International

Leçons virales de Chine

Anthropologue

L’épidémie du coronavirus, qui a depuis janvier déjà touché 50 000 personnes officiellement, fait plus d’un millier de morts en Chine, et déclenché une alerte mondiale lancée par l’OMS, a de quoi inquiéter. La responsabilité du Parti-État chinois dans la propagation de la pandémie, par sa politique absurde de rétention d’information et sa répression zélée des « lanceurs d’alerte », démontre finalement l’extrême vulnérabilité du gouvernement de Xi JinPing, qu’un virus suffit à faire vaciller.

« L’usage de la notion d’épidémie et de son association à une mortalité foudroyante et incontrôlable est immédiatement une interpellation des gens à différents niveaux, dont le premier est, comme l’ont montré les anthropologues, l’interrogation du sujet individuel sur l’occurrence potentielle d’être la victime de cet événement et surtout sur sa causalité. »

« Après ce premier niveau, l’intervention des autorités médicales puis politiques est mise en scène selon plusieurs articulations et schémas possibles. Le premier peut être la volonté de tenir la maladie cachée pour deux types de raisons : soit les responsables de santé publique sont incertains de leur diagnostic, soit les autorités politiques redoutent les effets négatifs de la diffusion de l’information comme une atteinte à leur légitimité ou une manifestation de leur impuissance. Le second schéma possible est une information générale et immédiate de la société, soit pour contrôler l’épidémie, soit pour attirer l’attention des acteurs sociaux sur un enjeu sensible les détournant du politique au sens fort du terme. Les nouvelles technologies de l’information confèrent une dimension de mondialisation très nouvelle à l’interprétation de la dynamique des épidémies. On est ainsi face à trois types de mondialisation : du diagnostic, du suivi et de leur efficience politique dans les rapports internationaux, au plan idéologique, symbolique et imaginaire. »

Est-on au pays de l’Empire du Milieu ? Parle-t-on du gouvernement chinois face au coronavirus ? Vous avez tout faux. Il s’agit des propos d’un médecin chercheur virologue réputé, Jean-Paul Gonzalez, à propos du virus Ebola, né en Afrique, pour lequel l’OMS a décrété deux fois une alerte mondiale (fait très rare). Au départ, contrairement à d’autres pandémies virales, l’attitude de beaucoup de scientifiques a été très prudente à l’égard de la gestion de la crise en Chine, voire même plutôt élogieuse. Jean-Paul Gonzalez par exemple la trouve exemplaire[1].

L’OMS, sous forte sollicitation du gouvernement chinois, il est vrai, a repoussé la décision de déclencher une alerte mondiale pour finalement s’y résoudre devant la vérité qui se faisait jour. Le gouvernement chinois n’a-t-il pas construit deux hôpitaux de plus de 1 500 lits en 15 jours ? N’a-t-il pas organisé la mise en quarantaine de Wuhan, ville de 11 millions d’habitants, et de toute la Province, puis celle de Wenzhou dans la Province de Zhejiang ? Un État fort, un Président dont les penchants autoritaires ne sont pas un mystère  qui prend les choses en main, et avec lui un parti communiste fort de 90 millions de personnes et de 10 millions de cadres.

Et de fait, l’événement coronavirus soulève une question peu relevée dans les descriptions journalistiques : le rapport entre l’émergence, le développement, le contrôle et la gestion des catastrophes majeures – comme les famines, les pandémies – et la nature politique de l’État qui doit les affronter. La Chine entendait administrer, à l’occasion de cette pandémie, une leçon de gouvernance et d’efficacité, y compris pour les pays africains.

Profite-t-elle de l’épidémie, comme le suggère J.P. Cabestan dans Marianne, pour renforcer la centralisation du pouvoir et le rôle du Parti ? Les signes de renforcement de la discipline du Parti à partir de sa direction se sont multipliés. Mais il y a gros à parier que la leçon ne soit pas, en fin de compte, tout à fait celle espérée. Une certaine nervosité est au demeurant décelable chez les autorités chinoises qui n’en avaient déjà pas besoin avec la crise de Hong Kong et la question des camps de rééducation des Ouighours.

Pourquoi le Président Xi JinPing a-t-il qualifié le coronavirus de « démon » ? Pourquoi s’est-il impliqué au premier rang dans cette « bataille » ? Il se pourrait que le coronavirus constitue bel et bien un pied de nez à sa théorie du caractère uniquement occidental des principes de la démocratie, ainsi qu’à la viabilité d’un socialisme de marché dans une société d’harmonie de moyenne prospérité pour tous, société suréquipée technologiquement et se réclamant d’une voie spécifique chinoise au socialisme.

Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998, avait montré qu’en matière de réduction des inégalités et de maîtrise des famines, la nature du régime politique est décisive. Un régime qui contrôle l’information, soit pour provoquer la panique, soit pour occulter des éléments alarmants, aggrave au lieu d’améliorer la situation initiale. Or dès le début février, le freinage à la diffusion de  l’information correcte  sur l’épidémie, effectué par le Parti du premier janvier au 20 janvier, date de la mise en quarantaine de Wuhan et de toute la province du Hubei, est devenu un certitude et non une hypothèse mal intentionnée.

Des défaillances…

Passé un premier moment de stupeur, aussi bien dans la société que chez les observateurs externes, plusieurs informations ont commencé à filtrer. Un ophtalmologue travaillant dans un hôpital de Wuhan, le docteur Li Wenliang, mort du virus le 7 février dernier, avait averti de l’épidémie sur les réseaux sociaux avec sept autres collègues, dès la fin décembre 2019.

Il a fait l’objet d’une répression zélée des autorités locales : retrait de son post sur Weibo, signature d’une rétractation formelle selon laquelle il s’était rendu coupable de colportage de rumeurs malveillantes  Cette rétention d’information d’un mois et demi a au demeurant été désavouée par la Cour suprême. Au fur et à mesure de la progression exponentielle de l’épidémie qui touchera plus de 50 000 personnes officiellement et fera plus d’un millier de morts, plusieurs erreurs d’appréciation spectaculaires sont apparues.

Les insuffisances du système hospitalier public chinois (le réseau privé étant très embryonnaire), déjà fortes, sont devenues criantes : impossibilité pour beaucoup de malades de se faire diagnostiquer et bien sûr soigner, absence en quantité suffisante de masques et de kits de détection de la maladie… La population s’indigne au reste de voir les dignitaires du régime porter des masques médicaux indisponibles autant pour les malades que pour les soignants. Comme l’illustre ce verbatim de messages circulant sur l’Internet chinois : « Si tu ne possède pas les masques de type N95 les plus efficaces, procure-toi ceux que portent les dirigeants ».

La sous-estimation de l’ampleur des déplacements occasionnés par les fêtes de Nouvel An chinois, phénomène accentué par l’urbanisation galopante des trente dernières années. C’est près de 400 millions de personnes qui ont voyagé. Les mesures radicales de confinement, de limitation drastique des déplacements (une optique de couvre-feu typiquement militaire) ont, sur une économie devenue très dépendante du marché, des répercussions considérables, à la fois sur la consommation intérieure et sur les exportations qui sont nécessaires à l’économie monde, bien plus qu’en 2003 lors de l’épidémie de SRAS.

… à une faute politique lourde d’implications fâcheuses

Mais ce qui est le plus frappant, c’est qu’avec le développement de l’épidémie, on observe toutes les défaillances du contrôle absolu dont l’État-Parti entendait pourtant démontrer la pertinence. Les mesures de quarantaine spectaculairement mises en scène par l’armée dans la Province du Hubei se sont avérées très médiocres. Près de la moitié de la population de Wuhan, soit plus de 5 millions d’habitants, aux dires mêmes de son premier magistrat, est partie avant.

Preuve que l’information sur l’épidémie, comme sur le blocus projeté par les autorités, circulait de façon massive sous le manteau. Il paraît douteux compte tenu du degré de centralisation extrême du pouvoir entre les mains du Parti et de l’État et de son Secrétaire Général, Président de la République et chef des armées, que les données sur l’épidémie ne soit pas parvenues jusqu’au sommet.

L’exercice de contrôle à l’échelle de la Chine entière – après la répétition opérée sur les minorités Ouighours au Xinjian – au moyen de la reconnaissance faciale des personnes originaires de Wuhan qui avaient quitté la Province, et ne s’étaient pas fait connaître « spontanément », a permis de montrer combien les technologies ultra-sophistiquées de reconnaissance faciale étaient au point pour la Chine entière. N’importe quel citoyen chinois est identifiable en sept secondes à partir d’une photo prise par des caméras placées partout dans les espaces publics comme dans les résidences privées.

Depuis 2019, le régime a institué un livret de crédits sociaux qui sanctionne tout acte d’incivilité par des retraits de points. Ce système de surveillance généralisée, qui vise à éradiquer à priori toute contestation du rôle du Parti et de l’État, montre ici toutes ses défaillances pratiques dans le contrôle de l’épidémie et illustre son échec à consolider le consentement de la population à sa domination. Du haut en bas de la Chine les fonctionnaires ont invité la population à signaler toute personne suspectée d’être originaire de la Province du Hubei et qui ne se serait pas présentée à la police.

