Santé

L’hydroxychloroquine : quelle(s) controverse(s) ?

Philosophe, historien des sciences et psychanalyste

Focalisée sur la personne de Didier Raoult, la polémique autour de l’hydroxychloroquine n’est pas vraiment une controverse scientifique. Elle est devenue une controverse autour des élites de la science, mais aussi de ce que, et de qui, nous pouvons croire ou pas, quand rien n’est sûr. Il se pourrait alors que cet épisode, très français, mais aussi très américain, complique un peu plus la question du populisme.

Y a-t-il vraiment une controverse sur l’usage de l’hydroxychloroquine (HCQ), cet antipaludéen commercialisé sous le nom de Plaquenil©, dans le traitement du COVD-19 ? Et s’il y en a une, ou plusieurs, de quelle nature ? Je suggère de décomposer cette question en trois sous-questions.

La première serait d’ordre épistémologique. Didier Raoult donne-t-il des raisons sérieuses de croire que l’HCQ « marche » contre la calamité du moment ? À ce niveau, la controverse pourrait donner l’impression de se réduire à un combat entre savants que nous serions condamnés à observer sur le bord du ring en comptant les points. De toute façon, la chose ne doit pas être bien grave, se dit-on en lisant les comptes rendus de la presse, puisque dans le meilleur des cas, médecins et biologistes s’accordent à dire que l’étude qui a mis le feu aux poudres présente juste des « insuffisances méthodologiques ». Mais enfin, des insuffisances de ce genre, ça n’empêche pas d’exister, et surtout l’HCQ de « marcher » si, après tout, les gens qui en ont pris guérissent.

La deuxième serait d’ordre social et politique. Il y a des pro- et des anti-, mais pas des pro-HCQ et des anti-HCQ, des pro-Raoult et des anti-Raoult. Caractère bien trempé de la scène scientifique française, doté d’un sens certain de la communication, Didier Raoult semble avoir en effet incarné de manière providentielle une figure dont je dirais en conclusion pourquoi il y a beaucoup à craindre aujourd’hui et demain. Cette figure, que Didier Raoult ait voulu ou non l’incarner, c’est celle de l’hyper-expert, voire du génie, mais qui, lui, « sent » et plane au-dessus de la piétaille des experts ordinaires, c’est-à-dire les « élites » comme on les déteste, corsetées dans leurs procédures de validation bureaucratique, leurs lamentables rituels épistémologiques, etc. Un zeste de rivalité Paris-Marseille, des accointances politiques polarisantes, un contexte de désespérance thérapeutique (liste non-exhaustive), et le tour est joué. Nous avons bien une controverse, laquelle s’articule alors à toute une série d’autres : le dédain de Paris pour la province, le mouvement des « gilets jaunes », la crise de l’hôpital public, etc. L’HCQ n’est plus un enjeu sanitaire, c’est un révélateur socio-politique. Et même si l’HCQ ne soigne personne, ce débat restera salutaire, et l’HCQ un détail.

Or, outre ces deux controverses, qui ne font pas de doute, une troisième paraît intéressante à examiner. Son existence est loin de faire l’unanimité chez les gens qui s’intéressent aux controverses scientifiques, les philosophes des sciences et les sociologues. Elle s’intercalerait entre la controverse entre les savants et la polémique publique pour ou contre Didier Raoult et ce qu’il représente à un titre ou un autre. Je formulerais la question ainsi : comment s’est passée la montée en généralité de la controverse purement scientifique (à supposer qu’une controverse puisse être purement scientifique), autrement dit, comment le public s’est-il retrouvé interpellé, au point qu’on a  soupçonné que les « experts », ou les « officiels », mettaient en fait les bâtons dans les roues pour des raisons obscures au développement d’un remède bon marché, facilement disponible et très efficace ?

Les molécules ruineuses de Big Pharma sont-elles en danger ? Il faut se retenir de crier au complotisme. On a parfaitement le droit, et surtout d’excellents arguments pour mettre en cause la gestion publique des médicaments en France, et le rôle de grands laboratoires pharmaceutiques dans des scandales sur lesquels on jettera un voile pudique. Il faut aussi distinguer, dans le public, ceux qui ont un intérêt vital à ce qu’on trouve un remède (parce que leurs proches sont très malades), et ceux, qui ont un intérêt différent, plus intellectuel et critique, à contester un ordre hiérarchisé de la connaissance vécu à tort ou à raison comme dominé par l’« expertise » technocratique.

