Le libéralisme politique comme pensée de l’émancipation
La méconnaissance de la véritable nature du libéralisme politique n’épargne aucun milieu intellectuel. Aussi se vouloir libéral et, simultanément, de gauche, est-il perçu comme une sorte d’oxymore. L’objectif de ce texte est de dénoncer ces fausses évidences.
Le libéralisme désigne pourtant depuis le XIXe siècle, une doctrine favorable au développement des libertés. Il est largement précédé par la revendication de liberté, présente depuis la Renaissance et la Réforme. La Révolution française exprime cette aspiration, commune à l’Europe entière, et qui, le plus souvent, se conjugue avec la conquête de la liberté économique si bien que la liberté dont parle la philosophie politique libérale est souvent confondue avec celle que revendique la théorie économique néo-classique. Or, le libéralisme politique perd sa raison d’être, c’est-à-dire sa portée émancipatrice, s’il n’adjoint pas au primat de la souveraineté individuelle, les valeurs de pluralisme, d’égalité et de solidarité.
Pluralisme et libéralisme
Qui dit société libérale, dit pluralisme, celui des opinions, des partis, de la presse… Chacun est autorisé à penser ce qu’il veut et à dire ce qu’il pense, selon la belle formule de Spinoza. Les conquêtes libérales portent en elles toute la modernité, du XVIe siècle à nos jours : autonomie de l’individu, distinction du public et du privé, liberté de conscience, liberté de presse et d’opinion, séparation des pouvoirs. Une société n’est donc libérale que si ses membres sont libres de pratiquer des modes de vie différents.
Adhérer au pluralisme (c’est-à-dire accepter que l’on puisse avoir d’autres valeurs que ceux avec lesquels on partage un même espace politique), ce n’est pas refuser de défendre ses convictions, mais pas de n’importe quelle façon, ni à n’importe quel prix (sur la valeur du pluralisme, on lira l’excellent texte de Jérôme Ravat). Le libéralisme doit autoriser une recherche libre de la façon dont nous désirons vivre. Cela suppose que nous considérions nos interlocuteurs comme des individus obéissant à des raisons, et non manipulés par des causes dont ils n’auraient aucune conscience. Être libre exige de tenir compte de la volonté d’autrui. Ce point de vue se justifie mieux encore si l’on perçoit que le rapport à soi est avant tout rapport à l’autre. Cette dépendance constitutive limite donc considérablement la prétention du droit de propriété à s’ériger en réalité ultime.
L’existence d’une pluralité de doctrines est le résultat normal de l’exercice de la raison humaine dans un contexte démocratique. Mais ces doctrines peuvent être incompatibles entre elles. L’exigence libérale est de permettre leur coexistence en essayant de s’accorder sur des principes politiques acceptables par des personnes ayant des conceptions éthiques très différentes. Ce que Rawls nomme pluralisme raisonnable est à la fois une valeur qu’il nous faut préserver (la diversité est bonne en elle-même) et le but du libéralisme.
Néanmoins, la démocratie, en garantissant la liberté d’expression, permet, comme Tocqueville l’avait bien vu, que se développent les opinions les plus déraisonnables. Notre époque en est probablement plus consciente que celle de Rawls, mort en 2002. On voit mal en effet les doctrines franchement déraisonnables jouer le jeu du pluralisme. Pourquoi le feraient-elles, alors que le pluralisme n’est précisément pas une valeur légitime pour elles ? Nous sommes sans doute condamnés, du moins dans un laps de temps prévisible, à nous contenter du modus vivendi.
Ce dernier accepte l’idée que des valeurs fondamentales puissent être incompatibles et privilégie la recherche des compromis. Cette conception pragmatique se contente certes de peu en matière d’accord sur les valeurs, mais permet de préserver un minimum de possibilités de vivre ensemble. Si l’on songe au fait que nos appartenances sont multiples et donc qu’aucune d’entre elles ne peut, à elle seule, rendre compte de ce que nous sommes, on doit être capable de prendre du recul par rapport à chacune, c’est-à-dire nous regarder avec les yeux d’un autre, même si cet autre est bien moi, mais dans un rôle social différent.