Cette fois-ci à la différence d’épisodes de la Révolution Culturelle dont les plus âgés se souviennent, la délation est outillée par la surveillance numérique. Pourtant elle n’est pas parvenue à enrayer l’épidémie. L’ampleur des flux de populations (fêtes de fin d’année chinoise, tourisme, fonctionnement d’une économie de marché reposant de plus en plus sur la circulation des biens et des services) explique que le contrôle classique hérité du socialisme autoritaire s’avère très inadéquat.

C’est pourquoi le coronavirus, au lieu d’avoir sanctifié la toute-puissance de l’État-Parti, pourrait bien marquer une crise retentissante de son hégémonie. Vers le 3 février, cela n’était qu’une hypothèse. C’est devenu une certitude dés le 8 février avec le décès du Docteur Li. Cette crise est particulièrement mal venue dans un contexte de guerre commerciale avec les États-Unis et de fléchissement très préoccupant de la croissance chinoise.

Il faut signaler au passage  une des causes structurelles de la vulnérabilité du système chinois à ce type de pandémie virale. Le système d’avancement dans la hiérarchie du Parti est lié à deux critères. Le premier, politique, est la question de l’idéologie et de l’ordre (en particulier la répression très ferme des contestations qui remettraient en cause le rôle dirigeant et exclusif du Parti). Mais à côté de ce critère, il en est un second tout aussi important : c’est la performance en matière de PIB. Si le niveau local ne fait pas remonter l’information, c’est aussi parce qu’il redoute comme la peste – voire plus qu’elle ! – une diminution du PIB local, donc une rétrogradation de sa note.

Humour noir de résistance

La population est-elle passive, ou dupe ? Et cette pandémie ne sera-t-elle finalement qu’une épreuve surmontée victorieusement sur le plan politique par le Président Xi Jinping ? C’est ce que les autorités veulent croire. Pourtant les observateurs étrangers en Chine ont tous remarqué une colère qui n’hésite pas à s’exprimer publiquement sur les réseaux sociaux à l’égard des autorités centrales, même si ces dernières se sont empressées de renvoyer la balle aux instances intermédiaires du Parti qui va connaître une épuration « exemplaire ».

En témoignent actuellement les échanges sur les réseaux sociaux de blagues que les Chinois eux-mêmes qualifient de « soviétiques ». N’oublions pas que la Toile est soigneusement nettoyée par la censure des témoignages les plus crus de la colère de la population. Quelques échantillons des messages qui circulent, au milieu d’une foule de photos-montages et de BD désopilantes[2]:
« Même le virus doit obéir aux indications du Parti : c’est le Parti qui décide si tu es malade ou non. » ; « Le coronavirus n’est pas une menace tant que nous écoutons le Parti ! » ; « Ce genre de fonctionnaire arrive-t-il à gérer le virus ? S’ils n’arrivent pas à gérer le virus, il leur suffit de gérer les gens. » ; « Il faut reprocher au virus de ne pas se conformer aux instructions du Parti ! »

Un prisonnier explique comment il est arrivé en prison : « – Je suis paresseux, dit-il. – Pourquoi, lui demande son camarade de cellule ? – J’ai discuté avec un collègue du coronavirus en ligne. Je pensais que j’aurais le temps d’aller le dénoncer le lendemain, mais il y est allé plus tôt que moi. » Le Premier Ministre est en visite à Wuhan et interroge le patron d’un supermarché sur l’état des stocks. Ce dernier lui répond : « – On a du matériel médical du feu de Dieu ! – Mais, camarade, nous sommes un pays socialiste et nous ne croyons ni en Dieu ni à son existence, répond, ravi, le Premier Ministre. – Ça tombe bien, nous n’avons plus de masques. »

« Trois fantômes se rencontrent dans une rue de Wuhan. Le premier est mort du coronavirus, le second est décédé en prison après avoir diffusé les rumeurs en ligne, et le troisième chargé de la surveillance d’Internet a succombé à sa surcharge de travail. » ; « Un médecin tombé dans une rivière demande de l’aide, laissant indifférents deux fonctionnaires qui se trouvaient là. Le médecin hurle qu’il va publier sur Weibo un appel à l’aide sans passer par le gouvernement. Les fonctionnaires le sauvent, et l’arrêtent aussitôt. »

« Avant-hier, je me suis réveillé, il ne me restait que 5 jours de vacances. Hier, je me suis réveillé, il me restait 7 jours de vacances. Aujourd’hui au réveil, il me reste 14 jours de vacances, et j’ose à peine m’endormir de crainte de me réveiller déjà retraité. » ; « Ils ont passé 2019 à empêcher les Hong Kongais de porter des masques dans les manifestations, et ils vont passer 2020 à les convaincre de les remettre. »

Une dernière histoire : « Une Chinoise rapporte à son amie que le bourg de SanJiao, dans la ville de Meizhou, encourage les habitants à dénoncer ceux qui cachent qu’ils ont été en contact avec des personnes originaires de la province du Hubei ou y ayant voyagé. Les autorités les récompenseront de trente masques. Elle dit : cela me fait penser à la Révolution Culturelle, le vrai problème est que beaucoup de gens ne sont pas soignés. Depuis janvier, les nouvelles sont totalement irréelles ».

