Politique

Nous défendre – face au discours politique sur le Covid-19

Philosophe, Psychologue sociale, Sociologue

Dans la crise du Covid-19, toute critique de l’action gouvernementale, dont l’incompétence et l’irresponsabilité est patente, tend à être écartée comme polémique, ignare et même dangereuse. Cette tonalité, à la fois sûre de son autorité politique et scientifique, et récusant toute contestation, est parfaitement reconnaissable pour les féministes : c’est celle du patriarcat.

Lorsqu’on ré-entend au hasard de reportages la série des interventions des gouvernants depuis le début de la crise sanitaire, on est pris d’un vertige. Des « officiels » messieurs en costume-cravate la plupart, derrière le pupitre symbolisant la compétence et le pouvoir, débitant essentiellement des mensonges : non, cela ne sert à rien de porter des masques c’est même dangereux ; non, pas la peine de tester ; non, pas de danger à aller voter, c’est même un devoir civique… À chaque fois, ce qui se révèle est de l’incompétence, ce qui pourrait être excusable si 1) ces dirigeants présentaient des excuses, justement, pour leur gestion de la crise depuis le début ; 2) si ces discours n’avaient pas été produits pour dissimuler la réalité : on n’a pas de masques, pas de tests, donc on explique qu’il n’y en a pas besoin.

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Ce qui est indigne, et encore plus de la part d’un directeur de la Santé ou des ministres issus du corps médical, c’est d’avoir répandu des fake news pour éviter de perdre la face et simplement reconnaître qu’il y a eu des erreurs. Cette incapacité à reconnaître des torts, à assumer rappelle le leitmotiv de la clique LREM depuis ses débuts : « j’assume » signifiant, paradoxalement, « je refuse de prendre mes responsabilités ». Cette tonalité autoritaire, à la fois sûre de son autorité politique et scientifique, et récusant toute contestation, est parfaitement reconnaissable pour les féministes : c’est celle du patriarcat.

Toute critique de l’action gouvernementale, dont l’incompétence et l’irresponsabilité est visible aux yeux de tous, est écartée comme « polémique », ignare et même dangereuse (les « experts auto-proclamés » moqués par Macron, les « sociologues » et intellectuels cloués au pilori par ses alliés). Les seules dont on veut bien dire du mal au sein de la majorité présidentielle sont Sibeth Ndiaye, « porte-parole », donc chargée de transmettre les positions gouvernementales, et Agnès Buzyn, remplacée, Dieu merci, à son poste de ministre par un homme plus jeune, qui ment mieux qu’elle.

La perception du monde est scindée en deux. D’un côté un discours martial, appuyé sur une soi-disant rationalité des chiffres, de l’économie, de la science. C’est le discours du gouvernement et de la plupart des experts convoqués par les médias – des hommes en majorité. De l’autre côté, une vie ordinaire qu’il faut au jour le jour réagencer au temps du Covid-19 et des actions : des femmes en majorité, au corps à corps avec des malades, au contact avec les clients dans les supermarchés, jonglant avec les tâches domestiques (trois repas par jour, sans cantine ni pour les grands ni les petits), les tâches éducatives prescrites par l’Éducation nationale sur le mode forcené de l’activisme, et réalisant par téléphone le travail de lien qu’elles font généralement entre les générations… en sus de leur télétravail, ou de leur travail sur le terrain. Des femmes enfin, confinées avec des conjoints violents au péril de leur vie, qui n’ont jamais eu aussi peu de marges de manœuvre pour se défendre[1]. Des conjoints qui continuent aussi leur guerre, une guerre qu’ils mènent contre les femmes, leur femme, leur propriété.

Toutes ces femmes qui s’activent à faire tenir le monde ne sont créditées d’aucune expertise, d’aucun savoir susceptible de réorganiser le monde.

Le premier discours est hégémonique, il est la voix patriarcale de la vérité, de la raison, de la force exhibée sur un mode viril (même si c’est parfois raté comme l’image pathétique de Macron en grand chef des armées devant une tente militaire vide lors de son discours alsacien). Ce discours est déplacé, étrangement désuet, faisant l’économie des affects. Il n’en est pas moins énoncé avec assurance, alors qu’il est depuis le début confus et contradictoire, parsemé de contre-vérités : on peut tenir le premier tour des municipales, pas tellement besoin de masques, les tests sont inutiles, les gestes barrière nous protègent suffisamment.

