Société

Que serait un urbanisme populaire ? Faire ville, faire communauté (1/3)

Anthropologue

Alors qu’en 2050 70% de la population mondiale habitera en ville, il convient de s’interroger : de quelle(s) ville(s) voulons-nous ? À l’heure où fleurissent regards désabusés sur la (trop) grande ville, rappelons que faire-ville est avant tout faire-communauté : renversons la perspective, et partons de la manière dont sont habités les espaces pour repenser l’aménagement du commun. Depuis la marge, la ville s’édifie dans le rêve, utopique, du rassemblement et de la rencontre.

Je voudrais m’interroger sur la ville que nous voulons et plus largement sur le cadre de vie dans lequel nous imaginons la vie quotidienne de demain. Les responsables politiques qui se présentent aux élections locales de mars 2020 en France pourront en tirer quelques idées, pistes et questions, mais mon propos est plus large, il s’adresse à toutes celles et ceux que l’état du monde inquiète.

En 2050, 70% de la population mondiale habitera en ville. Reste à savoir quelle(s) ville(s) ? De grands écarts existent selon les régions du monde. Les nouveaux enjeux urbains, notamment l’émergence de la solution des métropoles et/ou à l’inverse ou complémentairement, la redécouverte des qualités sociologiques et écologiques des villes moyennes, appellent des transformations importantes. Le stress et la fatigue aidant, de plus en plus de familles, au moins dans les pays du « Premier monde », veulent s’éloigner des trop grandes villes, et (re)découvrir un cadre urbain humain, une ville « conviviale ». On imagine des transformations des modes de gouvernance de villes (quelles échelles et quelles représentations ?), des manières dont les habitants et les pouvoirs locaux « font » la ville, la bâtissent, l’aménagent, et l’occupent.

Mon point de vue est celui de l’anthropologie. Fondamentalement l’anthropologie urbaine est à la fois politique et écologique : elle relie les formes et conditions de l’habitat avec les cadres, imposées ou choisies, de la vie en commun.

Par « écologie urbaine », on a désigné l’approche consistant à saisir la ville comme une forme d’habitat au sens large (le « milieu » ou l’environnement de la vie en ville), voire, dans les mots du premier de ces penseurs, Robert E. Park, et dans le langage du début du XXe siècle, à saisir la ville comme « l’habitat naturel de l’homme civilisé », proposant de s’interroger, en opposition au mode de vie de « l’homme primitif », sur le style de vie et l’ordre social possibles dans un tel contexte culturel[1].

Si l’on situe dans les années 1920 la naissance de l’écologie urbaine, les ethnographies de communautés urbaines, de cités ou de micro-quartiers, dont la conception lui était d’abord très liée, se sont développées à partir de cette même période aux Etats-Unis puis plus largement dans le monde à partir des années 1950.

Les penseurs de l’urbanisme remettent de plus en plus en cause depuis quelques années le fonctionnalisme urbain du XXe siècle, dont on mesure rétrospectivement l’autoritarisme et la violence.

C’est ainsi que, pour le dire en résumé, du point de vue du regard de l’anthropologue, le faire-ville se relie nécessairement au faire-communauté. Cette approche duale associe donc étroitement la « cité » (une forme de la vie collective, un esprit et une perception d’un commun) et la « ville » (une réalité physique dans sa spatialité et sa matérialité) pour reprendre les deux définitions que Richard Sennett a récemment défendues en s’interrogeant sur leurs liens.

Or, tout indique que cette approche duale est aujourd’hui de plus en plus présente bien au-delà des chercheurs, parmi les acteurs de la ville, habitants comme experts et aménageurs, élus, collectifs et institutions intervenant sur le cadre urbain. Elle introduit de la complexité et de l’anthropologie dans la réflexion sur la ville et sur les politiques urbaines.

C’est un constat encore fragile, mais il semble en effet que les professionnels de la Ville et les penseurs de l’urbanisme remettent de plus en plus en cause depuis quelques années le fonctionnalisme urbain du XXe siècle, dont on mesure rétrospectivement l’autoritarisme et la violence : ses « plans » et « programmes », et même ses plus récents « projets », dernier avatar des années 90, ont incarné des politiques urbaines volontaristes et verticales, qui s’attribuaient un pouvoir quasi-magique de mise en ordre et de bonheur en supposant une transparence entre une forme urbaine décidée « en haut » et la vie sociale « en bas ». Inverser radicalement cette approche techniciste et spontanément autoritaire, est aujourd’hui possible.

Pour Richard Sennett, comme, avant lui, pour l’urbaniste critique Jane Jacob, on doit pour être efficace aller vers « une architecture sans architecte ».

Récemment, des mots et des idées plus simples, plus souples, plus « liquides » dirait le sociologue Zygmunt Bauman (théoricien de la « société liquide », un monde instable et incertain), se sont immiscés dans le débat. Des architectes et urbanistes prônent maintenant une ville résiliente, inclusive, une « ville accueillante » (Cyrille Hanappe), ils envisagent la possibilité d’une « ville inachevée » et d’un « urbanisme temporaire » (Patrick Bouchain) ou d’un « urbanisme de situation » (Françoise Fromonot).