Mais lors de cette montée en généralité, il s’est passé deux choses frappantes. La première, c’est que Didier Raoult n’a pas vraiment cherché à défendre de façon technique et pied à pied la publication qui lui vaut sa notoriété. Au contraire, il a attaqué les principes méthodologiques et scientifiques de ses contradicteurs. Il s’en est pris, non pas dans une grande revue comme Science ou Nature, mais justement dans un quotidien du soir, à ce qui est aujourd’hui selon la formule consacrée l’étalon-or de la recherche biomédicale : les essais randomisés en double aveugle contre placebo. (Grossièrement : on distribue au hasard, dans des groupes de patients rendus comparables en tenant compte d’un nombre considérable de paramètres, soit un traitement actif, soit un placebo, sans que ni les patients ni ceux qui les leur administrent ne sachent qui a reçu quoi. C’est donc uniquement l’analyse statistique qui décide de la réalité des effets cliniques, étant entendu qu’aucune substance ne « marche » à 100 %, et qu’il y a des guérisons spontanées.) Et il a ranimé, en le rendant sensible à une foule de gens qui l’ignoraient, un débat vieux comme l’irruption indésirable des statisticiens chez les cliniciens outragés : nous sommes auprès des malades, nous, et nous savons ce qui marche, car nous le voyons, et tous ces mathématiciens en chambre ne détectent en fait que des nuances insignifiantes ! Il est très difficile de combattre cette réaction.

Lorsque le grand historien de la médecine Harry Marks a examiné les protocoles des premiers essais sur les ancêtres de nos actuels antibiotiques, aux États-Unis, dans les années 1930, il a découvert que les grands professeurs, cliniciens émérites, ne trouvaient souvent aucun mérite à ces nouveaux médicaments. Il ne faut pas oublier que c’est parce qu’on les a imposés aux soldats blessés, en danger de s’infecter, pendant la deuxième guerre mondiale, qu’on a fini, plutôt à contrecœur, par reconnaître qu’ils « marchaient ». Plus près de nous, le grand essai international sur la trithérapie pour le HIV est passé à un cheveu d’être interrompu, tout simplement parce que le tirage au sort des patients qui ne recevaient pas ces cocktails d’antiviraux les avait malheureusement concentrés dans certains services, où les médecins les voyaient mourir en série. Ils plaidaient donc pour qu’on arrête tout. Il a fallu qu’un austère sous-comité en charge du contrôle du déroulement de l’essai recalcule les probabilités pour décider de continuer. Comme on sait, les trithérapies ont changé la donne avec le HIV.

Ces choses s’effacent systématiquement de notre mémoire. Nous imaginons tous que l’action de choses aussi banales que les antibiotiques a été remarquée avec une évidence lumineuse dès le départ. En outre, l’attitude de contestation dont se prévaut Didier Raoult a reçu un souffle nouveau avec toutes sortes de scandales dans les essais de psychotropes. On a plusieurs cas documentés non pas de fraude franche, mais de distorsion des protocoles statistiques pour faire valoir des « supériorités » cliniquement invisibles, dans une compétition féroce entre laboratoires pour faire approuver et donc rembourser des molécules très voisines.

Il n’en reste pas moins que la stratégie adoptée par Didier Raoult, de montée en généralité par une contestation des principes mêmes de ses adversaires, paraît bien être le maillon manquant entre la première controverse (celle entre scientifiques) et la troisième (êtes-vous pro- ou anti-Raoult ?). Et c’est une controverse intermédiaire qui est de nature philosophique et épistémologique : le problème n’est plus de savoir s’il existe ou non une preuve de ceci ou de cela, il est de savoir ce qu’on doit tenir pour une preuve en médecine.