Bien que le libéralisme politique n’ait aucune consistance sans le pluralisme, on lui reproche souvent de ne pas accorder une très grande importance à la reconnaissance de la diversité culturelle, voire d’être étranger au souci d’autrui. Ce reproche est-il justifié ?
Libéralisme et différence culturelle
Le libéralisme politique, s’il se veut fidèle à la philosophie des droits de l’Homme, ne peut accepter que des populations soient marginalisées, voire ségréguées en raison de leur origine. Il est vrai pourtant qu’il existe une tension entre la simple tolérance de la différence et les revendications de reconnaissance de particularités collectives formulées par de nombreuses cultures minoritaires. On est ainsi, en France tout particulièrement, disposé à tenir compte de l’expérience individuelle du mépris social, mais beaucoup moins à admettre la légitimité de luttes collectives fondées sur la reconnaissance de différences culturelles généralement stigmatisées.
Les libéraux ne refusent pas de combattre les différences désavantageuses, par exemple celles liées à l’appartenance à un groupe humain qui a subi des mesures de discrimination par le passé (ou continue à les subir), mais ils ne souhaitent pas que ces différences soient valorisées (cela concerne aussi bien les groupes dits ethniques, que la longue tradition de subordination des femmes). En termes plus précis, ils acceptent des mesures de compensation (exemple l’existence des ZEP), mais ils ne veulent pas qu’elles soient définitives. Les démocraties libérales, sensibles aux risques de fragmentation sociale, ne sont donc aucunement disposées à tolérer l’affirmation politique de groupes définis culturellement et à leur reconnaître le droit au maintien et à la reproduction de styles de vie minoritaires.
Il est pourtant envisageable, sans pour autant renforcer les différences identitaires, de combattre les représentations négatives des minorités.
Les hésitations sur la question du voile musulman sont un bon exemple. On a pu croire que le port du foulard était contraire à nos valeurs (valeurs que l’on aurait du mal à définir clairement et qui ont parfois une fonction d’exclusion : il y a nous et les autres, ceux qui justement ne partagent pas « nos » valeurs).
Il faut faire appel pour y voir un peu plus clair à la notion de domination. Celle-ci, définie comme relation de pouvoir, ne s’intéresse pas avant tout aux questions d’identité, autrement dit à la préservation des particularités culturelles. Ainsi, dans la querelle du foulard, l’interdire est évidemment exercer un rapport de domination. La loi de la République l’exige-t-elle, par exemple au nom du principe d’égalité entre les sexes, dans cet espace particulier qu’est l’école ? Si l’on répond positivement, on assimile l’obligation de ne pas le porter à celle de payer l’impôt : nous sommes contraints mais non dominés. C’est la position défendue par de nombreux partisans d’une laïcité stricte pour lesquels le rôle de l’État est de lutter contre les croyances incompatibles avec la pensée libre. Le foulard étant analysé comme une figure de la domination religieuse et patriarcale, il faut donc l’interdire si l’on souhaite contribuer à l’émancipation des jeunes filles.
Si ce raisonnement possède une véritable cohérence, il se heurte rapidement à des limites décisives. Les jeunes filles voilées ne sont pas nécessairement des victimes passives. Elles sont souvent les agents de leur propre vie. Si donc l’on souhaite encourager leur émancipation, il est paradoxal de restreindre leur accès à l’école de la République. C’est en son sein que s’apprend la valeur de l’autonomie. Or celle-ci est une des ressources essentielles à la non-domination.
C’est le programme du libéralisme politique que de respecter les singularités individuelles, tout en restant attentif à la diversité collective. Il convient de résister à la soumission du divers à l’identique.