Loin des certitudes et des formules toutes faites, des pistes s’ouvrent pour une voie alternative. Une pensée minoritaire dans le monde des gestionnaires et techniciens de la ville donc, mais sans doute plus répandue dans le monde social des villes et singulièrement dans le dense tissu associatif, met en avant la richesse des habitats auto-construits, la légitimité du modèle d’occupation « zadiste », du retour de la nature dans la ville, de la réappropriation des savoirs et de l’expérience des architectures dites « vernaculaires », etc.

Pour Richard Sennett (sociologue ayant en parallèle exercé comme urbaniste) comme, avant lui, pour l’urbaniste critique Jane Jacob, on doit pour être efficace revenir au niveau micro-urbain et à l’informalité contre l’autoritarisme du trop planifié, on doit même aller vers « une architecture sans architecte », « un urbanisme sans urbanistes ». Juste un exemple. Pour Jane Jacob, les parcs et les jardins publics, tant prisés des urbanistes, sont en fait les lieux d’une dangereuse solitude. Elle n’y voit que « tristesse, insécurité et vide » alors que les trottoirs, pleins et même encombrés, sont des lieux de sécurité, vigilance et relation[2].

C’est le pragmatisme des habitants contre l’esthétisme des aménageurs. La densité protège… et la centralité attire, ajoute le philosophe Henry Lefebvre, très peu lu par les professionnels de la ville dans les années 60 et 70 quand il écrivait sur la vie quotidienne et le « droit à la ville », mais revenu ces dernières années au goût du jour. Et il le montre en prenant l’exemple de la Commune de Paris de 1870 qu’il analyse comme une (re-)conquête du centre par les exclus urbains plus encore qu’une révolte de prolétaires[3].

Faire communauté c’est donc faire ville, contre l’isolement et pour créer du commun. Ce pour quoi l’anthropologie dans son ambition universaliste est requise, c’est justement penser ce lien entre l’espace et la communauté.

Lors d’une enquête dans des camps de réfugiés en Sierra Leone, au milieu des années 2000, j’ai rencontré des réfugiés libériens qui avaient hâte de rentrer chez eux. Pas tout à fait « chez eux », d’ailleurs. Leurs villages du Nord-Libéria avaient été détruits et il fallait tout reconstruire. Ils préparaient un projet de reconstruction tout en manifestant devant les locaux du HCR pour demander leur rapatriement.

Deux aspects de leur projet m’ont particulièrement impressionné. D’une part, aussi peu « experts » en aménagement ou en montage de projets étaient-ils, ils préparaient une demande à présenter à diverses ONG internationales qui, ils le savaient, leur apporteraient facilement de l’aide financière pour retourner chez eux. Le camp de réfugiés avait été pour eux un espace de mise en contact avec le monde « global », de découverte et d’apprentissage des modèles de la communauté internationale. D’autre part, leur projet était un « projet de ville », me disaient-ils, parce que revivre dans les villages était risqué, ils étaient trop petits, les habitants auraient été isolés et vulnérables face aux retours possibles des groupes armés. S’assembler efficacement, c’était déjà, en premier lieu, faire une ville, qu’ils associaient aux idées de sécurité et de développement.

Faire communauté c’est donc faire ville, contre l’isolement et pour créer du commun. Il ne s’agit pas de démographie ou de taille de l’espace urbanisé, il s’agit de la ville comme état d’esprit, organisation sociale et agencement de la diversité culturelle, mais aussi et tout autant, de la ville qui se bâtit concrètement et aménage des espaces de circulation, partage, rencontre. Ce pour quoi l’anthropologie dans son ambition universaliste est requise, me semble-t-il, c’est justement penser ce lien entre l’espace et la communauté.

Et c’est recommencer – à chaque nouveau problème, conflit ou débat dont l’espace est l’objet – à se poser la question du faire-ville, c’est-à-dire de la genèse d’un espace de vie sociale, quelles que soient sa ou ses fonctions (passage, résidence, travail, déambulation, loisir, consommation). Dans tous les cas, ce recommencement nous dit comment se créent de la relation dans et avec le lieu, de l’identification locale, de la mémoire, et de l’action. C’est-à-dire tout ce qui permet d’habiter un lieu, de l’occuper.

A l’heure de l’étalement urbain et de la ghettoïsation, il faut redire que ce qui fait la ville c’est la cité, c’est-à-dire un mouvement et une dynamique anthropologique, économique, politique, des citadins vers un espace commun.

C’est pourquoi les espaces précaires, peu ou pas bâtis, ont une grande valeur expérimentale, si l’on veut bien leur porter un regard scientifique, fait d’observation et d’analyse, et non politique ou moral fait de jugement, compassionnel, accusateur ou esthétique. Leur étude permet de poursuivre et approfondir la critique de l’urbanisme autoritaire, professionnel et surplombant, que j’ai ébauchée plus haut. Elle permet aussi d’imaginer, à partir de l’observation interne et non plus du regard externe, ce que serait, par exemple et pour lui donner un nom, un urbanisme populaire, conçu et entrepris par les citadins, en s’interrogeant sans préjugés, sur la ville vécue et à l’œuvre dans l’expérience des habitants.