Mais elle se complique d’un autre facteur. Car la montée en généralité, l’interpellation du public, l’invocation de principes « supérieurs » (il faut essayer, car il faut soigner, et non calculer des risques et des avantages à n’en plus finir), se sert de la controverse comme d’un procédé. Dans un registre totalement différent, les défenseurs de l’intervention divine dans l’évolution cherchent à promouvoir leurs thèses dans des enceintes universitaires, en plaidant pour qu’on les traite comme les protagonistes d’une controverse entre biologistes. Mais on pourrait imaginer des cas bien plus problématiques, où l’on n’a pas affaire à des idéologies religieuses, mais à d’authentiques incertitudes, à des éventualités faibles à ne pas négliger, etc., qu’on ne peut pas résoudre à leur niveau, mais qui ne laissent pas d’autre issue qu’une sorte de fuite en avant dans la montée en généralité de la controverse.

Car c’est seulement dans cet élément où l’on prend le grand public à témoin, que les thèses litigieuses peuvent survivre en s’accrochant, si j’ose dire, aux wagons d’autres controverses de toutes sortes, scientifiques et non scientifiques, dont le point de départ finit par n’être qu’un exemple particulier. Bien des sociologues diraient ici qu’il ne faut pas se prononcer. Il ne faut pas décider à la place des savants si l’HCQ « marche » ou non. Ils sont donc enclins à traiter cette controverse comme une controverse comme les autres, si brûlante soit-elle. Business as usual. Très respectueusement, dans ce cas précis, je ne suis pas d’accord avec les sociologues. Peut-être la philosophie des sciences peut-elle dire quelque chose d’intéressant là-dessus.

Car, sous le doux euphémisme d’« insuffisances méthodologiques », à quoi avons-nous affaire, au juste ? Est-il vraiment impossible au public de se rendre compte par lui-même de ce que tant de biologistes et de médecins considèrent comme un scandale ? Les choses sont-elles si opaques qu’il faudrait abandonner la controverse aux seuls experts, et attendre le résultat des courses ? Je ne pense pas. Même si, bien sûr, toutes sortes de détails nous passent au-dessus de la tête, on peut présenter les choses de façon à rendre intelligible ce qui s’est passé avec l’étude de Didier Raoult, et, comme on va voir, pas seulement du point de vue scientifique, mais aussi du point de vue de certains de ses développements sociaux et politiques. En fait, je fais le pari qu’il y a suffisamment de rationalité chez beaucoup de gens pour qu’ils ne se laissent justement pas intimider par la technicité de cet article, et qu’ils puissent juger par eux-mêmes de ce qui ne va pas, et même de ce qui est franchement alarmant dans cet article.

Le journal dans lequel l’étude a été publiée, l’International Journal of Antimicrobial Agents, n’est pas une référence majeure du domaine (son impact factor est de 4,6). Ce n’est pas non plus le « bulletin paroissial », comme disent les scientifiques belges, mais il faut savoir que Didier Raoult a été suspendu de publication de 2006 à 2007 pour avoir bidouillé des schémas dans Infection and Immunity. Il est donc loin d’être en odeur de sainteté. Mais le directeur de cette publication est un des signataires. Deux autres membres de son institut sont dans le comité de rédaction. Voilà qui explique peut-être le mystère qui environne le délai stupéfiant entre la soumission et l’acceptation de l’article : une journée, soit du 16 au 17 mars. Pour tous les autres auteurs qui soumettent, c’est en moyenne trois semaines. Il semble que, pressés sans doute par le délai, les relecteurs ne se soient pas non plus arrêtés sur un détail. Le comité d’éthique avait donné son accord pour un essai de 14 jours le 6 mars. L’article est cependant envoyé le 16. Il n’y a pas besoin d’être un statisticien professionnel pour observer qu’il manque 4 jours. Encore plus troublant, alors que l’article affirme en toutes lettres que les patients ont été suivis 14 jours, les données décisives ne sont publiées que pour 6.

Considérons maintenant sur qui l’HCQ a été essayée. L’équipe signataire a commencé par constituer un groupe contrôle dont le plus jeune membre a 10 ans (on notera que dans son propre protocole, l’équipe mentionne que nul âgé de moins de 12 ans ne pouvait être inclus !). Les deux groupes auxquels le traitement a été administré sont composés de gens qui ont tous au moins 25 ans. Or c’est ce qu’on veut absolument éviter : que le groupe contrôle diffère massivement du groupe testé. Sinon contrôle ne veut rien dire. Ce n’est donc pas, on l’a dit et redit, un essai randomisé en double aveugle. Ce n’est pas pour autant qu’il est sans valeur. En Chine, il se publie beaucoup d’essais de ce genre, et ils ont une vraie portée indicative. La question est de savoir s’il y a le moindre sens à appeler « contrôle » un groupe qui n’a aucun rapport avec les groupes testés.

