Politique

Immigration : la victoire du chauvinisme du bien-être

Philosophe

Le débat sur l’immigration voulu par Emmanuel Macron s’ouvre à l’Assemblée nationale ce lundi 7 octobre. Depuis plusieurs décennies maintenant, à la faveur de la montée en puissance d’un « chauvinisme du bien-être », la démocratie vient se briser contre les frontières et se replie sur elle-même. En affirmant la primauté des citoyens, on en est venu à fonder une démocratie souverainiste qui viole tout principe d’égalité.

La période dite de la « fin des utopies » a entériné l’affirmation inconditionnelle du capitalisme, un système économique qui n’aurait pas pu s’imposer sans l’ordre politique d’une démocratie consensuelle confiée au pouvoir souverain de l’État. Dans le libéralisme dominant, la démocratie est devenue de plus en plus formelle, de moins en moins politique : d’un côté, exercice du dispositif étatique, de l’autre, récit ininterrompu destiné à monopoliser l’opinion publique. Tout ceci correspond à une politique entendue comme « gouvernance » administrative ou simple gestion policière.

La mondialisation a ouvert un nouveau chapitre où l’on voit affleurer l’inadéquation des démocraties nationales, incapables d’affronter toute question allant au-delà des limites étatiques. En effet, il est clair désormais que les communautés politiques ne constituent plus des mondes isolés car elles sont traversées par des dynamiques nouvelles et par des exigences supranationales. Il s’agit alors de repenser non seulement la démocratie mais aussi la forme politique de l’État et de rouvrir le débat sur la souveraineté.

S’il est vrai que l’on parle du déclin de l’État-nation depuis près d’un siècle, ce à quoi l’on assiste ces derniers temps est un phénomène entièrement nouveau. La souveraineté en perte de vitesse, pour se faire valoir, réagit à la mobilité de la mondialisation en construisant des murs et en déployant avec grandiloquence des barrières en tout genre. Or une géopolitique des murs renvoie au drame de la ségrégation qui, en dépit du sentiment de sécurité tout apparent, est toujours aussi une auto-ségrégation. Quiconque choisit de construire un mur, par peur de l’autre, finit par en subir les conséquences.

Dans sa tentative de surveiller ses propres frontières, l’État-nation élève une barrière entre citoyens et étrangers.

Le souverainisme est avant tout l’exhibition ostentatoire du pouvoir souverain de l’État. Les frontières y prennent une valeur presque mythique car c’est à travers cet exercice de définition et de discrimination que l’ensemble étatique peut se constituer ou, mieux, qu’il peut prendre cette forme, cet « état », autrement dit : être État. Dans sa tentative de surveiller ses propres frontières, l’État-nation élève une barrière entre citoyens et étrangers.

Les démocraties occidentales, qui sont nées en proclamant simultanément les droits de l’homme et ceux du citoyen, ont hérité un grand dilemme de la Révolution française. Lesquels de ces droits valent ? Les droits de l’homme ou ceux du citoyen ? Quand les révolutionnaires les ont formulés pour la première fois, c’est en tant que citoyens qu’ils l’ont fait. De sorte que les droits accordés à l’homme n’étaient autres que les privilèges du citoyen. Or par la suite la contradiction s’est peu à peu accentuée.

Au cours du XXe siècle, lorsque les masses des « étrangers » sans citoyenneté ni protection juridique ont fait irruption sur la scène de l’histoire, le paradoxe est apparu dans toute sa gravité. Mais c’est surtout dans ce nouveau millénaire que la question a éclaté au grand jour. Car quiconque n’est pas citoyen, et n’a donc aucun drapeau pour se protéger, n’a pour lui que sa propre humanité, nue. Ces droits inaliénables ne dérivent d’aucune autorité mais paradoxalement ils ne peuvent être octroyés que par l’État souverain qui édicte les lois et n’octroie les droits civils qu’aux membres de la nation, aux citoyens.

Le dilemme ébranle à sa base la démocratie ancrée dans les frontières de l’État-nation et débouche sur une tension politique écartelée entre la souveraineté étatique et l’adhésion aux droits de l’homme. L’inconciliabilité entre les droits de l’homme et la souveraineté étatique est également perceptible dans les conventions universelles. D’où, malheureusement, leur impuissance. Le problème concerne l’ensemble du droit international qui continue à se mouvoir dans une optique statocentrique. Le hiatus, la scission est entre intérieur et extérieur, entre ce qui a lieu dans l’État et ce qui a lieu en dehors de lui. Tous les droits civils garantis par une démocratie ne sont pas valables pour les êtres humains qui se trouvent là-dehors. La démocratie s’arrête aux frontières de l’État.

