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Lorsque des citoyens sont au pouvoir : Italie saison 2

Sociologue

En visite éclair à Rome ce mercredi 18 septembre, le président Macron prendra-t-il toute la mesure de l’expérience unique qu’est en train de vivre l’Italie : celle d’un gouvernement conduit par un néophyte absolu, Guiseppe Conte, et constitué pour plus de moitié de profanes de la politique qui se situent ostensiblement à l’écart – voire contre – des réseaux de pouvoir, d’influence et de corruption ?

Deux faits politiques importants viennent de se produire en Italie au terme de la crise déclenchée, au milieu de l’été, par la chute du gouvernement. La première est que l’ancien parti dominant de la gauche, le Partito Democratico (PD), a accepté de devenir une force d’appoint au Movimento Cinque Stelle (M5S) pour former un exécutif alors que sa direction a longtemps dénoncé l’inconsistance, l’incompétence ou l’inanité des propositions de cette formation politique composée de citoyen.ne.s ordinaires qui se qualifie elle-même de « post-idéologique ». La seconde est que le programme de gouvernement qui a été négocié par ces deux partenaires a été soumis à la ratification des adhérents du M5S par une consultation sur la plate-forme Rousseau – le site qui leur permet d’exercer leur contrôle sur les orientations du mouvement et l’action de ses responsables et de ses mandataires. L’avenir du pays a donc dépendu du vote des 80 000 inscrits qui ont finalement validé l’accord. Mais en quoi ces deux faits sont-ils si exceptionnels ?

Petit rappel des épisodes précédents. À la veille de l’Assomption, Matteo Salvini, vice-premier ministre et ministre de l’intérieur en exercice, a annoncé, dans un emportement calculé, son souhait de provoquer la dissolution du Parlement afin de convoquer des élections législatives anticipées. Porté par des sondages accordant à son parti, la Lega, plus de 38% des intentions de vote, il a cru que le temps était venu de sonner la fin de la récréation en rompant le « contrat de gouvernement » qu’il avait signé avec le Movimento Cinque Stelle (M5S) quatorze mois plus tôt en jurant, la main sur le cœur, qu’il durerait cinq ans. Et, ne faisant pas dans la demi-mesure, il a demandé au peuple italien de lui donner les pleins pouvoirs. Cette sortie nerveuse s’est achevée par un retournement surprise : renvoi de la Lega dans l’opposition, changement de majorité parlementaire et constitution d’un gouvernement dont la droite clame qu’il est le plus à gauche que l’Italie ait jamais connu (pour Berlusconi, les Cinque Stelle sont des communistes). Salvini en est réduit à organiser une obstruction parlementaire qu’il promet dévastatrice ou à jouer la rue contre le Parlement en appelant à une grande manifestation à Rome le 19 octobre prochain.

Toutes ces bizarres péripéties font le régal des analystes et des médias. Mais ce qui les amuse le plus est l’incroyable plasticité politique des responsables du M5S, qui après s’être entendus avec l’extrême-droite, traitent aujourd’hui avec le camp de leurs ennemis honnis d’hier : les sociaux-démocrates. Les commentaires ne voient là que manœuvres et tractations dont les séries de télévision nous apprennent qu’ils sont le lot de la vie politique normale. Or la situation politique italienne actuelle n’a rien de normal. Il faut en effet rappeler que, à la suite des élections législatives de mai 2018, les Cinque Stelle sont devenues la première force politique du pays en recueillant plus de 11 millions de voix et plus de 30% des sièges au Parlement.

Mais cette réalité électorale brute occulte souvent un phénomène qui fait la singularité de ce scrutin : le Movimento Cinque Stelle a été fondé par des citoyen.ne.s engagé.e.s (militants associatifs, activistes écologistes, animateurs de centre sociaux de quartier, anciens syndicalistes, intellectuels, etc.) qui, écœuré.e.s par le spectacle d’un système des partis gangrené par le clientélisme et la corruption, n’acceptent plus la vieille division du monde de la politique entre camps de droite et de gauche.

Cette aversion absolue que le M5S voue aux vieilles structures partisanes met en rage l’establishment, droite et gauche confondues, qui ne supporte pas les leçons de morale et de probité que leur donnent ces amateurs.

