International

La tragédie de l’aéroport de Chinchero continue

Anthropologue, Historienne des idées

Le projet de construction d’un aéroport à Chinchero au Pérou, dans la Vallée sacrée des Incas près de Kuzco, est un scandale archéologique, écologique, aéronautique et humain déjà dénoncé dans AOC. Pourquoi cette cécité des pouvoirs publics, mais aussi des Cusquéniens, aux arguments qui s’accumulent pour montrer l’inanité et la dangerosité de ce projet persiste-t-elle, malgré les mobilisations ? Pour le comprendre, il faut dérouler le fil de l’idéologie du progrès et de l’ultralibéralisme.

Un premier article, ici même, décrivait le scandale archéologique, écologique, aéronautique et humain du projet de construction d’un aéroport à Chinchero au Pérou, dans la Vallée sacrée des Incas, haut lieu du tourisme mondial. La pétition internationale à l’attention du président de la République du Pérou, Martín Vizcarra, atteint plus de 93 000 signatures (le 12 juillet 2019) de simples particuliers à la fine fleur mondiale des archéologues, anthropologues et experts qui ont également envoyé directement des lettres de protestation [1].

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Des dizaines d’articles sont parus dans les médias les plus prestigieux, l’information circule dans toutes les langues, et les membres des deux associations de lutte contre le projet sont interviewés dans les médias. Surtout, l’Association internationale du transport aérien (AITA) qui regroupe 260 compagnies soit 83 % du trafic aéronautique mondial a déclaré, par la voix de son vice-président, que le projet avait été développé sans concertation avec l’industrie aéronautique, que l’étude d’impact environnemental ainsi que le dossier technique présentaient des erreurs grossières, faute de considérer le danger extrême de cet aéroport d’altitude, avec ses vents verticaux dits « cisaillements ». À elle seule cette déclaration de l’AITA contredit les fake news diffusée par le ministère des Transports péruvien qui continue de dire le contraire sans produire de signature qui authentifierait ses affirmations.

Et pourtant le projet continue : l’entreprise liménienne chargée de terrasser le futur emplacement de l’aéroport avance dans son travail de destruction des terres arables. Si, fort heureusement, la France s’est retirée du projet (sans doute parce que les décideurs lisent AOC et ont été convaincus de ne pas se lancer dans une opération non viable et destructrice à tous égards), la Corée du sud a gagné, devant l’Espagne, la Turquie et le Canada, l’appel d’offres de 30 millions de dollars. C’est elle qui devra choisir les entreprises qui construiront les pistes et le mall commercial. Alors que les rebondissements et révélations continuent de pleuvoir, nous ressentons l’obligation une nouvelle fois de soutenir haut et fort que cet aéroport est un éléphant blanc.

L’aéroport de Chinchero ne pourra en aucun cas assurer des vols transcontinentaux.

À titre d’exemple, prenons encore une fois les réalités aéronautiques. Sur les deux voies prévues pour le décollage – rappelons que l’atterrissage pose infiniment moins de problèmes – les études de faisabilité réalisées par l’entreprise espagnole ALG montre que la première appelée RXY 34 est définitivement impraticable. Aucune compagnie ne s’y risquera car en cas de défaillance d’un des deux moteurs le retour à l’aéroport est impossible. En effet, le couloir aérien passe durant une centaine de kilomètres après le décollage entre deux chaînes de très hautes montagnes enneigées, bien plus hautes que l’altitude atteinte à ce moment là par l’avion. Sans route d’évacuation et sans voie de retour, l’avion est perdu : le risque mortel pour les passagers et l’équipage est avéré. Une nouvelle « tragédie des Andes » (en référence au crash du vol 571 d’octobre 1972) est ainsi programmée.

Quant à l’autre route, la SID 34, si elle est relativement viable elle présente de très fortes limitations, ingérables par la tour de contrôle : les avions ne peuvent s’y croiser. Cette seconde route survole par ailleurs les salines de Maras au moment où les moteurs des avions rejettent l’oxyde de nitrogène, condamnant ainsi la très rentable production du fameux sel rose des Andes et ses producteurs. Elle affecterait tout autant les terrasses circulaires du site archéologique de Moray, étant donné que les avions passeraient à respectivement 600 et 700 mètres d’altitude des deux lieux.