Les pratiques qui tissent la vie humaine sont, elles, ravalées au second plan, ou au troisième (« troisième ligne ») au registre des anecdotes, des sujets de société, des témoignages. Toutes ces femmes qui s’activent à faire tenir le monde, à recréer de l’ordinaire, ne sont créditées d’aucune expertise, d’aucun savoir susceptible de réorganiser le monde. Le temps du Covid, qui superficiellement a conduit tant de gens à réaliser ce qu’ils leur doivent (d’où les remerciements qui apparaissent soudain, merci d’être là, etc.) met en scène une exacerbation des rapports sociaux de sexe. Les hommes visibles, dominant la situation et le sujet, les femmes invisibles, petites mains indispensables et corps exposés à la violence, à la contamination, à la surcharge de travail. Mais pour combien de temps ?

On a vu, à la télévision à plusieurs reprises, des infirmières espagnoles en larmes, à bout de forces physique et morale, appelant à l’aide, comme si parce qu’étrangères, on pouvait leur donner la parole pour faire entendre dans toute sa justesse la voix qui énonce l’étendu du désastre. Elles sont les véritables expertes de ce qui est en train de se passer. Comme beaucoup d’autres, sur le terrain, qui depuis des années réclamaient plus de moyens et annonçaient le désastre à venir.

L’épidémie actuelle a la puissance de décaper toutes les illusions, les fausses promesses et les mensonges du capitalisme avancé ou du néolibéralisme, de rendre visible à tous sur qui repose réellement notre société. Il est presque amusant (tragiquement) de voir tant de suppôts du capitalisme découvrir la réalité et des idées qu’ils attribuaient jusqu’alors aux gauchistes dangereux ou aux « bisounours » idéalistes : oui, mettre le profit d’abord, au détriment des institutions de protection de la société (hôpital public, enseignements, transports) c’est mal. Faible début de prise de conscience morale de l’inversion des valeurs qu’opèrent nos sociétés capitalistes : ce qui est le plus réellement utile, ce qui rend possible notre vie ordinaire, est le plus méprisé, et le moins valorisé.

Dans la mise à nu des formes de vie qu’opère une situation de désastre, la vérité de nos dépendances émerge. Est-ce pour cela que les dominants – et leurs médias officiels – se cramponnent à un imaginaire guerrier ? Encore un mensonge pour occulter le réel, leurs responsabilités, leur manque d’humilité ? Pour que rien ne change ? Pour conjurer les voix de plus en plus nombreuses qui racontent les réalités de la pénurie et de l’abandon ? Car elles pourraient bien former la vague qui emporte dans la poubelle de l’histoire ceux et celles qui nous managent. Des gens qui ont joué avec la vie de leurs « chers compatriotes », dans l’évidence de l’épidémie.

Et continuent de le faire : 60 heures de travail par semaine, même si ce n’était que sur deux semaines, pour des femmes avec la double tâche, pour des travailleurs et des travailleuses déjà âgés, usés, c’est un risque majeur pour leur santé. On commence à connaître les effets du virus sur un organisme exténué. Sans parler de l’indifférence des politiques vis-à-vis des aînés qui meurent par centaines dans les EHPAD (Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), dont le fait qu’on n’en ait pas encore terminé le décompte montre combien ils comptent. Elles, plutôt. Car la vieillesse dépendante en institution concerne avant tout les femmes.

Et que dire des personnes atteintes de maladies psychiques, autres grandes oubliées, repliées dans leur solitude angoissée ou envahissant de leur délire l’espace familial, reliées à leurs soignants par le fil ténu du téléphone ou des émissions de radio journalières que réalisent certaines équipes soignantes ? Quand ces personnes, à l’instar des SDF ou migrants, n’errent pas dans les rues désertées, de moins en moins nourries, de plus en plus sales. Quel discours public à leur égard ?