Le M5S est également l’héritier de l’activité déployée par ceux et celles qui, en 2011, ont obtenu la tenue du référendum d’initiative populaire et ont réussi à mobiliser plus de 50% du corps électoral et imposer l’abrogation de lois prévoyant la privatisation de l’eau, la construction de centrales nucléaires et l’immunité des ministres devant répondre de malversations. Tout cela explique que les statuts du M5S le définissent comme un « non-parti », sans leadeur.e, sans siège et sans doctrine, qui s’organise autour d’une plate-forme informatique sur laquelle ses élu.e.s, qui ne peuvent exercer plus de deux mandats, doivent rendre régulièrement compte de leurs actes aux adhérents.

L’Italie est donc en train de vivre une expérience unique : celle d’un gouvernement qui est conduit par un néophyte absolu, Guiseppe Conte, et constitué pour plus de moitié de profanes de la politique qui se situent ostensiblement à l’écart – voire contre – des réseaux de pouvoir, d’influence et de corruption. Cette aversion absolue que le M5S voue aux vieilles structures partisanes met en rage l’establishment, droite et gauche confondues, qui ne supporte pas les leçons de morale et de probité que leur donnent ces amateurs et est horrifié par leur prétention à s’ingérer dans des affaires publiques qui ne devraient pas les concerner.

Durant quatorze mois, une équipe de novices détachés de toute idéologie a participé à la direction du pays, en suivant le plus scrupuleusement possible les clauses du « contrat de gouvernement » passé avec un parti minoritaire, la Lega, dirigé par les politiciens retors, cyniques et dogmatiques. Et tandis que Salvini a usé de toutes les ficelles de la communication pour faire valoir sa proximité avec le  « peuple » et sa fermeté contre les migrants, les criminels, l’Europe et les étrangers, les ministres du M5S ont fait voter, à l’écart des caméras, des dispositions visant à insuffler plus de justice, d’égalité et de probité dans les mondes politique, judiciaire et économique du pays.

Durant ces quatorze mois d’action gouvernementale, les débats et interrogations n’ont cessé de diviser les deux parties signataires du contrat. Ce fût tout d’abord autour de la nomination d’un ministre de l’économie proposé par la Lega et qui militait en faveur de la sortie de l’euro et de l’Union européenne, qui, à la suite du refus du Président de la République, a finalement été remplacé par un personnage moins sulfureux. Ce fût ensuite autour de la question budgétaire, lorsque le projet de budget présenté par l’Italie, qui contenait une série de mesures rompant avec les dogmes des politiques d’austérité (revenu de citoyenneté, amélioration des retraites, baisse de la fiscalité), a directement été retoqué par les autorités européennes pour « déficit excessif ». Après quelques semaines de négociation, l’exécutif a légèrement réduit l’étendue de ses programmes afin d’obtenir leur aval et ne pas être mis à l’amende par la commission européenne. La pomme de discorde suivante a été la salve de décisions prise par le Ministre de l’intérieur afin de durcir les conditions d’accueil des migrants en Italie : fermeture des ports, discours xénophobes et racistes, renforcement des contrôles sur le territoire, ouverture de nouveaux camps de rétention, poursuite des contrevenants à ces nouvelles directives, etc. Et, sur le plan des mesures environnementales, le M5S a dû concéder quelques reniements : les promesses de fermer immédiatement des sites hautement polluants ont été suspendues afin de ménager les investissements et l’emploi.

La cohésion gouvernementale a encore été préservée lorsque la question de la levée de l’immunité parlementaire de Salvini – poursuivi pour « séquestration de personnes, arrestations illégales et abus de pouvoir » en refusant de faire accoster un navire italien ayant 150 migrants à son bord – a été mise au vote au Parlement en mars 2019 et que la majorité l’a rejetée après que les adhérents au M5S aient ratifié ce choix sur la plate-forme Rousseau.

Salvini n’a jamais fait mystère de son projet : siphonner les voix du M5S et celles de Forza Italia pour obtenir une position dominante dans une majorité de droite redevenue écrasante à la suite d’élections provoquées le moment voulu.

La dissension entre les deux partenaires s’est ensuite exprimée lors du vote pour la présidence de la Commission européenne : alors que la Lega, qui conduit le groupe d’extrême-droite au Parlement européen, votait contre Ursula van der Leyen, le M5S, qui y siège parmi le non-inscrits, lui apportait ses voix. La rupture a finalement eu lieu lorsque le M5S a déposé et voté, seul contre l’ensemble des partis représentés à la Chambre, une motion demandant la fin du chantier du tunnel Lyon-Turin. C’est ce vote qui a précipité la chute du gouvernement. Il faut tout de même ajouter que la cohabitation entre le M5S et la Lega était marquée, dès son origine, par la précarité. Salvini n’a jamais fait mystère de son projet : siphonner les voix du M5S et celles de Forza Italia pour obtenir une position dominante dans une majorité de droite redevenue écrasante à la suite d’élections provoquées le moment voulu. Et ce moment lui a semblé arrivé le 9 août dernier.