Le protocole prévoyait également des prélèvements pour examiner la charge virale au premier jour, mais également au quatrième, au septième et quatorzième : on le sait, parce que les essais cliniques sont enregistrés au niveau européen avec cette information. Le fait curieux, c’est qu’on a justement les charges virales au sixième jour (ce qui n’était donc pas dans le protocole)… et c’est tout. Qu’est-il arrivé aux charges virales des patients dans les jours suivants ? Sans entrer dans le détail, il faut également savoir que la sensibilité des tests est environ de 70 %. Il y a de très grosses erreurs, et on a des cas de faux négatifs chez des patients cliniquement très malades. On n’est même pas sûr, en plus, que tous les patients ont été soumis aux mêmes tests biologiques.

En outre, l’objectif d’une thérapeutique n’est pas stricto sensu de diminuer la charge virale ; si l’on dit que l’HCQ « marche », on veut dire que la fièvre tombe et que les poumons fonctionnent. C’est une chose désirable que d’avoir une charge virale presque nulle ; cela ne vous empêchera pas de mourir de votre pneumonie si elle est trop avancée. Sur ces conséquences concrètes, dont il est clair qu’elles suscitent les légitimes espoirs du public, silence. Enfin, à ce jour, malgré ces « insuffisances méthodologiques », personne n’a levé la main dans la communauté des microbiologistes en déclarant qu’il a, lui, vu les données brutes (les prélèvements, les chiffres avant redressement, etc.). Or c’est là une pratique courante, sous réserve de la confidentialité des données, et qui est un gage de solidité des résultats publiés.

Il est certain qu’être mort ne vous met pas en très bonne position pour continuer à prendre de l’HCQ…

Venons-en maintenant au contenu. L’effet antiviral de l’HCQ a été recherché depuis des décennies, y compris d’ailleurs sur les grippes, et il n’y a donc rien de révolutionnaire à le tester sur ce coronavirus. Toutefois, si ledit effet est avéré in vitro, il n’a jamais été retrouvé in vivo, et pas plus sur les animaux que sur les hommes, d’ailleurs. On lit, c’est vrai, dans la littérature professionnelle des hypothèses a posteriori pour expliquer l’effet de l’HCQ sur le coronavirus (sous réserve que cet effet existe !). Elles tournent autour d’une modification de l’acidité du métabolisme qui bloquerait certains mécanismes-clés favorisant son intrusion dans nos cellules. Nul besoin de préciser que tout cela est spéculatif. Ont donc été enrôlés 42 patients à l’Institut hospitalo-universitaire de Marseille, afin de vérifier sur 26 d’entre eux si ajouter l’HCQ à un antibiotique standard, l’azithromycine, faisait ou non une différence.

Comme on sait, à la fin, les résultats auraient été si probants qu’il faudrait toutes affaires cessantes distribuer au monde le nouveau remède-miracle. Mais il y a un hic. Car à la fin, justement, il n’y a plus que 20 patients. 6 manquent à l’appel. Ce qu’ils sont devenus n’incite guère à l’enthousiasme. Dès les premiers jours de l’essai, un a quitté l’hôpital, l’autre souffrait de nausées, mais trois ont été transportés en urgence en réanimation, et un est mort. Ces derniers étaient tous sous HCQ. L’argument selon lequel il était légitime de les exclure du résultat final, au motif qu’ils avaient arrêté le traitement et qu’on ne pouvait plus mesurer leur charge virale, a suscité dans le milieu des commentaires d’une ironie cruelle : il est certain qu’être mort ne vous met pas en très bonne position pour continuer à prendre de l’HCQ…

On n’osera pas soulever l’hypothèse que pourtant d’autres ont soulevée : et si c’était l’HCQ qui les a tués ? Car son innocuité reconnue contre la malaria ne la recommande pas forcément pour des patients très fiévreux, initiant une détresse respiratoire, et dont on a peut-être sous-estimé la fragilité cardiaque. D’autres, plus bienveillants, ont quand même sorti les calculettes. Oliver Hulme, au Danemark, a intégré ces échecs à l’évaluation globale du protocole, en utilisant des statistiques bayésiennes extrêmement fines, indispensables vu la taille réduite de l’échantillon. Il en ressort, formellement, qu’il y a encore une différence statistique en faveur de l’HCQ + azithromycine, mais elle est beaucoup plus faible. Si faible, en fait, que même dans le meilleur des cas, on peut se demander s’il y a un argument plausible pour se risquer à administrer de l’HCQ à des patients intubés, âgés, ou diabétiques et obèses, bref, aux plus à risque.

