International

La crise turco-kurde met à l’épreuve l’hospitalité européenne

Philosophe

L’offensive turque contre les Kurdes de Syrie a brutalement révélé la crise morale et politique que traverse actuellement l’Europe. Le chantage aux réfugiés exercé par le président Erdoğan n’a été possible que parce qu’il est devenu le gardien des frontières. Pour retrouver une marge de manœuvre éthique et politique il faut donc accepter de se « déprotéger », de convertir l’hostilité en hospitalité.

Le déclenchement, qui menaçait depuis longtemps, de la guerre menée par l’armée turque contre les troupes syro-kurdes (et une population d’ailleurs en train de tenter d’inventer des formes fragiles de démocratie post nationale), nous replace face aux rapports de force que nous avons refusé de construire sur le terrain. Et nul ne sait aujourd’hui qui mettra le « discours » guerrier d’Erdogan en échec face à une réalité complexe, multiple, vivante, qui résisterait enfin à son rêve fanatique d’unifier le nationalisme et l’islamisme turque, dans le « nettoyage » de tout ce qui en complique un tant soit peu la carte.

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Mais c’est aussi que nos sociétés européennes démocratiques et férues de droits de l’homme n’ont cessé d’externaliser et de sous-traiter la garde de leurs frontières à des États non démocratiques. Tout au long de la frontière méditerranéenne, tout se passe comme si nous avions besoin de régimes autoritaires, du Maroc à la Turquie, en passant par l’Égypte et bien d’autres : comme si nous avions préféré maintenir en place autant que possible des régimes forts, capables de tenir nos frontières, naguère contre le communisme, et aujourd’hui contre l’islamisme et les flots migratoires.

Ce partage cynique, qui s’est manifesté dans le traitement humiliant par lequel nous avons tenu ces pays à nos frontières, est en train de saper et de ruiner nos fondements démocratiques, leur crédibilité. Et cela se retourne contre nous : l’Europe d’aujourd’hui se retrouve otage d’une Turquie tenue au bord du chaos par une main de fer, et qui abrite 3,5 millions de réfugiés, quand nous n’en acceptons qu’une infime partie. Les maîtres de la frontière ont toujours fini par être les maîtres d’un pays. Sous-traiter nos frontières est dangereux pour la démocratie, pour notre avenir et notre souveraineté elle-même.

Si la Turquie bascule à nouveau dans une logique génocidaire, qui n’est pas finie et peut très bien recommencer demain, pour nous aussi le choc sera terrible. C’est peut-être ce qui est en train de commencer sous nos yeux, avec ce même vieux geste de repousser brutalement dans les profondeurs du désert syrien les peuples que l’on chasse de chez eux pour en occuper les territoires.

Face à ce « nœud » entre la question migratoire et la question sécuritaire, que dire et que faire ? Il ne faut d’abord pas hésiter à accuser la Turquie d’Erdogan d’hypocrisie et de n’avoir jamais voulu réellement entrer dans l’Europe, d’avoir instrumentalisé l’Europe, les Droits de l’Homme, le pluralisme, les libertés, et de ne cesser de se comporter comme le loup dans la bergerie : les insultes d’Erdogan à l’égard de Merkel comparée à l’Allemagne nazie le montrent. Il faut accuser la Turquie d’Erdogan de n’avoir jamais regardé en face le génocide arménien, et soutenir les forces démocratiques du pays contre sa dérive autoritaire : lui qui se compare à Abdulhamid, il est en effet de plus en plus le nouveau Sultan rouge. Il n’aura de cesse de refaire des crises pour relancer le moteur nationaliste qui lui donne sa majorité, au détriment de toutes les minorités piétinées et massacrées.

Quant à nous, le cœur de la crise actuelle de l’Europe, qui est à la fois une crise morale et une crise politique, tient en même temps à la question des migrants et au chantage des « gardiens » des frontières – je parlerai ici de la Turquie et des réfugiés du Proche-Orient, car la question « africaine » se pose de manière très différente et appelle de toutes autres réponses. Un vice-Premier ministre turc, Numan Kurtulmus, a dit (mais c’est un exemple parmi des dizaines d’autres déclarations au plus haut niveau) : « Les politiciens européens ont tremblé juste en observant quelques milliers de Syriens. Que feront ils quand ils verront des centaines de milliers de réfugiés illégaux ? Comment l’Union préservera-t-elle son unité face à la vague croissante de racisme et d’intolérance ? Comment préserveront-ils leur identité nationale? Ils doivent y penser, je l’espère ».

