International

Des terroristes qu’on abat

Historien

Dans la nuit du 26 au 27 octobre, les forces militaires américaines lancent une opération au Nord-Ouest de la Syrie. Parmi les victimes, Abou Bakr Al Baghdadi, calife autoproclamé de l’Etat Islamique. Faisant écho à celui d’Oussama Ben Laden quelques années plus tôt, cet assassinat fait déjà l’objet d’une mise en scène médiatique de la part de l’administration Trump. Mais que révèle-t-il des manières de faire la guerre aujourd’hui ?

Il semble que les différentes puissances occidentales présentes en Syrie et Irak n’arrivent pas à se mettre d’accord sur la signification et l’importance qu’il convient d’accorder à la mort du chef de l’organisation terroriste dite État Islamique. Pour les États-Unis d’Amérique, il ne fait pas de doute qu’il s’agit d’une victoire majeure sur l’adversaire qui avait justifié la mise sur pied d’une importante coalition au Levant.

Cet immense criminel, fut le commanditaire d’actes de terrorisme d’une rare ampleur, en particulier sur le sol français en 2015, comme ceux du 13 novembre au Stade France et au Bataclan, meurtrissant irrémédiablement des centaines de familles. Il fut dans le même temps le chef d’un règne barbare et profondément pervers sur le territoire qu’il avait conquis abreuvant les écrans un monde entier d’images des supplices qu’il infligeait à ses victimes.

Sa mort va, comme celle d’Oussama Ben Laden, le chef d’Al-Qaïda, soulever sans aucun doute d’importants débats, au demeurant légitimes, sur les fondements d’une telle exécution. Par delà ces questions, ce raid et cette mort doivent nous interroger sur nos manières de faire la guerre. À n’en pas douter, la mort de Ben Laden fut un instrument de désengagement des américains d’Afghanistan et celle d’Al Baghdadi est déjà inscrite dans le plan de communication trumpien d’abandon par les Américains du théâtre d’opérations du Levant.

En filigrane, on trouve l’idée que faire la guerre pourrait se conclure par la mort d’une personne comme dans un film d’action classique où l’ensemble du mal et du désir de destruction seraient portés par un seul individu. C’est pourquoi, il est nécessaire de saisir cette occasion de réfléchir à cette opération militaire qui vient d’avoir lieu et qui nous interroge directement sur ce que nous imaginons et ce que nous souhaitons comme guerre, quand bien même nous nous efforcerions de ne pas être bellicistes.

De l’opération en elle-même on ne sait encore pas grand chose ; il est cependant probable que la communication gouvernementale américaine, bavarde ces temps-ci quand il s’agit de montrer ce qu’on pense être la force, y remédiera. Sans aucun doute, cette opération des forces spéciales de l’armée de terre américaine repose sur une importante campagne de renseignement. Face un adversaire, même diminué par des années de campagnes militaires qui ont permis la réduction de son territoire, il n’est pas possible d’organiser un raid de cette précision sans avoir pris l’adversaire dans des filets serrés de renseignement.

Ainsi, les forces spéciales américaines ont mené, dans la nuit du 26 au 27 octobre, une opération héliportée à Barisha, un village situé dans la province d’Idleb, dans le nord-ouest de la Syrie qui n’est pas contrôlée par Damas mais par le groupe Hayat Tahrir al-Cham, l’ex-branche syrienne d’al-Qaïda, par ailleurs adversaire de l’organisation d’Al Baghdadi.

La volonté de l’administration Trump de singer, pour l’égaler, la présidence précédente qui avait su mettre en scène la chute de Ben Laden transparaît clairement.

Cette localisation se trouve à l’opposé de l’analyse faite en août par l’ONU. En août, celle-ci avait indiqué que le chef jihadiste se trouvait le plus probablement dans l’ouest de l’Irak, où l’état-major de Daesh s’attachait à se renforcer. Ce fait confirme l’évidence que pour conduire une telle opération, il est nécessaire de très bien connaître le terrain. Il semble qu’une partie de l’entourage du pseudo calife avait été infiltré, en particulier pour confirmer son identité.

Les personnes familières du récit, maintenant rendu canonique par un film de Katheryn Bigelow, Zero Dark Thirty sorti en 2012, de la traque par les renseignements puis le raid de forces spéciales contre Oussama Ben Laden en 2011, se souviennent qu’il est nécessaire d’enquêter longtemps et d’avoir beaucoup de chance pour réussir une telle action. La chance ne vient qu’à ceux qui sont sur le terrain. En un sens, il y a presque un paradoxe à annoncer une opération qui n’a été possible que par une présence de long terme pour justifier un départ du théâtre.