Quant aux patients plus jeunes, modérément malades, c’est bien le problème : ils guérissent spontanément, ne l’oublions pas, à 80%, voire 90%, et donc constituent une très mauvaise population pour tester l’efficacité de l’HCQ, comme d’ailleurs de n’importe quelle autre molécule. Des taux de guérison de l’ordre de 90% ne doivent donc justement pas impressionner, ce qui, je l’avoue, est contre-intuitif ; car tout dépend de la proportion de patients suffisamment malades inclus. C’est pour eux qu’on doit rechercher un traitement. Mais l’embarras reste en tout état de cause considérable : car même parmi ces derniers, une proportion non négligeable guérit encore par elle-même, et il est extrêmement difficile, surtout dans l’urgence, de déterminer ce qui au juste a pu les aider (l’azithromycine ? l’oxygène qu’on leur a fait respirer ? tel ou tel antiviral ? une martingale gagnante de ceci et cela ?) ou, bien sûr, ne pas les aider, et éventuellement leur nuire. Une autre étude chinoise qui a suscité un certain intérêt, et qui testait également l’HCQ sur une trentaine de patients traités par ailleurs de toutes sortes de manières, a retrouvé des guérisons (mais avec également des décès et des aggravations dramatiques). Elle se heurte au même mur méthodologique, qu’elle signale d’ailleurs honnêtement : impossible de déterminer si l’HCQ a joué un rôle positif (ou négatif !) dans les améliorations constatées.

En tout cas, alors que de nombreux essais sont en cours partout dans le monde pour évaluer l’HCQ, certains, comme le recommande Didier Raoult, en combinaison avec l’azithromycine (prions avec lui pour que l’HCQ et l’azithromycine se potentialisent mutuellement !), d’autres la testent carrément contre placebo. Mais sauf erreur, personne, en Chine, aux États-Unis, en Scandinavie, et dans une foule d’endroits, n’est encore sorti en courant, au sixième jour, et pas plus au dixième ou au quinzième, des services d’infectiologie impliqués en criant : Eurêka !

C’est même l’inverse, à l’heure où j’écris.

En effet, comme cela ne fait pas grand sens, j’insiste, d’essayer l’HCQ sur des gens modérément atteints qui ont les meilleures chances de guérir d’eux-mêmes, parce que leur système immunitaire parvient à endiguer la maladie, on l’administre justement à des gens affaiblis, très en danger. Anecdote contre anecdote (car sur un effectif tout à fait réduit : 11 patients), une équipe parisienne s’est efforcée de répliquer avec les mêmes doses d’azithromycine et d’HCQ l’étude marseillaise, en tenant compte, en outre, non seulement de la charge virale, mais de l’amélioration clinique, et avec des patients clairement atteints. Résultats : strictement aucune amélioration du bilan viral et, en cinq jours, un mort et deux patients placés sous intubation. On en vient à se réjouir, paradoxalement, qu’ils aient enrôlé si peu de monde. En Suède, apprenons-nous enfin, on arrête en catastrophe l’HCQ dans les hôpitaux (je ne parle évidemment pas des fous qui s’automédiquent et se surdosent), parce qu’il y a vraiment trop de crises cardiaques.