Le Parti a décidé de reprendre davantage en main les réseaux sociaux. Pas plus de 40 % du trafic global des échanges sur messageries telles que Weibo ou WeChat pourra concerner la pandémie. Les sujets mis en quarantaine ne peuvent plus communiquer de leur nouvelles à leurs amis sur WeChat: un message automatique les prévient : « This person has been quarantaine and will not respond to any outside information »

Ce tour de vis supplémentaire de la circulation de l’information horizontale conduit certains observateurs à penser que les chiffres globaux des morts (en particulier le personnel médical et hospitalier ) et des personnes infectées par le virus pourraient être très supérieurs à ce qu’avouent les autorités chinoises.

Indépendance du Cyberespace

La métaphore du virus a colonisé notre vocabulaire et notre imaginaire relatifs à la circulation d’informations à l’ère des réseaux numériques. Il faut « devenir viral » sous peine de ne pas exister réellement sur le web. Le coronavirus – bien au-delà des corps individuels qu’il infecte, qu’il fait souffrir et qu’il tue parfois – retourne cette métaphore contre tout ce qui s’obstine à réaffirmer une souveraineté relevant désormais d’un monde épuisé.

À l’heure où il est de bon ton de se gausser de la naïveté de la Déclaration d’Indépendance du Cyberespace énoncée à Davos le 8 février 1996 par John P. Barlow, les difficultés du gouvernement chinois à imposer à sa population sa souveraineté numérique à l’occasion de l’épidémie de coronavirus invitent à réévaluer les résonances inattendues que prend aujourd’hui ce document vieux d’un quart de siècle :

« Le Cyberespace ne se situe pas dans vos frontières. Ne pensez pas que vous pouvez le construire, comme si c’était un projet de construction publique. Vous ne le pouvez pas. C’est un produit naturel, et il croît par notre action collective. (…) Nous nous répandrons à travers la planète de façon à ce que personne ne puisse stopper nos pensées. En Chine, en Allemagne, en France, à Singapour, en Italie et aux États-Unis, vous essayez de confiner le virus de la liberté en érigeant des postes de garde aux frontières du Cyberespace. Il se peut que ceux-ci contiennent la contagion quelque temps, mais ils ne fonctionneront pas dans un monde qui sera bientôt couvert de médias numériques.

« Ces mesures de plus en plus hostiles et coloniales nous placent dans la même situation que ces amoureux de la liberté et de l’autodétermination qui durent rejeter les autorités de pouvoirs éloignés et mal informés. Nous devons déclarer nos personnalités virtuelles exemptes de votre souveraineté, même lorsque nous continuons à accepter votre loi pour ce qui est de notre corps. Nous nous répandrons à travers la planète de façon à ce que personne ne puisse stopper nos pensées. »

Le pari politique des autorités chinoises est depuis 2012 de consolider par les nouvelles technologies numériques les spécificités chinoises de la gouvernance étatique ultra-centralisée héritée de l’héritage pluri-millénaire confucéen de l’harmonie, comme du socialisme maoïste, argument sur lequel Xi Jinping insiste continuellement pour rejeter l’universalisme abstrait des droits de l’homme ou des principes démocratiques, qui ont souvent, il est vrai, servi d’oripeaux aux dominations occidentales. Mais le Web ne se laisse pas si facilement mettre au pas. Il pourrait bien constituer pour la Grande Bureaucratie Céleste un virus autrement plus redoutable que le coronavirus.

NDLR : Ce texte sera publié dans le numéro 78 de la revue Multitudes à paraître en mars 2020.


[1] Le Parisien, 1 février 2020, et La Liberté, Fribourg, le 29 février 2020.

[2] Merci aux internautes chinois traduits par les bons soins de Wenjing Guo, anthropologue associée au CESSMA.

Monique Selim

Anthropologue, Directrice de recherche émérite à l'Institut de recherche pour le développement (IRD)

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Notes

[1] Le Parisien, 1 février 2020, et La Liberté, Fribourg, le 29 février 2020.

[2] Merci aux internautes chinois traduits par les bons soins de Wenjing Guo, anthropologue associée au CESSMA.