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Quoi qu’il en coûte, sans doute : mais à qui ? – Coronavirus et inégalités

Politiste

Dans un entretien au Figaro, le ministre du budget, Gérald Darmanin, a cru bon lancer un appel à dons là où devrait d’ores et déjà se poser la question du financement de l’après crise sanitaire, c’est-à-dire la question de l’impôt et notamment des mesures redistributives qui devront être prises pour empêcher qu’une fois de plus, les plus précaires soient pénalisés.

On le sait désormais, la pandémie actuelle produit un effet de loupe sur la société telle qu’elle n’est plus. On peut y lire les chaînes d’interdépendance qui nous lient les uns aux autres et les petits grains de sable qui ont des conséquences inattendues en cascades. On peut y lire aussi les inventions de solidarité, d’humour, de résistance et de gros dos dont nous sommes capables.

On peut y lire surtout les inégalités galopantes devant le confinement et ses conséquences. Les inégalités entre ceux qui peuvent se protéger et ceux qui ne le peuvent pas. Les inégalités entre ceux qui doivent travailler et ceux qui ne le peuvent pas. Les inégalités entre hommes et femmes. Les inégalités entre le haut et le bas, comme le dit un élu de la CGT de Wattrelos : « Nous, les ouvriers, on nous dit : “ Allez travailler ! ” », « alors que les cadres travaillent depuis chez eux ». Les inégalités devant les conditions de confinement, exemple extrême, entre les footballeurs du PSG et certains de leurs supporters.

Urgences économiques

Sur fond de querelles sur le gel, les masques, l’efficacité des traitements, les comparaisons internationales, et de responsabilités sur la gestion de la crise sanitaire et l’impréparation française, sur fond de vague inéluctable des décès, on va aborder, échéance lointaine et très proche, la seconde vague, celle de l’écroulement de l’économie française. Il en est déjà question par le recours à la métaphore guerrière et aérienne : « Il faut un pont aérien de cash », « Le tuyau d’arrosage a été remplacé par la lance à incendie, mais on n’est pas encore passé au Canadair »…

De fait, depuis quelques jours, au rythme de la mise en veilleuse d’une bonne partie de l’économie française et de l’effondrement des cours de la bourse, de nombreuses annonces ont été faites pour garantir la pérennité des entreprises et préserver la continuité des emplois. Il peut s’agir des mécanismes de chômage partiel, du report des échéances de cotisations et d’impôts, de garanties bancaires, d’appel à la réduction des délais de paiement ou des reports d’échéances, de promesses de crédits sur une, voire deux décennies, de compensation (partielle) de chiffres d’affaires, voire de nationalisation de certaines entreprises.

C’est la partie la plus visible d’un ensemble beaucoup large et complexe de mesures, françaises et européennes qui entendent dresser une digue pour que la crise économique ne vienne pas amplifier la crise sanitaire. « Quoi qu’il en coûte », « whatever it takes », « Cela nous coûtera des dizaines de milliards d’euros », « Si ça coûte des dizaines de milliards, eh bien ça coûte des dizaines de milliards »…

Cet appel à la générosité « publique », celle de l’État et des institutions européennes, n’a pas encore ouvert un débat politique sur les conditions matérielles de financement et de répartition des dizaines de milliards, plutôt de centaines de milliards, indexés sur l’avenir économique. Car ici comme ailleurs, les inégalités devant la pandémie sont patentes. On sait très bien que derrière les mots entreprises et patrons se cachent des réalités incommensurables. On sait que tout ce qui ressort actuellement derrière les appels et les annonces des porte-parole politiques et patronaux renvoie au quotidien des rapports inter-patronaux.

Si les patrons et les entreprises ont bien des « adversaires communs », ils sont entre eux dans des relations de concurrence et dans des rapports de domination que l’on évoque allusivement au passage quand on parle des « multinationales » et des « TPE-PME ». Les appels du président du Medef à la solidarité entre entreprises à « adopter une conduite solidaire », du médiateur des entreprises encourageant un « sursaut de solidarité nationale », ou du gouverneur de la Banque de France appelant « les entreprises de toutes tailles et de tous secteurs à fluidifier leurs relations commerciales, en veillant à la santé des petites et moyennes entreprises », voire parfois des menaces de « name and shame » (désigner publiquement des pratiques condamnables), démontrent que cette solidarité ne va pas de soi.