Pour échapper à ce chantage, il n’y a que deux voies possibles, qui prennent la mesure de la réalité du rapport des forces en cours, qui sont aussi des forces migratoires.

Soit on ferme les frontières dans une surenchère sécuritaire et identitaire, et dans la construction d’un mur total, mais qui prépare la guerre – comme le disait naguère Michel Rocard, la guerre c’est ce qu’il y a de plus facile, c’est ce vers quoi nous allons. Mais ce mur restera une passoire, et ce serait une guerre entre des blocs d’inculture, de peur et de haine, de barbarie. Ce serait une terrible régression, et un effondrement de l’Europe – Erdogan et Poutine, mais sans doute Trump aussi, n’attendent que cela.

Soit, de manière ouverte et délibérée, nous brisons le chantage et la peur, en laissant passer les réfugiés, et cela implique un changement gigantesque de ce que c’est que l’Europe, et de l’image qu’elle a d’elle-même. Elle se croit une association d’États-Nations, mais elle est aussi une société d’immigration. Pour affronter la réalité qui vient, et qui est là, il nous faut changer d’imaginaire, et abattre le mur qui s’élève entre nos pays officiels et nos pays réels. « Toute protection contre un mal nous place dans la dépendance de ce mal », disait Emerson.

Oui ! Déprotégeons-nous ! Refusons de laisser nos frontières gardées par d’autres, qui nous tiennent de ce fait sous leur coupe. Ce faisant, nous bouleverserions résolument les présupposés qui nous tiennent captifs de l’imaginaire identitaire et sécuritaire imposé par le Front National depuis plus de 30 ans. Nous pourrions ainsi rassembler ceux qui veulent relever l’étendard des valeurs profondes de l’ethos européen, car sinon l’Europe se bafoue et se dissout, et ceux qui veulent reprendre en main de manière véritablement souveraine leur destin.

Les exigences de la citoyenneté, la conditionnalité de l’accueil

Les exigences éthiques d’une hospitalité durable et soutenable sont cependant conditionnelles et donc aussi mutuelles. Il y a une dimension d’asymétrie de l’hospitalité inconditionnelle parce qu’il y a un fort et un faible, un installé et un démuni ; mais ce que nous visons, à terme, c’est bien la restauration de la réciprocité. Il ne faut pas lâcher cette exigence éthique et politique de la réciprocité, cette « disposition de tous » à entrer tout ou tard dans une perspective de véritable réciprocité, de mutualité, si l’on veut encaisser le choc, et penser la durabilité de l’accueil. Cela suppose de la part de nous tous, et des réfugiés aussi, un travail politique et éthique.

Ceux qui veulent rester ici devront donc intégrer les règles de la laïcité, de la pluralité religieuse et politique, de la liberté d’expression, du pluripartisme et de la pluralité d’opinion, de l’égalité de la femme etc. Il leur faudra manifester un certain civisme moral, une loyauté constitutionnelle, un minimum de reconnaissance, même si la gratitude, par définition, ne se force pas.

Et il faudra très particulièrement faire vibrer le dialogue avec l’islam. Dans un premier temps les migrants demandent leurs droits individuels, et se mettent ainsi au format républicain. Mais ceux de la seconde génération qui ne s’assimilent pas si aisément demandent une reconnaissance de leur identité d’origine, de leur appartenance communautaire, et des mœurs communes auxquelles ils sont attachés. Certes il est impossible de forcer l’assimilation, c’était d’ailleurs le fond de la question juive, et c’est l’honneur des Juifs que de nous l’avoir rappelé.

Mais si l’on veut une intégration respectueuse de la pluralité, cela passe par un relatif bouleversement du modèle de la laïcité (qui n’est déjà plus ce qu’elle était) et suppose d’ouvrir la difficile question de l’hospitalité à l’égard des minorités ayant des attachements à des mœurs et des rites communautaires – qui refusent au fond de se mettre au seul format de libertés individuelles. C’est que la transmission culturelle ne se fait pas par des individus solitaires mais par des milieux, des formes communes. Faut-il briser la transmission de culture ? N’est-ce pas cela qui fait le lit des identités imaginaires ?

