La grève, une reconquête du temps perdu ?
Que de temps perdu à cause de la grève de la RATP ! Depuis le 4 décembre 2019 au soir, les habitants de Paris et de sa région voient leur temps de trajet multiplié par deux ou trois. On est en retard, on n’est pas à jour de ses mails ou de ses textos – sauf si on sait écrire en marchant –, on ne sait plus quand lire le journal – car c’est un des plaisirs du métro –, on ne peut plus ni consulter son agenda ni classer ses photos etc. Bref, le temps n’obéit plus à sa routine bien huilée.
Bon gré, mal gré, une grève des transports en commun nous oblige à entretenir un autre rapport à la temporalité. Foucault a inventé le mot d’hétérotopie pour désigner les lieux « autres », comme par exemple le grenier dans une maison, les jardins des villes, les asiles etc. Ne pourrait-on pas parler d’hétérochronie pour ces temps de grève où personne ne reconnaît plus le cours de ses journées ?
Si l’hétérotopie nous fait voir autrement un lieu familier, nous laisse apercevoir son étrangeté foncière et l’inconnu qu’il recèle, l’hétérochronie nous ferait alors sentir autrement le temps, autrement que dans son décompte ordinaire, nous rappelant que celui-ci ne nous appartient pas, qu’il est impossible de le maîtriser entièrement et que le retard appartient à notre condition d’être temporel. Car même si on est en retard sur la foule de petites choses qui occupent les trajets en bus, métro, RER ou train, celui qui marche aura vu pendant ce mois de grève plus de bâtiments beaux ou insolites que de coutume. Arpenter les rues oblige à contempler, à s’attarder, à se laisser surprendre.
Il faut rendre chaque instant de travail rentable en traquant chaque interstice de liberté, de « temps mort », oubliant que celui-ci est du temps vivant.
L’hétérochronie de la grève nous oblige surtout à repenser notre rapport au temps de travail. La grève nous désorganise-t-elle ou révèle-t-elle la folie temporelle à laquelle notre condition laborieuse nous contraint ? L’hétérochronie de cette grève-ci est comme redoublée non seulement par sa durée exceptionnelle mais parce que son objet est précisément le temps lui-même, le temps « libre », le temps de la retraite, le temps d’après le temps du travail. Il n’est pas étonnant que les plus longues grèves, en France, soient, depuis 1995, celles qui portent sur les réformes des retraites. La raison ne peut être seulement économique et sociale. Elle est aussi existentielle. Elle ne met pas seulement en jeu le « besoin » mais aussi le désir, car si le besoin est immédiat, le désir, lui, demande du temps. Le temps est une question politique qui mobilise les peuples, car toucher au temps, c’est toucher au sentiment de vivre.
Qu’un mouvement de grève si long ne soit finalement pas, eu égard à sa durée, si impopulaire semble indiquer la peur qu’une limite dans le contrôle acceptable du temps personnel par la collectivité ne soit franchie. Cette crainte est le symptôme que quelque chose a changé dans le contrôle du temps de travail et du temps passé au travail. Le contrôle du temps de travail semble généralement relever de la discipline. Michel Foucault a appelé système disciplinaire un quadrillage non seulement de l’espace mais aussi du temps destiné à augmenter la performance des individus. Pour lui, le pouvoir disciplinaire accompagne forcément la montée en puissance du capitalisme. Il faut rendre chaque instant de travail rentable en traquant chaque interstice de liberté, de « temps mort », oubliant que celui-ci est du temps vivant, et même du temps nécessaire au bon accomplissement des tâches.
Les emplois du temps, à l’échelle de la journée, de l’année et même de la vie, servent ainsi à rentabiliser le temps individuel afin que l’équilibre temps travaillé/temps chômé soit rationalisé en vue de l’accumulation de capital. Toutefois, pouvons-nous aujourd’hui penser le rapport au temps selon le paradigme disciplinaire ? Ce que l’on appelle à tort ou à raison « néo-libéralisme » désigne-t-il une nouvelle étape de la rationalité, un surcroît d’organisation, ou une désorganisation, un chaos inhérent au capitalisme, une folie ?