Et comment ne pas désespérer des institutions lorsque la justice malgré les protestations des avocats persiste à envoyer des gens en prison, et assortit de conditions épouvantables la possibilité de sortie anticipée de celles et ceux qui pourraient y prétendre ? Quel geste de compassion envers les plus vulnérables des vulnérables ? Au contraire, on a même vu, au sommet de l’échelle du mépris, un préfet blâmer les victimes, selon le schéma bien connu qui veut que ceux qui tombent malades l’ont bien cherché. Lui s’est excusé, comme beaucoup auraient dû le faire avant lui. Mais ses propos n’en demeurent pas moins un symptôme, un lapsus du pouvoir.

Nous devons nous défendre : refuser de croire ceux qui nous gouvernent, refuser le discours de la guerre qu’ils ont créé et alimenté, refuser la hiérarchie des humains qu’ils confirment.

Ce qui apparaît aujourd’hui est très concrètement ce que les féministes et autres pensées critiques ont analysé en termes d’injustice épistémique. Les critères qui disent ce qui est bien, mal, valorisable, méprisable, les critères collectifs de ce qui compte se présentent comme universels mais sont de fait ceux d’une société patriarcale. Dans le désastre actuel émerge la nécessité vitale d’y inclure d’autres points de vue, d’autres voix que celles des dominants. Intégrer les voix de tous ceux et en majorité celles qui font vivre la société, dans les définitions de ce qui compte est bien affaire de démocratie : d’élargissement du public et d’intégration de l’ordinaire et du contingent dans la préoccupation politique, de reconnaissance de la compétence de personnes subalternes dont profitent les dominants qui les mobilisent plus que jamais aujourd’hui à leur service, leurs ambitions politiques ou leur expansion économique que rien selon eux ne doit arrêter.

Mais ils n’ont pas encore gagné. Nous devons nous préparer pour ce qui va venir après. Nous devons conserver notre rage, notre colère, notre stupéfaction devant tant d’actions criminelles. Nous devons nous défendre : refuser de croire ceux qui nous gouvernent, refuser le discours de la guerre qu’ils ont créé et alimenté, refuser la hiérarchie des humains qu’ils confirment. Nous devons dire notre dégoût devant cette mise en avant obscène de l’inégalité, au moment où chacun revendique l’accès aux soins. Nous devons enfin récuser la sémantique de la guerre, et lui opposer celle de la responsabilité.

Le discours martial du gouvernement fait de tout affaire de décision souveraine, de choix, occultant à la fois sa propre incapacité, sa propre contribution fatale à la situation sanitaire, et la réalité de ceux qui n’ont PAS le choix. Les femmes, et plus largement toutes les personnes qui réalisent un travail de première nécessité, sont acculées à prendre leurs responsabilités, elles ne peuvent pas ne pas s’occuper de leurs patients, de leurs proches, nous nourrir ou nous livrer, nettoyer nos rues ou nos poignées de porte. C’est cela que nous applaudissons tous les jours à 20 heures : la capacité à assumer ses responsabilités vis-à-vis d’autrui. C’est cela qui manque au gouvernement depuis le début de la crise du Covid-19. Ces applaudissements, étendus ces jours-ci des soignants aux éboueurs, autres pourvoyeurs de care, expriment aussi, en négatif, à qui ils ne s’adressent PAS.

Un autre discours politique était possible dans ce désastre du Covid-19. La démocratie, comme prise en compte des compétences de chacun, comme exigence absolue d’égalité, comme protection des plus fragiles et des plus exposés. La responsabilité des gouvernants, qui est au minimum de faire son possible pour protéger les citoyens. Et de prendre au sérieux ce mot de protection, en sorte qu’il s’applique à tous et toutes, et ne soit pas une fois de plus un bien inégalement partagé. En parlant de solidarité, de réciprocité, de désintérêt, en s’appuyant sur les forces d’organisation et les multiples capacités des citoyens ordinaires sur le terrain, la parole démocratique radicale a plus de force qu’un discours martial et narcissique. Il est temps de reconnaître que la compétence a changé de camp.


[1] Nous reprenons l’injonction du titre de l’ouvrage important d’Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, La Découverte, 2018.

Sandra Laugier

Philosophe, Professeure à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Pascale Molinier

Psychologue sociale, Professeure à l'université Sorbonne Paris Nord

Patricia Paperman

Sociologue, Professeure émérite à l'Université Paris 8 Vincennes Saint Denis.

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Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] Nous reprenons l’injonction du titre de l’ouvrage important d’Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, La Découverte, 2018.