Le ministère des Transports et le Président, décideurs sur ce projet, sont sourds et aveugles à ces arguments, qui s’ajoutent à celui que nous avions déjà développé dans notre précédent article : l’aéroport de Chinchero ne pourra en aucun cas assurer des vols transcontinentaux. Non seulement il ne fera pas mieux à cet égard que l’actuel aéroport international Alejandro Velasco Astete de Cuzco, mais il fera bien moins bien que lui en termes de nombre de passagers transportés. Aujourd’hui, ce sont 3 millions 700 000 passagers qui atterrissent chaque année à Cuzco. Le nouvel aéroport, avec ses limitations horaires, ne pourrait en aucun cas recevoir les 6 millions de voyageurs qui avaient été fixés comme premier objectif pour l’année 2026. S’il fonctionne, il sera de basse opérativité.

Une autre révélation pourrait permettre au président Martín Vizcarra de renoncer au projet sans perdre la face, en accord avec son programme national de lutte contre la corruption. On a appris le 19 juillet dernier que la procédure de choix des Coréens dans l’appel d’offre était entachée d’irrégularités, la rendant possiblement caduque. Mais dès le lendemain, un démenti a été opposé par le ministère des transports dans un communiqué affirmant que la procédure s’était déroulée en toute transparente. Reste le soupçon, d’autant plus fort que la Corée du Sud, qui a promulgué une loi sur le sujet en 2016, est frappée par des scandales de corruption justement dans le secteur de la construction d’infrastructures. Il en va d’ailleurs de même avec l’autre candidat, l’Espagne, qui traîne de nombreuses casseroles sur fond d’aéroport abandonné, de bulle immobilière et de fraude fiscale.

Pourquoi le président Vizcarra n’a-t-il pas profité de ce soupçon d’irrégularité pour suspendre les travaux ? Cela s’explique d’abord par des considérations de politique intérieure. Ce président, arrivé au pouvoir sans élection à la suite de la mise en examen pour faits de corruption du président Pedro Pablo Kuczynski, n’a ni parti politique ni députés au congrès péruvien. Son succès aux prochaines élections de 2020 repose donc sur l’adhésion éventuelle des électeurs péruviens, en dehors de toute machine de parti. Or, un nombre considérable de Cusquéniens souhaitent cet aéroport pour affirmer leur identité, contre Lima et son centralisme.

L’idée selon laquelle un aéroport international permettrait de s’affranchir du centralisme liménien est partagée par les partis de gauche, les mouvements syndicaux de travailleurs et d’agriculteurs de la région qui ont toujours défendu le projet. Nous savons pourtant qu’il n’en sera rien puisque les avions continueront de passer par l’aéroport de Lima. Ils imaginent aussi que la construction donnera du travail aux locaux : il n’en est rien non plus, parmi les ouvriers engagés dans les travaux de terrassement seuls cinq sont du village même de Chinchero. Comment alors renoncer aux illusions sur Chinchero qui sont nourries depuis des décennies ?

Les partis de droites sont aussi, traditionnellement, pour l’aéroport car la construction d’infrastructures apparait comme le meilleur moyen de matérialiser l’idéologie du développement. Par ailleurs, la construction de l’aéroport met en jeu des capitaux internationaux, et elle intéresse aussi évidemment les grandes chaînes hôtelières.

La prise de position des Cusquéniens, depuis les politiques jusqu’aux individus, est un gigantesque paradoxe. Elle repose sur une conception paranoïaque de Lima et des Liméniens profitant et abusant de Cuzco. Cette conception conspirationniste, profondément ancrée, explique que les Cusquéniens ne veulent pas entendre les arguments rationnels contre l’aéroport. Pourquoi Vizcarra ne veut-il pas les écouter lui non plus ?

La culture devient bien de consommation, que les locaux vendent d’abord sans s’en nourrir.