Pour l’instant, il s’agit encore d’une séquence présidentielle américaine et on a pu voir ces derniers jours depuis l’annonce par Donald Trump tout le faste médiatique dont l’actuel locataire de la Maison Blanche est friand. On vient de montrer une photographie d’un chien d’assaut du commando. Il a fait une annonce et il laisse entendre que film de l’assaut pourrait être diffusé pour montrer un peu plus encore l’abaissement de l’adversaire, confirmant si cela était nécessaire que cette administration se place bien dans une rivalité directe avec Al Baghdadi, terroriste malfaisant ; pour se placer ainsi, inutile de dire qu’elle s’abaisse. Transparaît ici clairement la volonté de l’administration Trump de singer, pour l’égaler, la présidence précédente qui avait su mettre en scène la chute de Ben Laden.

Barack Obama avait pris le sujet avec le sérieux nécessaire jusqu’à expliquer pourquoi, précisément, aucune image de l’assaut ne serait montrée, sachant bien que montrer les derniers jours d’un terroriste si longtemps recherché revient à le grandir et lui accorder une dernière fois l’honneur des écrans dont il avait su se faire le maître jusqu’au cœur des foyers américains suscitant l’horreur et la fascination.

Le raid a été conduit selon toute vraisemblance par des soldats appartenant à l’unité communément désignée par le nom de Delta Force et dont le nom complet est 1st special forces international detachment delta. Cette unité est relativement récente à l’échelle de l’histoire des forces spéciales américaines et mêmes des forces spéciales en général. Les Delta Forces sont constituées en novembre 1977 pour répondre à un besoin né d’un manque de capacité d’action militaire directe pour des cibles de très haute valeur stratégique.

Le fondateur de cette unité, le colonel Charles Beckwith, avait considéré que les capacités développées par les forces spéciales américaines, aussi connues sous le nom de bérets verts, en 1960 n’étaient suffisantes face aux menaces et surtout au besoin d’action américains du temps. À première vue, il s’agit d’abord de répondre au contexte de l’émergence terroriste des années 1970 avec la prise d’otage de Munich en 1972 qui a été pour bon nombre d’États le signal de la nécessité de se doter d’une capacité d’action anti-terroriste.

En France, ce constat se traduit en 1973 par la constitution au sein des escadrons de gendarmerie mobile de Mont-de-Marsan et de Maisons-Alfort de commandos d’intervention qui sont le creuset du Groupe d’intervention de la Gendarmerie Nationale (GIGN) le 1er mars 1974. Ce groupe, dont la réputation s’établit rapidement, en particulier du fait de sa maîtrise du tir, accompagnera discrètement la fondation des Deltas américains. Cependant, la logique de la Delta Force n’est pas aussi simple que la réponse aux terrorismes et aux prises d’otages des années 1970, elle s’inscrit également dans une réflexion plus profonde et plus ancienne de pratique de guérilla venue essentiellement de l’expérience britannique de Bornéo dans les années 1950.

Charles Beckwith est entré dans l’armée américaine en 1952 après une des études universitaires dans le cadre d’un financement militaire ce qui est, à cette époque comme encore aujourd’hui, un moyen classique pour financer ses études au prix d’un passage souvent court dans l’armée. De nombreuses figures américaines l’ont fait, l’immense acteur, et rare shakespearien américain, James Earl Jones a lui même servi dans ce cadre comme officier parachutiste breveté dans les forces spéciales. En 1958, Beckwith rejoint les bérets verts. Après deux ans au Laos, il est envoyé comme officier de liaison avec les SAS britannique en Malaisie. C’est de cette expérience qu’il va ensuite proposer le principe des Delta Forces.

De la guerre en Malaisie, Charles Beckwith n’a vu que la fin, qui est considérée comme un succès. Il s’agit d’une des nombreuses guerres qui cumulent dimensions coloniale et anti-communiste de la Guerre Froide – même si le mot n’est pas employé. On lui préfère, à l’époque, le terme d’insurrection, toujours complétée par l’adjectif communiste. Depuis 1949, en Malaisie, c’est-à-dire non loin de Singapour et sur la route de Suez à Hong-Kong, ce fil de vie de ce qui reste de l’empire britannique, on assiste dans un contexte de refus de la domination britannique à une insurrection conduite en effet, par un Parti communiste.