Lorsqu’on parcourt donc les fils rageurs des microbiologistes et des médecins de santé publique commentant en direct la « fièvre de l’HCQ », échangeant articles de presse, publications scientifiques avancées (pre-prints), raisonnements statistiques et biologiques divers, et c’est une conversation aujourd’hui internationale, ce n’est pas l’expression d’« insuffisances méthodologiques » qui vient à l’esprit. Le mot qu’ils se retiennent de prononcer, c’est « fraude ». Car c’est plus un article trompeur, en fait, qu’une véritable tromperie. La gloire ancienne de Didier Raoult continue aussi d’impressionner, semble-t-il. Car ce n’est pas n’importe quel virologue : sa découverte il y a une vingtaine d’années du mimivirus, une créature énorme dans le monde des entités microscopiques, a même conduit certains chercheurs à revisiter l’idée qu’on se faisait de l’arbre de la vie (Didier Raoult a aussi des vues hétérodoxes sur la théorie de l’évolution, mais c’est bien son droit, et il est loin d’être seul à cet égard parmi les grands savants).

Y a-t-il donc vraiment controverse scientifique ? C’est peu vraisemblable. En fait, même si, à froid, d’ici deux ou trois ans, on finit par constater que l’HCQ avait bien tel ou tel effet sur tel ou tel patient (c’est ce qui se passe en général quand la poussière retombe), le mérite de l’avoir découvert ne pourra certainement pas en revenir à Didier Raoult. Car il ne suffit pas d’avoir une croyance qui s’avère exacte ; il faut que la croyance vraie soit, en plus, justifiée. Et ce défaut de justification est, je suppose, un facteur-clé dans la montée en généralité recherchée par Didier Raoult. Les critiques savantes de l’hypothèse HCQ ne deviennent les réticences scandaleuses et rétrogrades d’« experts » médiocres, parisiens et jaloux, voire payés par Big Pharma, que si c’est leur pseudo-rationalité qu’on dénonce.

Voilà la charnière que je cherche à indiquer. D’une part, il faut qu’on puisse faire confiance à un hyper-expert pour discréditer ces experts, tout simplement parce qu’il est beaucoup plus fort qu’eux, tandis qu’en même temps, cet hyper-expert flatte le bon sens ordinaire de gens qui s’en remettent à lui pour les détails techniques, et considèrent les réfutations qu’on lui adresse comme des arguties. D’autre part, il faut trouver le joint entre une haute technicité qui garantit votre autorité, même si elle est impénétrable au commun des mortels, et des choses dont, en revanche, tout le monde peut s’apercevoir précisément en se servant de son seul bon sens.

Qu’il faille soigner et non calculer des statistiques, que les gens qui meurent sont des individus qui ont des familles, et pas des numéros dans des cohortes, voilà qui nous parle. Mais plus encore quand il existe un sentiment de défiance radicale à l’égard des experts, et que ce sentiment est en outre traversé d’une contradiction : cette contradiction est simple, ce n’est pas la science qu’on critique, mais les « élites » scientifiques. Mais le paradoxe au cœur de cette contradiction, c’est qu’il faut évidemment une super-élite scientifique pour critiquer légitimement les élites ordinaires. Dès lors, la transition vers la controverse sociale et politique est assurée. On reconnaît un motif « populiste » prégnant dans le paysage actuel.

Il faut pour s’en apercevoir mesurer que les enjeux français ne sont pas les enjeux d’autres nations en lutte contre le Covid-19. Les wagons auxquels on accroche une controverse vraisemblablement perdue pour qu’elle ne soit quand même pas tout à fait perdue ou, en tout cas, pas perdue pour tout le monde, varient énormément selon les environnements sociaux. Or ces variations, me semble-t-il, sont révélatrices.

L’HCQ a suscité à peu près partout de l’intérêt, ce qu’on comprend vu la crise que nous traversons, mais des passions, de façon beaucoup plus inégale, et en fonction de contextes politiques et sociaux incommensurables. La grande peur des virologues américains, par exemple, ce n’est pas qu’on les empêche d’administrer ce traitement. C’est qu’on leur impose ou, du moins, que les pouvoirs publics dépensent des sommes énormes pour stocker de l’HCQ, au détriment de l’attention à apporter à d’autres pistes thérapeutiques, et alors qu’on l’a vu, les allégations sur son efficacité étaient très faibles au moment où a éclos la « fièvre de l’HCQ ». Des épidémiologistes se sont même inquiétés d’avoir à ajouter des bras supplémentaires aux essais cliniques en cours, afin de satisfaire à la clameur publique d’« essayer quand même », alors qu’on voit mal la plausibilité de la tentative selon les canons de la profession.