Le paradoxe est d’autant plus criant que les autorités régionales n’ont aucune possibilité d’intervenir dans la gestion du projet, ni techniquement ni politiquement. Les décisions sont toutes prises par le Ministère des Transports et Communication, depuis Lima donc, et il ne reste au gouvernement régional de Cuzco que le droit d’opiner.

La paranoïa n’explique pas tout. L’entêtement à vouloir mener à bien ce projet, qui relève comme nous l’avons montré avant tout de l’idéologie tant il contient d’angles morts et de cécité volontaire, révèle le désir non questionné de faire basculer Cuzco dans un tourisme de masse toujours plus important. S’il est vrai que certains touristes apprécient une moindre efficacité, un rythme ralenti, la suspension des normes « occidentales » et l’impression de se plonger dans un autre temps qu’offrent encore la vallée – et en particulier Chinchero, où, sur les ruines mêmes, ce sont des bœufs qui labourent la terre, dans des lieux où les tracteurs n’arrivent pas –, d’autres recherchent une efficacité et une rentabilité de leur voyage. Dans la checklist des lieux à « faire », il y a le Machu Picchu et sa citadelle inca… autant y arriver vite, si possible avec ascenseur ou téléphérique.

Mais cette idéologie du tourisme de masse, et son corollaire le « produit cible », comprend des failles évidentes. Par exemple, si le Machu Picchu attire 7 000 visiteurs par jour, la montagne des sept couleurs à Canchis attire elle 5 000 visiteurs par jour. Les touristes qui affluent à Cuzco font donc vivre de nombreux autres lieux. Le tourisme de masse détruit, bétonne, anéantit les cultures et corrompt les personnes. La culture devient bien de consommation, que les locaux vendent d’abord sans s’en nourrir. Or les Incas ne résument pas toute la richesse de la vallée sacrée, qui connaît une occupation humaine millénaire, une histoire sociale et politique, des luttes et des modes de vie, des récits, des mémoires, des imaginaires.

On l’a constaté à l’occasion de la cérémonie traditionnelle offerte à Chinchero le 14 juillet par la fraternité spirituelle Hatun Ayllu Koricancha, manifestation exemplaire d’une culture qui se projette vers l’avenir et résiste aux injonctions des grands capitaux. Ce « rituel pour le respect des terres de Chinchero, des lagunes de Piuray et Huaypo, de l’eau des zones humides de Ch’apar, Chakapunku et Ponqolay, et pour le respect de la terre, aux Anta Killka et Sara Killka » rejetait clairement la présence brutale des excavateurs et la destruction en cours du beau paysage de Chinchero. Les campagnes d’information et de sensibilisation sur l’impact culturel et environnemental, l’infaisabilité opérationnelle et aéronautique, les violations légales de toutes sortes, ainsi que le gaspillage excessif et inutile des ressources publiques pour ce projet ont donc suscité des formes de résistance.

Le Chemin inca, classé au patrimoine de l’humanité, traverse très exactement l’emplacement du futur aéroport.

Outre cette représentation suicidaire du tourisme de masse – le nombre de visiteurs du Machu Picchu dépasse déjà les normes préconisées par l’UNESCO fixé à 2 500 par jour, son augmentation provoquera immanquablement sa dégradation – la spéculation immobilière entre pour une bonne part dans ce projet.  Rappelons que les achats et ventes des terres ont été réalisés dans les années 2012-2013, soit avant la réalisation de l’étude de faisabilité (2014), et que la vente de ces terrains a été forcée par une loi d’expropriation, promulguée sans aucune justification par le président Humala (actuellement en prison pour corruption et blanchiment d’argent). Autrement dit, la spéculation sur les terres a été décidée avant que ne soit décidée la construction de l’aéroport. On arrive à la situation qu’actuellement, les terrains urbains de Chinchero sont vendus à plus de 300 $US (avec un pic à 3000 $ dans le centre du village ancien) et les terrains ruraux à plus de 30 $US le mètre carré.