À ce premier paradoxe s’ajoute un deuxième qui l’exacerbe et l’aggrave. La frontière délimite le territoire sur lequel la souveraineté démocratique s’exerce, elle sépare les citoyens, elle protège le démos et son pouvoir. Mais de cette manière, la frontière, violant tout principe d’égalité, devient la condition non-démocratique de la démocratie. Il s’agit là d’un inquiétant geste discriminatoire de la souveraineté démocratique qui ne trouve aucune justification. Un paradoxe qui est un véritable cercle vicieux puisque chaque décision relative à la frontière présuppose toujours en amont l’existence d’une communauté bien délimitée. Autrement dit : la situation de fait précède la situation de droit.

La démocratie se brise contre les frontières et se replie sur elle-même.

Au lieu d’éliminer le paradoxe, la démocratie libérale l’exacerbe. Le débat sur les droits humains finit par apparaître comme un contresens. La liberté est garantie dedans, non dehors. Pensons à la liberté de mouvement. Sans parler de l’égalité. Aucune idée universelle n’arrive à se débarrasser des frontières, et pourtant rien ne les justifie d’un point de vue démocratique. Et de fait rien ne peut expliquer pourquoi, au grand jamais, les droits de ceux qui appartiennent à une communauté étatique devraient prévaloir sur les droits universels tels qu’établis par la politique des jacobins.

La démocratie se brise contre les frontières et se replie sur elle-même. L’inclusion démocratique porte en elle l’exclusion non-démocratique. Il semble alors difficile de légitimer démocratiquement une pratique politique qui assujettit des individus déjà discriminés et exclus. Ces dernières années surtout, on a vu s’affirmer la primauté des citoyens, qui se traduit dans un pouvoir de contrôle des frontières et de gestion de la résidence. Cette primauté s’appuie sur une grammaire du « nous » et du « nôtre », du « propre » et de la propriété, de l’appartenance et de l’identité. Ce qui compte c’est « notre pays », un pays dont les citoyens se considèrent les propriétaires légitimes, les souverains absolus. Or une telle approche véhicule de graves confusions, des équivoques insidieuses. Car elle suppose que l’on peut décider avec qui cohabiter. C’est l’idéologie du souverainisme.

En dépit des différents accents et des nuances que l’on peut trouver dans les positions des partisans du « non » souverain du refoulement, leur vision se cristallise autour de trois concepts principaux : l’autodétermination, l’intégrité identitaire, la propriété du territoire. Ces concepts sont intimement liés entre eux et se renvoient l’un à l’autre. Ainsi, l’autodétermination est revendiquée dès lors que l’on exhibe une identité à protéger et que l’on se vante de posséder un territoire.

Ce libéralisme de l’exclusion, qui prétend s’autodéterminer démocratiquement en décidant pour les autres, s’appuie sur la conviction qu’il est licite de choisir avec qui cohabiter. Cette écologie de la nation fait appel à une soi-disant identité du démos et de l’ethnos qui sont dangereusement confondus. Mais l’État n’est pas une communauté ethno-nationale homogène. Ni la culture, une propriété identitaire. Il ne s’agit pas d’imposer à ceux qui arrivent du dehors de s’intégrer en embrassant la culture nationale mais bien de leur demander de partager la culture politique démocratique. À l’inverse, à chaque fois qu’il est question de défendre une prétendue homogénéité ethnique, les anciens fantasmes du jus sanguinis et du jus soli refont surface.

Plus délétère encore que les deux premiers concepts, de l’autodétermination et de l’intégrité nationale, le troisième affirme que le territoire de l’État appartiendrait aux citoyens qui y résident. Le lien étroit, qui ne doit pas nous échapper, est ainsi établi entre souveraineté étatique et propriété privée. Cette dernière est, par excellence, la propriété de la terre. Toute la tradition libérale de la modernité est habitée par ce lien. L’équivoque vient du fait que l’on considère qu’être citoyen c’est être propriétaire du lieu où l’on habite. Comme si chacun avait droit à une partie du territoire national. Toutes ensemble, les parties constitueraient ce fonds territorial, ce fondement, qui justifie le droit de l’État d’exclure ceux qui arrivent du dehors. Or ce droit n’est inscrit nulle part. Et pire, c’est un mythe. Le mythe de l’autochtonie, un vestige de la Grèce antique qui connaît aujourd’hui un succès politique extraordinaire. Autochtonie signifie que l’on peut revendiquer un lieu, du fait de sa naissance et de sa descendance, en excluant les autres.