Mais c’est qu’aux États-Unis, on ne plaisante pas avec les opinions scientifiques du pouvoir. Tout ce qui déplaît à la vision du monde conservatrice et chrétienne portée par l’administration Trump, qu’il s’agisse de changement climatique, de cellules-souches, ou d’autres sujets polémiques, peut aboutir purement et simplement à la fermeture d’un département ministériel, voire à la destruction de données accumulées pendant des années, sans oublier l’interdiction formelle d’employer certains mots et la persécution des savants récalcitrants. Il se passe même un phénomène étonnant.

Le même Trump, tout en protestant avec force qu’il n’est pas médecin, ne cesse d’affirmer qu’il « sent » que l’HCQ va marcher. Il en a l’intuition, soit typiquement ce flair ineffable du businessman pour le bon coup qui va rapporter gros et qui est une grâce mystérieuse répandue sur quelques têtes seulement. Quelques gouttes de calvinisme et de « théologie de la prospérité » (si vous êtes riche, c’est que vous êtes un élu de Dieu) feront prendre la sauce. Si Trump s’est trompé, il pourra toujours dire qu’il n’était pas médecin, mais qu’il a essayé ce que n’importe qui, vous ou moi, aurait essayé. Si Trump a raison, il aura beaucoup plus que raison. Il aura fait la preuve qu’un vrai dirigeant pense avec les tripes, qu’il « sent » en accord avec ce que « sentent » les gens ordinaires : que ça devait marcher, et que ça ne coûtait rien d’essayer. Or, avoir beaucoup plus que raison est essentiel à un certain type de pouvoir politique personnel, qui entretient un lien direct et immédiat avec les ressentis collectifs.

Il va de soi que Didier Raoult n’a rien de particulièrement « trumpiste ». Il a largement montré à Marseille que son but est précisément de soigner le plus vite possible le plus grand nombre de gens. Autant je prête à Trump une mauvaise foi confirmée de mille autres façons, autant la passion et la colère de Didier Raoult n’ont rien de suspect, bien au contraire. C’est aussi pourquoi ce qui se passe « autour » de l’HCQ n’est pas si personnel. C’est un cas de figure spectaculaire de notre passion critique.

Malheureusement, la conclusion vers laquelle je m’achemine est la suivante. On peut pinailler à loisir sur les principes de la méthodologie scientifique en médecine, l’autorité des essais randomisés contre placebo, le sentiment d’urgence du clinicien au chevet des patients, et autres fort belles choses. Toutefois, ce qui s’opère sous nos yeux avec cette « montée en généralité » de la controverse autour de l’HCQ est grave. C’est, selon moi, un court-circuit entre l’hyper-expertise requise pour contester l’expertise, ici de Big Pharma, ailleurs des bureaucrates gris de la médecine d’État, et l’intuition de tous ceux qui pourront déclarer après coup qu’« ils savaient bien » que les attentes du peuple seraient satisfaites précisément comme ils en avaient le pressentiment.

Quand on commence à sentir intuitivement, en science, on alimenterait donc, en politique, des formes d’adhésion dangereuse à un leadership en prise sur les passions collectives. Ce genre de court-circuit va-t-il se généraliser ? Qui tirera au bout du compte les marrons du feu ? Et comment s’y prendre pour établir une véritable « démocratie épistémologique » où les gens, après tout bien mieux éduqués que les générations qui les ont précédés, pourraient s’approprier les moyens d’une réflexion collective sur de telles controverses ?

Pour un philosophe et un historien des sciences, elle soulève la douloureuse question de ce qu’il enseigne, comment, de ce qu’il vulgarise, etc. Elle l’oblige en tout cas à constater que la bonne vieille épistémologie de la vérité objective, si elle n’est pas soigneusement articulée à une sociologie de la connaissance, prêche dans le désert. Ce qui paraît d’ores et déjà clair, c’est qu’une réponse purement technico-scientifique, je veux dire une réponse qui ne serait pas aussi  philosophique (et sans doute aussi sociologique) aux prétentions des savants « intuitifs », risque d’avoir à peu près autant de succès que de proposer un « intervalle de confiance » statistique à des gens qui réclament à cor et à cri qu’on réconforte leur foi dans la communauté politique.


Pierre-Henri Castel

Philosophe, historien des sciences et psychanalyste, Directeur de recherche au CNRS

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