Ajoutons que l’extension de l’aéroport est estimée à plus de 347 hectares, ce qui est absolument considérable dans un pays où les terres agricoles ne représentent que 5 % de la surface. Des terres mangées par le plan de développement urbain, concentré sur « les zones adjacentes au projet », et qui se traduit par l’érection d’un paysage urbain dégradé. Les Péruviens parlent de « juliaquisation » de la Vallée, par référence à la ville de Juliaca classée dans les villes les plus laides du monde, avec ses constructions de brique et de verre de basse qualité et son urbanisme agressif et chaotique. En réalité, de manière plus générale, on peut évoquer une destruction des modes collectifs de propriété et d’exploitation des ressources, en faveur de systèmes de propriété privée. La loi d’expropriation et la spéculation sur les terres a dressé les unes contre les autres des communautés qui ont inégalement bénéficié de la manne financière. Jusqu’à aujourd’hui, le processus de vente des terres a échappé à tout contrôle de  régularité et de légalité.

Perte de territoires agricoles à un moment de changement climatique qui devrait obliger à repenser la sécurité alimentaire du pays (en termes d’eau, d’agriculture, de pêche, de forêts, de ressources culturelles et de biodiversité), menaces sur l’approvisionnement en eau potable de Cuzco, démantèlement et destruction du territoire, de l’écologie et du paysage culturel… tout ceci est à rebours d’une économie locale durable. Ses piliers – réels et potentiels – sont plutôt le paysage, le tourisme culturel et expérientiel, l’agriculture biologique traditionnelle, les services environnementaux (eau, biodiversité et loisirs humains), le commerce traditionnel et l’incroyable et merveilleux textile traditionnel.

En somme, il faut parler d’une complète opacité, au niveau de la prise de décision par le pouvoir central et à tous les échelons : les études préalables de faisabilité n’ont pas été réalisées, et il n’existe pas de certificat d’inexistence de restes archéologiques (CIRA Certificado de Inexistencia de Restos Arqueológicos), obligatoire au Pérou, et à plus forte raison dans la Vallée sacrée, centre du pouvoir inca. De fait, le Chemin inca, classé au patrimoine de l’humanité, traverse très exactement l’emplacement du futur aéroport.

Le silence du ministère de la Culture est assourdissant. Jusque très récemment, il fallait aussi parler de celui de l’UNESCO dont la revue, à Paris, a refusé de publier l’article que nous lui proposions dans son numéro de juillet-septembre 2019. L’organisation internationale ne répondait pas davantage à la sollicitation formulée dans un article du New York Times lui intimant de placer le Machu Picchu dans la liste du patrimoine en péril. Nous avions fini par croire que l’UNESCO n’était d’aucune utilité pour la préservation du patrimoine péruvien. La seule explication de ce silence était sa politique de non intervention dans les politiques nationales.

Mais nous avons mieux compris le refus d’aborder le thème de l’aéroport de Chinchero quand la presse internationale a relayé l’existence d’un courrier que l’UNESCO avait envoyé au ministère de la Culture, qui s’est empressé de l’occulter. L’institution avait donc préféré, à un article, écrire une lettre bien documentée avec des questions très précises. Le ministère de la Culture, au lieu de présenter ses excuses pour avoir dissimulé ce courrier, se contenta de répondre qu’il avait jusqu’au 25 août pour répondre. Et jusqu’à aujourd’hui sont attendues des réponses précises qui iraient au-delà des explications habituelles, confuses, du ministère de la Culture pour justifier la construction d’un aéroport dans un lieu qui est inscrit au patrimoine de la nation et où donc, selon les lois péruviennes, rien ne peut se construire sans l’autorisation dudit ministère.

En attendant ce jour, les travaux dévastateurs se poursuivent.

 


[1] On peut lire (en espagnol) l’entretien donné à David Hidalgo sur le site OjoPúblico par Natalia Majluf, historienne et ancienne directrice du Musée des Arts de Lima : “Es un crimen lo que se está haciendo en Chinchero”, 2019

Pablo del Valle

Anthropologue, Chercheur à l'Université pontificale catholique du Pérou

Sylvie Taussig

Historienne des idées, Chargée de recherche au CNRS/IFEA

Notes

[1] On peut lire (en espagnol) l’entretien donné à David Hidalgo sur le site OjoPúblico par Natalia Majluf, historienne et ancienne directrice du Musée des Arts de Lima : “Es un crimen lo que se está haciendo en Chinchero”, 2019