Quand les citoyens sont appelés à être des arbitres incontestés, des souverains absolus, l’orgueil de la propriété prend le dessus. C’est à cela que nous assistons aujourd’hui. Sous prétexte d’un réalisme pragmatique et d’une impuissance politique, la xénophobie d’État, soutenue par un orgueil de la propriété et par un chauvinisme du bien-être, peut jeter une ombre sur l’accueil qui est constamment lu dans l’optique d’une menace à venir, où l’on fait passer l’étranger pour un intrus, sa venue pour une invasion. Cette dérive patriotique se décline alors en un souverainisme à caractère raciste.

Il n’est plus concevable d’avoir une justice limitée à la nation.

La situation est d’autant plus inquiétante que certains de ces thèmes ont même été récupérés dans le discours de la gauche. Le raisonnement est le suivant : si c’est le Marché, cette puissance occulte dont la politique n’est que la main agissante, qui exige la mobilité mondiale, si c’est le Capital qui impose la libre circulation, alors on ne peut que se déclarer contre les migrations, pour les frontières, pour la nation, etc. À côté d’une ancienne social-démocratie, qui dès avant les conflits mondiaux faisait de l’œil au nationalisme agressif, on a vu naître une toute nouvelle gauche souverainiste qui n’est en fait qu’un piètre écho de la droite réactionnaire. Il serait plus juste de parler de « souverainisme » pour qualifier ce front politique qui défend à outrance la souveraineté de la nation.

La justice aurait des frontières – et ce sont celles de la nation. Ce qui se passe au-dehors ne serait l’affaire ni des citoyens ni de l’État. La question centrale n’est plus l’emploi, dont l’instabilité des chiffres rend le problème fuyant, mais le bien-être. Il s’agirait de réduire de manière drastique l’immigration économique, voire de l’empêcher purement et simplement, parce qu’elle volerait le travail aux locaux, elle serait la cause de la baisse des salaires et de la réduction des subsides à la production, elle pèserait sur le budget de l’État à cause des aides sociales et sanitaires offertes aux étrangers, qui en profiteraient sans avoir apporté la moindre contribution. En somme, une aumône accordée au détriment des pauvres qui eux seraient obligés, malgré eux, de payer. Selon cette vision, ce serait l’État social lui-même qui serait mis à mal.

L’argument du bien-être a beaucoup de partisans, bien que ces derniers aient des positions politiques très différentes qui vont de la social-démocratie au libéralisme modéré et jusqu’à l’extrême droite. La raison d’un tel succès n’est pas difficile à comprendre : c’est ici que toute la logique immunitaire de la nation se coagule, cette économie du « nous d’abord ! », qui peut apparaître à certains pragmatique, voire même responsable et solidaire. Ce qui compte c’est « le bien-être économique des autochtones ». Attention, alors, à ne pas contaminer le système économique et social des pays démocratiques, à ne pas l’abîmer, ni le polluer ou l’altérer avec les immigrés !

Voilà une approche qui ravit les citoyens, ces futurs électeurs qui ont le pouvoir de sanctionner, par leur vote, les politiciens qui se hasardent à soutenir des idées différentes. Et effectivement, bien que les données prouvent souvent le contraire – à savoir que les immigrés non seulement ne volent pas le travail aux locaux, parce qu’ils effectuent des tâches différentes, mais qu’au contraire ils augmentent le PIB et participent aux revenus de leur propre pays, contribuant ainsi à réduire la pauvreté – toutes les raisons « utilitaires » sont destinées à tomber dans le vide.

On ne peut parler de mondialisation sans aborder la question de la « responsabilité mondiale ». Quel que soit l’angle d’approche, que l’on choisisse de réinterpréter la notion de responsabilité ou de repenser le processus de la mondialisation dans son ensemble, il n’est plus concevable d’avoir une justice limitée à la nation. La fragmentation de la responsabilité, phénomène diffus et déroutant, ne peut pas servir d’alibi.

