La guerre au virus tourne à la débâcle de 40
Sa vie elle ressemble à ces soldats sans armes
Qu’on avait habillés pour un autre destin
À quoi peut leur servir de se lever matin
Eux qu’on retrouve au soir désœuvrés incertains
Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes
(Louis Aragon, La Diane française)
Beaucoup de téléspectateurs furent choqués par la métaphore martelée six fois par le Président Macron : « la guerre au virus ». « Rien à voir ! », disait-on, et d’énumérer les impropriétés : lutter contre une épidémie est d’abord affaire de solidarité, de coopération y compris internationale, etc. C’est vrai.
Mais au fur et à mesure que le temps passe, les similitudes avec une guerre sont de plus en plus apparentes. « Une » guerre précisément : celle de 1939-40. Alors, puisque c’est le terrain de comparaison que le Président lui-même a choisi, et sans prétendre être un Marc Bloch, allons-y de notre premier bilan de « l’étrange défaite ». Car il est déjà clair que la trajectoire de l’épidémie en France suit exactement, avec une dizaine de jours de décalage, celle de l’Italie, « homme malade de l’Europe » et pays du malgoverno, tandis que les pays de l’Asie de l’Est semblent au moins provisoirement sortis de l’épreuve, voire l’ont enrayée avant même d’y être entrés, et sans mettre leur activité économique à l’arrêt. Ce sont eux qui financeront et équiperont la Reconstruction : un plan Marshall asiatique pour la France…
Avant d’entrer dans les détails, dernière remarque sur l’impropriété relative de la métaphore guerrière : une épidémie est effectivement une « agression » du pays par une autre espèce. Le problème, c’est que le terme approprié dans la lutte contre les espèces nuisibles, est « chasse » : chasse aux loups, aux poux, aux sangliers… Parler de « guerre » plutôt que de « chasse » implique qu’on pense en réalité à une « guerre aux humains porteurs » plutôt qu’à une chasse au virus. Le racisme anti-Asiatiques qui s’est dessiné dès l’origine et qui s’étend aujourd’hui aux quartiers populaires et aux classes dangereuses, forcément immigrées, « qui ne respectent pas le confinement », montre qu’il y a un peu de ça… Le racisme d’en haut (la morgue) et le racisme d’en bas (la peur) joueront le rôle de la basse continue dans toute notre tragédie.
Bon, allons-y. Une guerre comprend trois phases : la marche à la guerre, la guerre elle-même, les suites de la défaite (pour s’en tenir au cas français).
La marche à la guerre
La marche à la guerre implique : renseignement et alliances (diplomatiques et militaires), réarmement, mobilisation des esprits.
C’est probablement au stade du renseignement et des alliances que le péché mignon de la France s’est immédiatement révélé : l’arrogance. Nous n’avions pas de leçon à recevoir des autres, en particulier des Chinois. Même les exemples les plus pertinents pour nous, ceux des voisins de la Chine : Corée, Taïwan, Hong-Kong, Singapour et Japon, furent tout simplement ignorés. Car cette morgue française se doublait d’un défaut commun à toute l’Europe : la supériorité occidentale. Nous, Européens, qui avons apporté au reste du monde la rationalité scientifique et le progrès, n’avions rien à apprendre des petits hommes jaunes.
Pourtant la revue La Recherche, dans son numéro de fin février, livrait un dossier entier sur la science en Chine, avec un premier article s’extasiant sur la vitesse à laquelle la recherche chinoise avait identifié, séquencé et rendu public le coronavirus Sars-CoV2-2019. Mais ce renseignement n’atteignit pas nos états-majors. Voyez la chronologie de Pascal Michalar « Savoir et Prévoir » (La vie des idées, Collège de France) qui recense simplement les articles de Science, suivant l’hypothèse certes osée selon laquelle « je crois ne pas trop m’avancer en suggérant qu’au ministère de la Santé, on lit Science. » C’est le 3 janvier que la communauté scientifique internationale exige que la Chine publie le séquençage du virus responsable de l’épidémie enfin admise par les autorités chinoises fin décembre : le 9 janvier, le test chinois est prêt et le séquençage rendu public le 11.