Si l’Italie est aujourd’hui un laboratoire de quoi que ce soit, c’est celui de cette mutation de l’ordre politique que cherchent à accomplir, un peu partout à travers le monde, des groupes de personnes déliées de toute affiliation partisane qui s’organisent en « mouvements » pour mettre leur capacité politique en commun et reprendre, par la voie des urnes ou par la rue, le contrôle de décisions qui pèsent sur leur avenir et transformer le fonctionnement des institutions de la représentation et l’exercice de la délégation. Le développement de ces nouvelles modalités de la démocratie directe est un des enjeux majeurs de la présence au pouvoir du M5S.

L’autre enjeu est lié à un fait dont il serait temps de prendre toute la mesure parce qu’il y a tout lieu de penser qu’il est devenu constitutif de notre modernité : les citoyen.ne.s se gênent de moins en moins pour s’ingérer dans la vie politique de leur pays et, sans se soucier de l’avis d’autorités supérieures, agir pour imprimer une orientation différente à la manière dont les affaires publiques y sont prises en charge par ceux et celles qui les gouvernent. Cette irruption des citoyen.ne.s ordinaires sur le devant de la scène politique pose deux questions : du côté des mouvements qui prônent l’horizontalité, c’est celle de la possibilité de gouverner de façon durable sans trahir les principes de pluralisme des opinions, d’égalité des voix, de transparence des décisions et de dé-professionnalisation et de dépersonnalisation de l’activité politique qui les définissent ; et du côté des structures partisanes traditionnelles, c’est celle des alliances qu’il convient (ou pas) de nouer avec des formations ou des collectifs qui remettent en cause leur crédo, leur prédominance et leur légitimité.

La situation italienne donne un aperçu en grandeur réelle de la transformation de l’activité politique sous le coup de l’arrivée au pouvoir – municipal, régional ou national – de citoyen.ne.s ordinaires qui s’organisent par leurs propres forces pour prendre en charge les problèmes publics qui les concernent. Les exemples sont légion. En France, c’est le succès, lors des élections présidentielles de 2017, de deux « mouvements » : En marche et La France insoumise – même si on a pu observer la rapidité avec laquelle les lois d’airain de la Vème République en ont vite étouffé la vitalité démocratique. En Ukraine, c’est le raz de marée électoral qui a porté à la Présidence du pays un comédien sans aucune expérience de la politique et élu un Parlement dominé par des néophytes. Au Soudan, c’est le succès remporté par les porte-parole d’un soulèvement populaire qui ont réussi à imposer le fait d’exercer le pouvoir avec des militaires qui entendaient se l’accaparer. Et c’est ce qui pourrait arriver en Algérie si le H’irak parvient à maintenir sa ligne de conduite et sa résolution.

La situation italienne a donc cela d’exceptionnel qu’elle documente la transformation de l’activité politique à une époque où l’organisation horizontale des « mouvements » tend à se substituer au fonctionnement vertical des partis. Elle permet en effet de voir comment se posent et se résolvent une série de questions qui accompagnent la mutation de l’ordre du politique qui est en cours, comme :

Est-il possible de gouverner sans idéologie ou sans stratégie politiques affichées ?
Comment faire cohabiter dans un même exécutif deux modes de fonctionnement aussi opposés que l’horizontalité des mouvements et la verticalité des partis ? Et comment nouer des alliances entre ces deux types de forces qui coexistent aujourd’hui sur la scène politique ?
Comment maintenir l’équilibre entre le contrôle des adhérents de base et l’action des représentants ou les porte-parole d’un mouvement lorsqu’il est en position de gouverner et que les décisions doivent être prises dans l’immédiateté et l’urgence – et parfois le secret – des situations ?

Peut-on gouverner en soumettant toute décision à un débat public informé et en négligeant les impératifs du « fait majoritaire » qui justifient une discipline de vote et un alignement inconditionnel sur les propositions d’un exécutif ?

Ceux et celles que l’avenir de la démocratie intéresse auraient donc tout intérêt à suivre de près l’expérience quotidienne de l’exercice du pouvoir par le M5S afin d’analyser les modalités sous lesquelles un mouvement de citoyen.ne.s ordinaires peut participer à un gouvernement de façon durable et opérer un changement radical de la manière de faire de la politique. Et cela sans préjuger du fait que c’est exactement ce que le Cinque Stelle font aujourd’hui.


Albert Ogien

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS – CEMS