L’inclusion est en même temps exclusion, le migrant est recherché en tant que travailleur mais indésiré en tant qu’étranger.

Ne pas voir les effets de nos propres actions ne nous innocente pas. De même qu’il n’est plus permis de profiter de gaieté de cœur de tous ces biens à bas prix qui ont coûté l’exploitation inhumaine, voire la vie, d’autres personnes. Il n’est pas permis de fermer les yeux sur la vente d’armes et sur tous les trafics que notre propre pays a menés, de manière plus ou moins voilée. Pour tout cela, nous devrions sentir le poids des responsabilités, en plus du devoir d’assistance que les interdépendances toujours plus étroites au sein de la société planétaire font naître.

Il existe un dispositif de l’immigration. Les barrières ne se soulèvent que pour laisser passer ceux qui possèdent les qualités reconnues et recherchées par le capitalisme. Il faut replacer ce dispositif dans la logique du marché néo-libériste qui a gagné toute la société et pour lequel l’être humain n’est qu’un homo œconomicus. Or cela ne peut justifier une lecture économiciste de l’immigration qui vise à transformer les citoyens-travailleurs en ressources humaines utiles. Bien sûr, la mobilité fait le jeu du capital. C’est d’ailleurs là-dessus que le dispositif de l’immigration s’appuie, un dispositif qui d’un côté attire et de l’autre refoule ; ce sont les deux faces d’une même stratégie politique qui vise à neutraliser et à exploiter les flux migratoires.

Les accords qui encouragent la « demande de main-d’œuvre étrangère » peuvent ainsi s’assortir de mesures répressives dont l’objectif est la « lutte contre l’immigration clandestine ». L’inclusion est en même temps exclusion. Et le migrant est toujours voulu mais jamais bienvenu – il est recherché en tant que travailleur mais indésiré en tant qu’étranger. Sans se sentir le moins du monde responsable des vies des personnes, la politique migratoire filtre, choisit, sélectionne. C’est ainsi que s’expliquent les formes de néo-esclavagisme, la segmentation ethnique du marché du travail, la précarisation matérielle et existentielle des migrants qui sont obligés de suivre des trajectoires et des rythmes imposés. Le pouvoir s’exerce sur des corps dociles, que l’on admet temporairement puis que l’on expulse.

On voit alors comment le système de l’immigration est une facette du système bien plus vaste de la flexibilité, imposé par le marché. D’un côté, en brandissant un idéal économique, au nom d’une fausse liberté, aucun obstacle n’entrave la « libre circulation » de la force-travail, comme pour les produits ; d’un autre côté, la liberté de ceux qui émigrent est expropriée, domestiquée, traduite en mobilité, réduite à une simple adaptabilité. Voilà pourquoi le dispositif de l’immigration, en alimentant une concurrence sans pitié, s’avère un outil utile à la flexibilité.

En outre, parler de « marché » comme d’une entité homogène est trompeur dans un tel contexte. L’unification du marché qui avait été annoncée n’a pas eu lieu. Dans « l’économie-monde », la protagoniste est encore et toujours la démocratie nationale où les conflits sont plus faciles à résoudre. Voilà expliqué l’avènement de l’État providentiel, ou État-providence, à l’intérieur duquel les fameuses classes, qui devraient être en lutte, se considèrent comme les parties distinctes d’un équipage embarqué dans la même galère. Au croisement des deux discriminations, de « race » et de « classe », qui fusionnent de manière inédite, se trouve le corps du migrant.

Ainsi les frontières, épiphanie d’une souveraineté érodée et instable qui a besoin de murs surveillés, sont à nouveau d’actualité et, avec elles, une multitude de barrières en tout genre. Contre ce revanchisme, on voit se briser l’ancien rêve d’une classe inter-nationale, le prolétariat, qui, contrairement à la bourgeoisie n’a jamais pu se reconnaître dans les intérêts nationaux, pas plus qu’il ne pourrait jamais renoncer aux idéaux d’une justice mondiale.

 

NDLR : cet article a paru dans la revue Jacobin Italia, no 3, été 2019. Il est traduit de l’italien par Silvia Guzzi.

 


Donatella Di Cesare

Philosophe , professeure de philosophie théorétique à l’université La Sapienza de Rome

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