La valeur de l’égalité
Le principal défi auquel sont confrontées les démocraties libérales, lieu commun de le rappeler, est l’explosion des inégalités. Celle-ci accroît, bien sûr, le sentiment de vivre dans un monde injuste. Il n’est pas possible de se montrer fidèle aux principes fondamentaux du libéralisme politique et de s’accommoder de cette situation indigne.
La conciliation entre liberté et égalité est non seulement possible mais nécessaire. Un grand philosophe américain, Ronald Dworkin, a bâti une partie de son œuvre sur cette compatibilité. Il occupe, parmi les libéraux, une position singulière. Au fondement de sa conception, figure la distinction entre la pure malchance (dont nous ne pouvons être tenus pour responsables) et les choix qui relèvent de notre responsabilité.
L’objectif principal d’un État libéral est la réussite des citoyens, et cette réussite exige une éthique de la redistribution. Or, une distribution juste doit être indépendante par rapport aux circonstances, ce qui signifie qu’une société dans laquelle il est possible de prévoir, en fonction de ses dotations initiales, la place qu’occupera un nouveau-né est injuste.
Dworkin s’oppose à d’autres grands philosophes libéraux qui mettent l’accent sur le conflit entre la liberté et l’égalité : l’idéal de liberté doit être considéré comme interne à celui d’égalité. L’État doit traiter les citoyens avec attention et respect et, plus précisément, avec une égale attention et un égal respect. Le droit et la politique sont soumis à cet idéal éthique d’égalité qui enracine la théorie dworkinienne dans l’idée de fraternité, telle qu’elle a été pensée par les révolutionnaires français. Dworkin fait du droit à l’égalité un axiome : les libertés fondamentales procèdent de l’égalité. Ainsi, l’égalité ne pouvant être définie sans la liberté, le conflit entre les deux valeurs est rendu impossible. En quelque sorte, la liberté est efficacement défendue au moyen de l’égalité.
Dworkin va chercher à démontrer que l’égalisation des ressources est justifiée par la liberté et que cette dernière est renforcée par l’attention accordée au sort matériel de chacun. Il n’est cependant pas certain que l’égalité de ressources soit la seule capable de servir le raisonnement de Dworkin. Ce qu’affirme le philosophe américain, en parlant de l’égalité comme de la vertu souveraine, ne doit pas faire oublier que ce qui importe pour lui c’est l’égalité de liberté, l’equal freedom, laquelle signifie qu’il n’est de liberté que si tous les membres d’une société sont susceptibles de jouir de la même. Et cette approche a un autre avantage : elle permet de mieux comprendre les liens décisifs entre la justice sociale et le libéralisme politique.
Libéralisme et justice sociale
En effet, ce que la démocratie doit d’abord protéger, c’est la liberté des plus faibles. La citoyenneté, en effet, ne saurait se réduire à l’exercice des libertés publiques : elle implique également un droit au travail effectif, en raison surtout de l’indépendance qu’il permet. Cette garantie apparaît, dès lors, comme une nécessité politique pour acquérir reconnaissance sociale et respect de soi. C’est pourquoi l’aide publique n’est pas accessoire mais, au contraire, essentielle au fonctionnement de l’État libéral dont, rappelons-le, le but est de limiter les rapports de domination et de permettre l’autonomie individuelle.
Dans cette perspective, le concept de vulnérabilité est précieux. Voisin de ceux de fragilité, de faiblesse, ou encore de dépendance, il met l’accent sur la blessure et l’injustice et ainsi permet de prêter une attention plus grande aux autres et à leur souffrance effective. L’opposition classique entre libéral et socialiste a ainsi du plomb dans l’aile. D’autant qu’il a existé, dans la période contemporaine, des mouvements politiques fondés sur la conciliation du libéralisme et du socialisme.
