Politique

La grève, une reconquête du temps perdu ?

Philosophe et Psychanalyste

ll n’est pas étonnant que les plus longues grèves, en France, soient, depuis 1995, celles qui portent sur les réformes des retraites. La raison ne peut être seulement économique et sociale. Elle est aussi existentielle. Elle ne met pas seulement en jeu le « besoin » mais aussi le désir, car si le besoin est immédiat, le désir, lui, demande du temps. Le temps est une question politique qui mobilise les peuples, car toucher au temps, c’est toucher au sentiment de vivre.

Que de temps perdu à cause de la grève de la RATP ! Depuis le 4 décembre 2019 au soir, les habitants de Paris et de sa région voient leur temps de trajet multiplié par deux ou trois. On est en retard, on n’est pas à jour de ses mails ou de ses textos – sauf si on sait écrire en marchant –, on ne sait plus quand lire le journal – car c’est un des plaisirs du métro –, on ne peut plus ni consulter son agenda ni classer ses photos etc. Bref, le temps n’obéit plus à sa routine bien huilée.

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Bon gré, mal gré, une grève des transports en commun nous oblige à entretenir un autre rapport à la temporalité. Foucault a inventé le mot d’hétérotopie pour désigner les lieux « autres », comme par exemple le grenier dans une maison, les jardins des villes, les asiles etc. Ne pourrait-on pas parler d’hétérochronie pour ces temps de grève où personne ne reconnaît plus le cours de ses journées ?

Si l’hétérotopie nous fait voir autrement un lieu familier, nous laisse apercevoir son étrangeté foncière et l’inconnu qu’il recèle, l’hétérochronie nous ferait alors sentir autrement le temps, autrement que dans son décompte ordinaire, nous rappelant que celui-ci ne nous appartient pas, qu’il est impossible de le maîtriser entièrement et que le retard appartient à notre condition d’être temporel. Car même si on est en retard sur la foule de petites choses qui occupent les trajets en bus, métro, RER ou train, celui qui marche aura vu pendant ce mois de grève plus de bâtiments beaux ou insolites que de coutume. Arpenter les rues oblige à contempler, à s’attarder, à se laisser surprendre.

Il faut rendre chaque instant de travail rentable en traquant chaque interstice de liberté, de « temps mort », oubliant que celui-ci est du temps vivant.

L’hétérochronie de la grève nous oblige surtout à repenser notre rapport au temps de travail. La grève nous désorganise-t-elle ou révèle-t-elle la folie temporelle à laquelle notre condition laborieuse nous contraint ? L’hétérochronie de cette grève-


 

Hélène L'Heuillet

Philosophe et Psychanalyste, Maîtresse de conférence à Sorbonne université

Notes