A l’heure de l’étalement urbain et de la ghettoïsation, ces deux plaies de l’échec du vivre-ensemble, il faut redire que ce qui fait la ville c’est la cité, c’est-à-dire un mouvement et une dynamique anthropologique, économique, politique, des citadins vers un espace commun, central et ouvert à la fois, désiré et « habité » de différentes manières. Cela concerne d’ailleurs plus que les habitants recensés comme tels (c’est-à-dire comme résidents) mais aussi les travailleurs vivant le jour dans la ville et dormant ailleurs (autour ou plus loin), les errants, et les touristes[4].

Partons d’un préalable : un principe d’égalité entre toutes les formes urbaines. Sont tout autant « de la ville » la cinquième avenue de New York que le camp de Chatila en plein Beyrouth ; autant la favela Cantagalo de Rio de Janeiro (qui a inauguré il y a quelques années son Musée de la favela) que la Piazza de Trevi à Rome ; autant les slums de Bangkok que les quartiers résidentiels de Los Angeles… Cet exercice, indispensable, d’équivalence théorique a pour effet de suspendre tout jugement moral ou esthétique ; il permet de ne pas ajouter une exclusion théorique aux exclusions sociales ou politiques.

Libérons-nous par exemple de l’idée d’ « indignité » de certains espaces dits marginaux, qu’on appellera de l’extérieur des bidonvilles ou campements, mais que leurs occupants pourront voir, eux, comme une étape d’arrivée en ville dans un parcours non linéaire d’intégration (une possibilité d’« arrival city » telle que défendue par le journaliste Doung Sanders). Toute l’histoire des favelas relate cette odyssée urbaine de plusieurs décennies jusqu’à la politique dite de « favela-bairro » (« du bidonville au quartier ») des années 90 dans la ville de Rio de Janeiro d’abord, saluée et suivie par de nombreuses capitales latino-américaines ensuite.

On le sait, la ville naît de la non-ville, bien sûr dans son histoire (il n’y avait rien d’abord là où il y a une capitale aujourd’hui, visible au sommet de strates successives dont l’invisibilité fait oublier la genèse), et aussi dans son édification contemporaine depuis la marge, la friche ou le vide vers un centre, un idéal perdu, une image utopique de rassemblement et rencontre.

 

NDLR. Michel Agier est l’auteur notamment d’une Anthropologie de la ville (PUF, 2015). Il codirige la revue Monde commun : des anthropologues dans la cité dont le prochain n° porte sur le thème « Petits citadins, mauvais citoyens ? » (PUF, sortie le 11 mars 2020).


[1] Voir Yves Grafmeyer et Isaac Joseph (eds.), L’Ecole de Chicago : Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Aubier, 1984, et notamment, dans ce volume, Robert Park, « La communauté urbaine. Un modèle spatial et un ordre moral » (1926).

[2] Jane Jacob, Déclin et survie des grandes villes américaines, Marseille, Parenthèses, 2012 (1e édition originale 1961). Et le philosophe de la ville Thierry Paquot, qui a préfacé la traduction française de ce classique des études urbaines critiques, a lui-même écrit, dans le même sens, L’urbanisme c’est notre affaire !, (Atalante, 2010).

[3] Henri Lefebvre, Le droit à la ville, 2009 (1e édition 1968), Economica/Anthropos, et David Harvey, Le capitalisme contre le droit à la ville. Néolibéralisme, urbanisation, résistances, Paris, éditions Amsterdam, 2011.

[4] Philippe Estèbe, « Paris est une ville archipel », (entretien), Le 1, n°278, 8 janvier 2020.

Michel Agier

Anthropologue, Directeur d'études à l'EHESS, Directeur de recherche à l'IRD

Notes

[1] Voir Yves Grafmeyer et Isaac Joseph (eds.), L’Ecole de Chicago : Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Aubier, 1984, et notamment, dans ce volume, Robert Park, « La communauté urbaine. Un modèle spatial et un ordre moral » (1926).

[2] Jane Jacob, Déclin et survie des grandes villes américaines, Marseille, Parenthèses, 2012 (1e édition originale 1961). Et le philosophe de la ville Thierry Paquot, qui a préfacé la traduction française de ce classique des études urbaines critiques, a lui-même écrit, dans le même sens, L’urbanisme c’est notre affaire !, (Atalante, 2010).

[3] Henri Lefebvre, Le droit à la ville, 2009 (1e édition 1968), Economica/Anthropos, et David Harvey, Le capitalisme contre le droit à la ville. Néolibéralisme, urbanisation, résistances, Paris, éditions Amsterdam, 2011.

[4] Philippe Estèbe, « Paris est une ville archipel », (entretien), Le 1, n°278, 8 janvier 2020.