Parmi les auteurs classiques, John Stuart Mill a compris l’importance pour le libéralisme de s’ouvrir aux luttes des défavorisés et il a insisté sur les inégalités d’accès à l’autonomie liées à l’exploitation économique. Il plaidait pour le droit d’association et l’expression politique des ouvriers, pour le suffrage universel, le contrôle des naissances, l’éducation populaire et l’extension du droit de vote aux femmes.
Plus près de nous, l’exemple italien est particulièrement précieux car il fut l’expérience d’un vrai mouvement socialiste et libéral. Le nom le plus célèbre est celui de Carlo Rosselli, militant antifasciste, fondateur du groupe Justice et Liberté et du journal éponyme, assassiné à Paris en 1937, à l’âge de 38 ans, par des membres de La Cagoule (un mouvement d’extrême droite). Il souhaite démontrer que « le socialisme, en dernière analyse, est une philosophie de la liberté ». Il est « en tant que mouvement d’émancipation concrète du prolétariat un libéralisme en action ». Le socialisme est donc « l’héritier du libéralisme »[1].
Rosselli n’est pas un exemple isolé. En Italie encore, Guido Calogero invente le mot liberalsocialismo, écrit d’un seul tenant pour signifier l’indissociabilité du libéralisme et du socialisme. Nous sommes devant un substantif unique et non, comme c’est le plus souvent le cas, face à un substantif et à un adjectif comme dans socialisme libéral ou libéralisme social où l’on voit bien qui a la prééminence. Libéralsocialiste, voilà une étiquette qui convient bien pour ceux qui tendent à unir ce que le socialisme a de plus précieux, l’attention aux inégalités socio-économiques et au processus d’émancipation des dominés, et ce qui fait l’essence du libéralisme, la préservation de la liberté individuelle contre l’arbitraire des pouvoirs.
Le cosmopolitisme : avenir du libéralisme ?
L’indignité ne concerne pas seulement la question des inégalités à l’intérieur d’une société nationale, mais celle, tout aussi inacceptable, entre nations riches et nations pauvres. N’avons-nous pas le devoir de porter assistance à tous ceux qui souffrent sur la planète ? Ce devoir est parfaitement conforme à la dimension universaliste du libéralisme. Quelles raisons pourraient s’opposer à ce que la justice s’étende à l’humanité tout entière ? Quelle pertinence accorder aux hasards de la géographie ?
L’article 28 de la Déclaration universelle des droits de l’homme affirme que « toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet ». Cette violation des droits humains entraîne, du point de vue même du libéralisme, un devoir de justice impérieux pour les plus riches leur commandant d’agir pour éradiquer la pauvreté.
L’ordre économique mondial, en effet, préserve le droit des pays riches d’imposer des mesures protectionnistes dans le système du commerce mondial, contribuant donc à entretenir le problème de la pauvreté dans le monde. Or, les règles qui régissent les transactions économiques sont les facteurs déterminants de l’impact de l’extrême pauvreté et du déficit de droits humains. D’après certains auteurs, tels Thomas Pogge, de petits changements dans les règles du commerce international, le prêt, l’investissement, l’usage des ressources ou la propriété intellectuelle peuvent avoir un impact énorme sur les conséquences dramatiques de l’extrême pauvreté.
Dans quel cadre ces exigences de justice et de solidarité doivent-elles s’exprimer ? L’espérance cosmopolitique est en rapport étroit avec l’universalisme moral prôné par le libéralisme. Si l’on considère l’aspect pacificateur du libéralisme classique, on peut considérer l’idée de fraternité universelle comme sa perpétuation. Mais, bien sûr, la fraternité est un idéal régulateur, ce vers quoi il nous faut tendre, et elle ne présuppose aucunement l’absence naturelle d’hostilité entre les hommes. On pourrait même dire que c’est la réalité même des passions conflictuelles qui rend si vive la nécessité de penser l’étranger comme un autre soi-même. Notre imagination ne doit pas se laisser enfermer dans l’alternative du réalisme et de l’irréalité : l’irréel, voire l’impossible, n’est-il pas ce qui donne couleur et sens à la réalité ?