Pour le président de la CPME : « dans certains groupes et administrations, toute la chaîne administrative est partie au soleil ou en télétravail en interrompant la chaîne de décisions et donc la validation des paiements.» Les banquiers, voire les assureurs, sont invités publiquement à jouer le jeu et à ne pas rester frileux devant des besoins de trésorerie gigantesques, alors qu’ils sont les objets traditionnels et récurrents des récriminations des maux les plus divers dont les chargent l’immense majorité des chefs d’entreprise.

Inégalités entrepreneuriales

Pourtant, ce qu’un patron peut faire durant « la crise » et ce qu’il peut faire « après la crise » est incommensurable. Déjà sont pointées du doigt certaines conduites d’entreprises (des grandes) constituant des réserves financières, comme d’autres se précipitent « dans les magasins pour acheter des paquets de nouilles ».

Faire face revêt de multiples significations, incomparables, entre la multitude des chefs d’entreprise qui font la queue aux numéros d’attente de l’URSSAF, des hotlines, des cellules d’appui des chambres de commerce, et ceux qui se débrouillent avec leur comptable, sans parler de ces auto-entrepreneurs « reluctant » enrôlés malgré eux dans l’entrepreneuriat.

Sur l’autre rive, ceux qui ont accès à toute une gamme de ressources sociales peuvent limiter la casse voire préparer l’après-crise ou même trouver les ficelles pour en tirer le meilleur parti, comme ce fut le cas en 2008. Le cas de Black Rock est certes états-unien ; l’administration Trump a en effet confié à des gestionnaires de fonds le soin d’assister le gouvernement dans son plan d’appui et de sauvetage des marchés financiers. À quelles conditions et à quel prix ? Les moyens très techniques et abscons qui peuvent être mobilisés ou inventés en matière de financement d’économies ravagées, devront faire preuve, beaucoup plus qu’après 2008, de vigilance et de pédagogie pour faire comprendre aux profanes ce que « refinancer » veut dire.

Et après ?

Pour le moment un grand silence fiscal règne. Quelques grandes fortunes et quelques grandes entreprises ont médiatisé leurs dons, bons d’essence gratuits pour les soignants pour Total, gel hydro-alcoolique pour LVMH, masques retrouvés par BNP-Paribas et mis à disposition d’hôpitaux. Mais ni générosité débridée comme il y a un an pour la reconstruction de Notre Dame, ni annonce d’une improbable nuit du 4 août 2020. Une sorte de moratoire implicite a été érigé devant la mort.

Il est question en mode discret de la nécessité d’une action fiscale gigantesque à prévoir. Les porte-parole des entreprises parlent d’une nécessaire baisse des « impôts sur la production », d’une réforme largement inachevée de l’État pourtant redécouvert, voire d’un report des engagements sur le développement durable et le climat. Tout se passe comme si, à la manière de l’économiste libéral Jean-Marc Sylvestre soigné dans un hôpital public, on redécouvrait les vertus des services publics, au service des publics.

Le « Pacte productif 2025 », « Faire de la France une économie de rupture technologique » qui devait être discuté au printemps, est actuellement en pointillé ; il est désormais dépassé par les multiples désespoirs et espoirs qui ne manqueront pas d’être mobilisés.

Dans l’histoire française récente, trois mesures ont accompagné les sorties de crise. L’ordonnance du 15 août 1945, a instauré  un impôt de solidarité nationale destiné à amorcer la reconstruction en taxant les augmentations de patrimoine réalisées pendant la guerre. En 1976, « l’impôt sécheresse » a porté sur l’impôt sur le revenu en augmentant de 10% son chiffre à partir d’un certain niveau de revenus déclarés. Après la crise de 2008, c’est un arsenal de mesures qui ont augmenté de plusieurs points les prélèvements dits obligatoires.

Cela pourrait être à l’agenda d’urgence dans quelques semaines, quand la vague proprement sanitaire aura été jugulée. La vague politique va alors déferler, au rythme d’une insécurité économique imprévisible. Le « Quoi qu’il en coûte » et le « Plus ne sera jamais comme avant » devront alors trouver des traductions multiples, au plan français et européen. On peut se demander si la chambre de 2017, élue avec un taux d’abstention record, sera la mieux placée afin d’opérer l’immense refondation nationale qui vient, pour combattre à court, moyen et long terme, le virus des inégalités.


Michel Offerlé

Politiste, Professeur émérite à l’École normale supérieure

Mots-clés

Covid-19