La discipline, en effet, est encore formatrice. Elle oblige un sujet à retarder la jouissance des plaisirs de la vie au terme de son labeur. La discipline fait ainsi passer de la satisfaction immédiate au désir qui compte suffisamment pour résister à la fugacité de l’instant. Quand le travail est disciplinaire, il peut encore autoriser qu’on se projette en un « après » le travail, qu’il s’agisse de l’après sa journée de travail, de l’après son année de travail (les vacances) ou encore après sa vie de travail (la retraite). Mais aujourd’hui le contrôle du temps est tout sauf disciplinaire et discipliné. Il est devenu une pression, et non plus un contrôle.
La grève nous réapprend à différer, alors que toute procrastination est considérée aujourd’hui non pas tant comme névrotique que comme inadaptation, absence de réactivité, lenteur.
Il y a peut-être eu illusion à croire que le travail, une fois inventé le mode de production capitaliste, pouvait se rationaliser durablement. Comment un processus visant à extraire le maximum de chacun pourrait-il se stabiliser ? S’il l’a fait un moment, c’était pour survivre. Mais la libération de l’idéal de toute-puissance, caractéristique de notre époque, a eu aussi des conséquences sur la façon d’envisager les progrès de la rentabilité humaine. On est revenu à l’instabilité originaire du capitalisme et à une certaine sauvagerie dans l’art de demander toujours davantage à tout le monde, y compris à soi-même.
Il convient en effet aujourd’hui d’aller « au bout de soi-même », de libérer sa créativité en se donnant des échéances intenables, et de parier sur l’imprévisibilité de l’avenir pour espérer réaliser « un coup » qui attestera de l’appartenance au camp des « winners ». C’est davantage à cela que ressemble aujourd’hui le rapport au travail qu’à un formatage disciplinaire. La mainmise sur le temps est de l’ordre de la servitude volontaire qui se donne pour alliée une mobilisation constante des ressources pulsionnelles du sujet humain.
Le manque de travail, quand il prend la forme du chômage ne redonne pas accès au temps subjectif, car la longue durée dont bénéficie le chômeur met celui-ci hors-jeu de la course grisante. En revanche, une longue grève comme celle que nous vivons, qui est effectivement une grande dépense, un grand potlach, met au jour notre désorganisation pulsionnelle et nous oblige à inventer un nouveau rapport au temps. Nous pouvons le faire, car contrairement au chômeur, nous ne sommes pas seuls. Nous nous découvrons collectivement, et parfois absurdement, en retard. C’est un avantage de la grève de nous enseigner le nombre de choses qui, finalement, peuvent attendre. La grève nous réapprend à différer, alors que toute procrastination est considérée aujourd’hui non pas tant comme névrotique – diagnostic qui concerne encore la subjectivité – que comme inadaptation, absence de réactivité, lenteur.
C’est d’autant plus net que cette grève-ci, comme celle de 1995, porte sur la temporalité elle-même. La question des retraites met en jeu le temps subjectif à deux niveaux. En effet, elle concerne à la fois le pacte intergénérationnel – le temps qui nous dépasse –, et la promesse d’un temps de la vie non dédié au travail – le temps censé nous appartenir.
En dressant une génération contre l’autre, non seulement on fragilise le lien interhumain, mais on fait obstacle à l’installation dans un temps subjectif de réflexion.
Si la retraite est une question si sensible, c’est d’abord qu’elle touche au rapport entre les générations. De même que chaque génération éduque l’autre, chacune prend soin de la vieillesse de l’autre. En principe, la génération antérieure se charge de transmettre l’état du monde à la suivante, laquelle en retour s’occupe de la fin de vie de la précédente. Chaque mise en question du calcul des points de retraite comme tout allongement de la durée du temps de la vie passée à travailler font redouter que ce principe de solidarité ne soit ébranlé. En disant « les actifs ne pourront bientôt plus payer pour les retraités », on monte une génération contre l’autre. Le temps est désormais compté à charge. Chaque génération a peur que celle qui la précède ne dilapide l’héritage.
Ce discours excède celui du paiement des pensions de retraite. Il a cours par exemple à propos de l’écologie. On s’inquiète à juste titre de la destruction de la planète. Celle-ci inverse en effet le sacrifice des générations. Au XVIIIe siècle, il était le prix à payer pour le progrès : quand il y a progrès, « ceux d’avant » bénéficient de moins de chance que « ceux d’après ». Aujourd’hui, « ceux d’après » savent qu’ils auront moins que « ceux d’avant ». Toute remise en question, même partielle, de la solidarité entre les générations surfe sur le sentiment de la jeunesse contemporaine d’avoir été spolié par ses parents et grands-parents. Mais de même que le catastrophisme écologique, au lieu d’encourager à l’action, paralyse celle-ci en jouant sur la pente nihiliste qui se trouve en chacun d’entre nous, de même le catastrophisme économique, concernant les retraites, fait grimper la haine et brise les liens. Un acte de réparation, sur quelque objet que ce soit, n’est possible qu’à la condition de s’installer dans le temps subjectif qui rende celui-ci nécessaire.