Il faudra être très clair : nous ne respecterons pleinement ces « formes de vie » des populations immigrées que si celles-ci respectent pleinement celles qu’elle trouvent ici, et pour tous ceux notamment qui veulent ainsi contribuer à un islam d’ici, un islam intégrant en profondeur le pluralisme. Nous leur reconnaîtrons tous les droits garantis par la laïcité, mais aussi un droit nouveau à faire valoir la diversité des traditions et des appartenances communautaires, tant qu’elles sont compatibles avec un socle de règles communes profondément acceptées et intégrées par tous. Cet élargissement est d’ailleurs aujourd’hui vital pour rouvrir la pluralité des sources de l’Europe, de la France, de nos identités qui sont toujours multiples, feuilletées et inachevées.

Mais d’autre part nous devrions nous réserver le droit de traiter chez nous ceux des groupes musulmans qui veulent rester rattachés de manière exclusive à leur islam national (un islam souvent identitaire et purement politique au sens le plus négatif du terme) comme leur pays traite les non musulmans (ou les musulmans d’autres confessions), et notamment les athées, les « minorités » religieuses de toutes sortes, les minorités sexuelles, etc. Et nous devrions ne pas hésiter à déchoir immédiatement de la nationalité française et de leur permis de travail ou de séjour, et à renvoyer dans leurs pays tous ceux qui militent non seulement pour des islamismes, mais pour cet islam national là, et trouvent normal de ne pas être inquiétés en Europe – je parle notamment donc des militants AKP (le parti d’Erdogan) qui tout en crachant dans la soupe veulent tous les droits et libertés pour eux ici (en France, en Europe) et les refusent aux autres chez eux. Il ne faut pas nous laisser piéger par leur instrumentalisation de nos démocraties, de nos Droits de l’Homme, et de la tolérance. Il ne faut pas être naïf à cet égard, et se méfier de ce que Ricœur appelait « la tentation terrible de la bonté ».

Les sociétés défaites. Repenser le tissu politique ici et là-bas.

La toile de fond de tout cela est un double effondrement du politique et des solidarités. Les élites ont depuis longtemps le sentiment qu’elles ne doivent rien à personne et qu’elles peuvent toujours partir ailleurs, qu’il y a toujours une issue, bref elles ne jouent pas le jeu. Mais maintenant les peuples aussi ont le sentiment que le travail de réformes (et les rêves de révolution !) ne mènent à rien, et que pour changer de vie mieux vaut migrer, aller voir ailleurs : ils préfèrent se déplacer que de changer la situation de leur pays. C’est ce qui fait que ce ne sont pas seulement les États, mais les sociétés qui se défont, leur tissu grignoté par des formes mafieuses de réseaux déterritorialisés.

De notre côté il nous faut cesser de croire et de faire croire que nous sommes une arche de Noé d’abondance dans un monde en perdition, submergé par quelque déluge. Cette croyance est une immense erreur, car il est bien des régions du monde où les gens sont heureux et ne se portent pas si mal que cela. Et cette croyance contribue à la démoralisation, à la dépolitisation, à la dévitalisation des sociétés de « là-bas ». Il nous faut repenser le politique et la démocratie radicalement, à l’âge de la mondialisation, des réseaux et des mafias.

Parmi les rescapés dénués de tout qui se pressent aux portes de l’Europe, il y a les Pierre Bayle et les Denis Papin de demain, c’est de l’or en barre : mais il y aussi des bandits et simplement des pique-assiettes, prêts à marcher sur la tête de leurs parents, à larguer femme et enfants, pour manger à d’autres râteliers, indifférents à tout civisme dans leur propre pays ! Remarquons qu’en face il y a des habitants bien protégés dans la défense de leur « mode de vie », touristes heureux qui passent sans entraves toutes les frontières, mais il y a aussi des populations attachées à leurs paysages, qu’elles ont travaillé et jardiné depuis des générations, qui se retrouvent dépaysées chez elle, et qui n’ont pas de « pays » où retourner.

Pour penser la condition hospitalière, et accompagner la conversion prudente de l’hostilité en hospitalité, il faut sans doute distinguer les droits et devoirs minimums des passants, tout cela que l’on appelait le droit des gens (par différence avec les droits du citoyen), et ceux des habitants, qui reconnaissent leur attachement à une société donnée et se disposent à y participer en citoyens. C’est cela que j’appelle le rythme de l’hospitalité, qui distingue, comme le faisait Ricœur pour la justice, deux temporalités : « le temps court de l’urgence », qui est celui de la solidarité éthique inconditionnelle, qui refuse de choisir et accueille tous ceux qui arrivent, tout de suite, sans considération des causes ni des conséquences, et « le temps long de l’hospitalité durable et soutenable », le temps de l’installation.

