, de l’écoute, du goût, du toucher et de l’odorat, de façon à développer un autre aspect du mystère de la culture, soit la capacité à articuler de l’intelligible sur du sensible.

Pour ce qui concerne la présence de la culture dans l’enseignement, celle-ci reste globalement très faible dans une Europe dominée par le modèle des sciences dures. La situation des sciences humaines et sociales dans l’enseignement supérieur est à cet égard des plus préoccupantes. La diminution constante du nombre de formations et d’étudiants d’une part, la portion congrue qui leur est faite dans les programmes de recherche européens d’autre part, tend de plus en plus à les assimiler à un objet d’étude pour les Extinction Studies [3]. Quant à l’art et son enseignement, on observe, du primaire au supérieur, un paysage très disparate.

Un point cependant reste constant : c’est la faible implication des artistes professionnels dans l’enseignement, alors même que celle-ci a été recommandée par plusieurs études. À l’argument communément avancé en ce sens de l’artiste comme spécialiste de la créativité, ajoutons qu’il est aussi un professionnel de l’attention et du soin, portés en particulier aux formes, à leur aspect, leur histoire et leurs enjeux, et que sa contribution à l’éducation est tout aussi décisive sous cet aspect. Dans le primaire et le secondaire, les enseignements sont généralement organisés de telle sorte que « un artiste professionnel doit suivre une formation professionnelle au métier d’enseignant pour pouvoir donner des cours dans telle ou telle discipline artistique. »

Et même dans les enseignements supérieurs artistiques, l’académisation des cursus, sous l’effet du processus de Bologne, ne va pas sans risque de relâchement du lien étroit de l’enseignement au champ professionnel de l’art. Aussi est-il ici fondamental que l’Europe puisse garantir et développer des modalités d’articulation des mondes de l’art et de l’enseignement, qui aillent dans le sens d’une augmentation de leurs puissances respectives et de leur hybridation, et non d’une assimilation du premier par le second. Si le développement de la recherche par l’art et le design est ici prometteur, je rappellerai pour finir deux propositions faites par Emmanuel Macron en 2017, qui gagneraient à être articulées étroitement : la mise en place d’un Erasmus pour les artistes et la création d’universités européennes.

Que l’on réunisse ces deux propositions en créant trois ou quatre universités européennes des arts et de la culture, judicieusement réparties sur le territoire, qui soient à la fois des lieux de résidence et de rencontre, d’enseignement et de recherche, croisant les arts et les humanités, la culture, l’enseignement et le souci écologique, voilà qui serait assurément un signe fort pour l’avenir de nos établissements d’enseignement comme de la culture européenne.


[1] Voir J. G. Herder,  Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité (1784-1791), Paris, Aubier, 1962, ainsi que Une autre philosophie de l’histoire  (1774), Paris, Aubier, 1964.

[2] C’est en ces termes que Irit Rogoff décrit en 2008 la prise en charge d’un certain nombre de questions relevant de la pédagogie, de la recherche et de la production de savoirs par les centres d’art et les musées.

[3] Voir sur ce point les contributions de l’EASSH (European Alliance for social Sciences and Humanities). En France, un récent colloque organisé par l’AUREF (Alliance des Universités de Recherche et de Formation) pointait le risque de « la disparition des SHS ou leur cantonnement à un rôle d’acceptabilité des autres sciences ».

Cet article a été publié pour la première fois le 13 mai 2019 sur AOC.

Emmanuel Tibloux

Directeur de l'École nationale supérieure des arts décoratifs

Notes

[1] Voir J. G. Herder,  Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité (1784-1791), Paris, Aubier, 1962, ainsi que Une autre philosophie de l’histoire  (1774), Paris, Aubier, 1964.

[2] C’est en ces termes que Irit Rogoff décrit en 2008 la prise en charge d’un certain nombre de questions relevant de la pédagogie, de la recherche et de la production de savoirs par les centres d’art et les musées.

[3] Voir sur ce point les contributions de l’EASSH (European Alliance for social Sciences and Humanities). En France, un récent colloque organisé par l’AUREF (Alliance des Universités de Recherche et de Formation) pointait le risque de « la disparition des SHS ou leur cantonnement à un rôle d’acceptabilité des autres sciences ».

Cet article a été publié pour la première fois le 13 mai 2019 sur AOC.