Or, en dressant une génération contre l’autre, en usant de la menace de la précarité du travail et des ressources, non seulement on fragilise le lien interhumain, mais on fait obstacle à l’installation dans un temps subjectif de réflexion. La peur et l’urgence provoquent des actions impulsives, alors que les vrais actes s’enracinent dans le sentiment du temps. Le catastrophisme est un visage de la haine, haine de soi et haine du temps. Le sentiment du temps, mélange de retard et de hâte, est essentiel au pacte intergénérationnel. Toute loi sur les retraites fait résonner pour chacun son rapport au temps de la vie qui le dépasse, c’est-à-dire ce en quoi il dépend des générations antérieures comme ce qu’il doit aux générations ultérieures.
Le temps de la retraite est en train de devenir le plus bel âge de la vie, celui où on peut enfin être en retard, reconquérir le temps subjectif, sentir que sa vie est une vie.
Mais plus encore, la législation sur les retraites menace le pacte social lui-même. Jeremy Bentham, le philosophe fondateur de l’utilitarisme, avertissait les gouvernements qu’il n’est rien de pire, du point de vue utilitaire, que l’attente déçue. L’ordre public est réellement menacé quand les lois ne tiennent pas leurs promesses. Un système de retraites qui ne repose pas sur la cagnotte personnelle que chacun peut amasser sous son oreiller ou dans les lattes de son plancher se réduit en fait à une promesse, une promesse reposant certes sur la législation, mais néanmoins une simple promesse. La réforme des retraites fait apparaître que ce qu’on appelle « loi » est aussi une simple promesse, une « parole ».
Quand le législateur édicte une loi, il demande en quelque sorte à son successeur de donner sa parole que promesse sera tenue. Mais on sait qu’un législateur chasse l’autre. C’est là, que selon Bentham, les ennuis politiques commencent inéluctablement : malheur à celui qui déçoit. C’est particulièrement sensible concernant les retraites, et concernant les évolutions du temps du travail. Puisque les loisirs ne suffisent pas à nous redonner du temps, tout occupés qu’ils sont à nous permettre de rattraper nos retards (retard de travail, mais aussi retard de sommeil, ou retard dans l’entretien de nos liens familiaux, conjugaux, amicaux…), la retraite paraît pour bien des personnes aujourd’hui comme le moment où il sera enfin possible de vivre sa vie, de « penser à soi », comme on dit. Le temps de la retraite est en train de devenir le plus bel âge de la vie, voire « le dimanche de la vie » – pour reprendre l’expression de Hegel –, celui où on peut enfin être en retard, reconquérir le temps subjectif, sentir que sa vie est une vie.
C’est parfois une illusion, car, malgré toutes les techniques d’augmentation/amélioration de l’humain transhumanistes (enhancement), la faiblesse, la maladie, ou au moins le grand vide de l’existence surgissent souvent au détour des années qui passent. Mais que ce soit en partie une illusion ne rend que plus pathétique l’espérance mise par chacun en ce temps de la retraite. On n’a pas le droit de différer le moindre chapitre de son agenda, mais on diffère de vivre jusqu’à la retraite. On ne se permet plus d’être en retard mais on se met en retard sur soi-même. Ce report de la vraie vie à l’âge de la retraite en dit assez long sur les conditions contemporaines de la vie laborieuse, à l’intérieur de laquelle il faut compter la vie de chômage ou de mise au placard – tant celles-ci ne se définissent encore par que par rapport à un travail qui occupe chaque micro-instant.
Mais si on touche à ce report, à ce dernier recours pour donner valeur à sa vie, il ne reste plus alors qu’à récupérer autrement le temps perdu, par cette grande dépense de temps qu’est une longue grève qui nous met tous en retard pour nous révéler… que nous le sommes de toute façon.
NDLR : Hélène L’Heuillet vient de publier « Éloge du retard », Albin Michel, 2020.