Le réarmement ? Purement et simplement refusé. À partir de l’ouverture de la crise « diplomatique » (la reconnaissance officielle de l’épidémie dans une province chinoise le 31 décembre), on accéléra même la destruction des stocks de munitions, livrant des masques à la Chine. Ce qui était assurément un excellent témoignage de solidarité (sans doute non dépourvu de paternalisme), à la condition expresse de mettre en route simultanément un vaste plan de production locale de masques, tests, et autres appareils de réanimation. Rien de tout cela ne fut planifié, ni même inventorié.
Mais plus grave encore que la pénurie de munitions et de moyens mécaniques était la pénurie de personnel, la démobilisation de l’armée de métier : le corps médical permanent, qui serait chargé dans les semaines suivantes de monter en front, encadrant les appelés : étudiants en formation, médicaux retraités, et finalement toute la population appelée à « des gestes simples » (à l’exclusion, on le verra, des gestes trop compliqués tels que mettre et enlever un masque de sa figure).
Le mal venait certes de plus loin : coupes dans le budget de l’Hôpital depuis plusieurs décennies, politique de numerus clausus poursuivie au-delà de l’absurde malgré les avertissements, paye de plus en plus indécente des infirmières et aides-soignantes… C’est entendu. Mais l’état sinistré de l’armée médicale faisait depuis quelques années l’objet de films et séries télévisées (Hippocrate). Sous la mobilisation contre la retraite à point de cet automne, perçait l’autre bataille : contre l’effondrement imminent du front de l’Hôpital, bien avant l’invasion du virus. En vain. Selon Christine Rouzioux, professeur émérite en virologie (Le Monde du 25 mars) « Entre l’état de l’hôpital et celui de la recherche publique, on n’arrivait déjà plus à faire le travail normalement. Alors ça ne sert à rien de dire qu’on n’était pas prêts pour une pandémie, on n’était prêts à rien ! »
N’était-il plus temps de se retourner début janvier ? Pour le matériel et les consommables (les masques), si, il était encore temps. Après Pearl Harbour, les USA n’ont mis que quelques semaines pour reconvertir leurs usines d’automobiles en usines d’armement. Et les pays asiatiques limitrophes ont formé en quelques semaines des équipes d’aides-soignants spécialisés dans les tests pour intercepter l’épidémie qui menaçait de bondir de Chine. La distance et l’inexpérience ne sont pas une excuse : bien avant la découverte de l’Amérique, la mondialisation commerciale a entrainé la mondialisation des épidémies. La Grande Peste de 1346 est arrivée par la Route de la Soie sur la Mer Noire, puis diffusée dans toutes la Méditerranée par les marchands génois. On était prévenus : le monde est, depuis des siècles, épidémiologiquement connecté par le commerce.
En France, le discours fut pourtant émollient, évoquant on ne sait quelque pacte de non-agression avec le virus : on ne risquait, « c’est possible », que l’arrivée d’un ou deux cas venus de Chine. Il faut réécouter les messages officiels, gouvernementaux et mandarinaux, dont les sites internet ou Facebook livrent avec délice de terrifiantes compilations (par exemple : sur Cerveaux non disponibles, « Paroles de déshonneur, 23 mars 2020). En réalité, la reconversion des industries ne commencera véritablement qu’une fois dénoncée la pénurie de masques et de matériel de dépistage par les syndicats, les personnels médicaux et la presse : aux environs du 20 mars.
Ce qui n’a pas empêché le déchaînement du racisme dans les transports publics : tous les « jaunes », cinquième colonne du Covid-19, étaient suspects d’infiltrer discrètement le virus, surtout s’ils portaient des masques, tiens, tiens, comme par hasard.