Cette menace à la frontière de l’empire conduit le gouvernement britannique à s’engager discrètement mais durablement dans les jungles de Bornéo. C’est sur ce terrain, comme à Aden dans les années 1950, que les commandos du Special Air Service, fondé pendant la Seconde Guerre mondiale pour conduire des raids stratégiques contre les installations allemandes, vont montrer leur capacité à venir frapper avec une brutalité qui est réputée faire leur efficacité.

Cette guerre durera jusqu’en 1960 du moins pour les britanniques. Leur stratégie vise à une double action, d’une part prendre le contrôle de la population pour couper la guérilla communiste de ses bases, et d’autre part à la frapper durement ainsi que ses infrastructures absolument nécessaires à la survie dans la jungle. C’est pour cette dernière action que les SAS furent massivement utilisés. Ce sont ces actions qui ont inspiré Beckwith quant à la nécessité de pouvoir frapper très fort.

La mort du chef terroriste, autant que le retrait forcé à sa suite des Américains, doit nous interroger sur notre manière de faire la guerre, ici, comme ailleurs.

Par la suite, on l’a dit, le développement du terrorisme a permis de trouver de nouveaux emplois à ces unités de choc. La prise d’otage de l’ambassade américaine à Téhéran en 1980 est l’occasion de passer un nouveau cap pour les forces spéciales américaines qui sont regroupées dans le Joint Special Operation Command ou JSOC qui regroupe la pointe dure de la force de frappe américaine. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, ces commandos sont des instruments majeurs de la guerre conduite par les États-Unis contre le terrorisme : en poursuivant cette logique de neutralisation systématique des chefs d’organisations terroristes, le plus souvent avec succès selon les critères opérationnels, mais en s’interrogeant quant à leur impact sur une fin de cette guerre dans laquelle les Américains se sont lancés depuis vingt ans.

Dans le contexte contemporain, les État sont confrontés en permanence à la menace de réseaux terroristes comme à la montée de tensions organisées par des puissances régionales, comme c’est le cas en Ukraine où la Russie emploie systématiquement de telles forces pour pénétrer le pays et déstabiliser les autorités locales. C’est pourquoi, une capacité d’action commando discrète, capable de concevoir et de conduire des opérations audacieuses dans un territoire parfois adverse et hostile, apparaît tout à fait nécessaire.

Il en va d’une capacité à réagir avec efficacité mais aussi, et peut-être, surtout, avec ponctualité, en diminuant au maximum la présence militaire sur le théâtre d’opération. La capacité à frapper de manière stratégique peut même apparaître comme un instrument de dissuasion vis-à-vis de certains adversaires étatiques. Malgré tout, cette capacité aussi nécessaire, ne doit pas nourrir d’illusions les États qui les mettent en œuvre.

En effet, la mort du chef terroriste, dont l’impact au-delà de la neutralisation individuelle est difficilement mesurable, autant que le retrait forcé à sa suite des Américains, doit nous interroger sur notre manière de faire la guerre, ici, comme ailleurs. Les forces spéciales jouent un rôle essentiel pour les puissances occidentales dans un contexte d’aversion croissante de leurs sociétés et de leur classe politique aux engagements militaires de grandes ampleurs.

Cependant, ce que nous savons aussi par cet exemple en Syrie, c’est qu’il n’y a pas d’exploitation possible des pressions militaires ou diplomatique sans capacité à venir sur le terrain, pour dans un cadre déterminé, faire appliquer ce qui a été décidé. Cette réalité conduit à voir la Russie, soutien inconditionnel de Bachar Al-Assad, parvenir à exploiter la situation actuelle parce qu’elle accepte à la fois d’être présente sur le terrain en même temps que de faire la guerre selon la loi de ses alliés locaux, faute de venir avec des moyens suffisant et le temps long de la reconstruction.

Or, ces deux aspects de la guerre contemporaine nous apparaissent parfois difficiles à accepter. C’est dans cette capacité des États à définir des objectifs politiques pour leurs opérations militaires que résident à la fois la meilleure protection contre l’enlisement et la clé de l’efficacité la plus grande des forces spéciales comme le rappelait une étude de la fondation de recherche américaine RAND en 2018.


Ramon Epstein

Historien