Car comme il en fut de tout temps, une partie notable des réfugiés qui pensent leur refuge comme temporaire, et qui idéalisent bien vite leur pays d’origine, n’y retourneront finalement jamais, ne serait-ce que parce qu’à leur tour ils auront des enfants qui vont grandir ici. Ce temps long n’est plus celui de la justice immédiate qui arrête le malheur, mais celui de cette justice médiatisée qui cherche à reconstituer la possibilité du bonheur. C’est celui de la solidarité politique. Et elle est conditionnelle. Ce n’est plus l’Agapè mais la Philia des Grecs. Elle exige de reconstituer la mutualité, la réciprocité, le sentiment de l’endettement mutuel.

Les limites dans nos capacités de charge

Il faut enfin traiter des limites dans nos capacités de charge. D’abord je crois que ces limites tiennent à des images de ce que doit être une vie « normale », à des standards de droits sociaux, à des règles de « précaution ». Nous avons une image de la vie bonne, de la vie réussie, de la vie digne d’être vécue, qui demande des conditions physiques de logement, d’habillement, de nourriture, de santé, de sécurité, bref des standards de vie, qui sont les acquis d’une longue histoire. Mais nous sommes en train de prolonger ces « normes » et standards au-dessus de nos moyens personnels et collectifs, et aussi au-dessus des moyens de la planète.

En France, une grande partie de la population, et pas seulement les immigrés, est en train de passer au-dessous de ces normes. La question migratoire et la question sociale se touchent, et c’est ici un second et profond « nœud » qui touche à un problème de sécurité intérieure et de paix civile. On n’a pas les moyens de vivre dans ces normes-là, et cela crée une fracture profonde dans le pays entre ceux qui sont in, qui peuvent vivre dans la norme, et ceux qui sont out. Ainsi je pense que pour les êtres « imaginants » que nous sommes, ces standards limitent complètement notre capacité d’accueil : on ne peut recevoir plus de tant de milliers car au-delà on n’a pas les moyens : la Turquie ne se pose pas la question, car il n’y a pas là-bas les mêmes normes. C’est un frein très important à l’accueil, chez nous. Loin donc de penser comme Edouard Philippe qu’il faut accueillir encore moins de réfugiés mais le faire encore mieux, je pense que nous devons faire le contraire, et changer nos standards collectifs.

Il se pose d’ailleurs un autre problème, car on génère ainsi chez certains des migrants, mais aussi chez la plupart des gens, un état d’esprit dans lequel ils pensent que c’est « normal ». Une fois qu’ils se sont mis dans ce format-là, ils vont croire qu’on pourra toujours faire avec cette norme-là. Mais on ne peut pas. Il y a des limites à l’enrichissement collectif, à l’accumulation des moyens. Et la difficulté de plus en plus grande d’accéder à ces standards de vie qui ont façonné notre imaginaire entravent gravement nos capacités à vivre heureux, à réinventer des formes de vie plus diverses, plus inventives, mais aussi plus sobres. Si on ne veut pas exclure une partie de la population de droits fondamentaux, il faut alors repartager les droits autrement et accepter de vivre un peu plus chichement, de changer notre imaginaire.

Plus radicalement, on ne peut être accueilli que par des gens qui se sentent vraiment chez eux. Magnifique question posée à Ricœur par une jeune migrante : « Sur quoi, en France, vous appuyez-vous pour vivre ? J’ai cherché et je n’ai pas trouvé, et je suis retournée à mon appartenance étrangère » (en 1997, aux Semaines sociales de France). L’hospitalité suppose des sociétés en état de créativité culturelle suffisante pour pouvoir saluer et accueillir la créativité cultuelle et culturelle des arrivants. Comme le disait justement Paul Ricœur : « pour accueillir un autre que soi, il faut avoir un soi ». Au fond, le principal frein à l’accueil des migrants en France et en Europe aujourd’hui, c’est d’abord notre propre faiblesse, notre propre manque de confiance en nous. C’est cela que la crise turco-kurde nous dévoile.


Olivier Abel

Philosophe, Professeur de philosophie éthique à l’Institut Protestant de Théologie-Montpellier