La Guerre
La conduite de la guerre comprend plusieurs volets : les plans stratégiques, la mobilisation générale, la mise en œuvre tactique dictée par le règlement des forces en campagne.
La stratégie fut simple : la ligne Maginot. Il n’y aurait pas de « chasse » (active) au virus. Pas de tests généralisés pour le traquer, comme le firent les « petits » pays asiatiques. On l’attendrait et on le bloquerait aux frontières. Oui mais quelles frontières ? Pour les généraux, implicitement : les frontières européennes, au moins celles de Schengen, ce qui n’était pas absurde. Car l’Union européenne est depuis l’Acte unique (1988) et le traité de Maastricht un « espace de libre circulation où la concurrence est libre et non faussée ». Malheureusement la guerre est la poursuite de la politique par d’autres moyens. Or l’Europe politique avait été repoussée par référendum en 2005, et les efforts du jeune Président pour la relancer furent un échec (par arrogance, comme toujours).
En particulier, la politique sanitaire était restée nationale, et aucun traité ad hoc ne fut signé pendant la « drôle de guerre », l’attente de l’envahisseur. On maintint le match Lyon-Juventus en public (26 février), alors que l’Italie était déjà visiblement envahie, et si l’on joua PSG-Dortmund à huis-clos (le 11 mars), ce fut pour protéger les joueurs, qui valent une fortune : la foule des supporters se pressait par milliers à l’extérieur des murs.
Il fallut bientôt se résigner à cloisonner pays par pays, ce qui n’est pas absurde non plus : l’immense Chine, trois fois plus peuplée que l’UE, a confiné certaines provinces par rapport aux autres. Plus ennuyeux fut le cloisonnement du matériel : on avait appris à européanniser, à mondialiser toutes les chaines de production. Quand vint le temps du cloisonnement, l’approvisionnement en munitions et matériels tomba en panne, faute de production nationale des bien stratégiques, dont les masques…
L’offensive ennemie fut foudroyante, le 24 janvier, par une faille laissée ouverte, non dans les Ardennes mais dans l’Oise. Nous eûmes bien notre petit Narvik, fugace succès, concernant un détachement de Britanniques débarqués dans les neiges d’une station de sports d’hiver. Mais c’est à l’occasion du rapatriement nos ressortissants de Chine que, si l’on prit soin de les mettre en quatorzaine, tout comme le personnel accompagnant des Affaires étrangères, on oublia (c’est ballot) d’en faire autant pour le personnel navigant. L’ennemi était dans la place, les lignes contournées à Creil.
Fallait-il s’affoler ? Point du tout, mais au contraire combattre l’affolement illégitime de la plèbe, trop encline à la paranoïa. Refus de la mobilisation, jusqu’à la fin de la seconde semaine de mars. Le Président monta au front contre le principe de précaution, appelant les citoyens à aller au restaurant, au cinéma et, comme lui, au théâtre. Il laissa sa porte-parole, ses ministres et ses mandarins se déchainer contre les traîtres, les défaitistes, les saboteurs : ceux qui déjà portaient ou exigeaient un masque.
Innombrables (et aujourd’hui répertoriées avec une délectation morose par une presse internet bourrée d’archives vidéos) furent les attaques contre cet esprit de capitulation : porter un masque individuel, geste typique de défiance envers un pouvoir qui veillait à la sécurité collective. Porter un masque, c’était signifier qu’on n’avait pas confiance en ces professeurs Pellerin qui se faisaient fort d’arrêter les virus aux frontières. Porter un masque, c’était en priver nos soldats du front, le personnel médical. D’ailleurs porter un masque, c’est « dangereux », c’est un geste « très technique : moi-même je ne sais pas porter un masque » précisa la porte-parole.
En revanche, les bons Français étaient invités – et ce fut l’essentiel des instructions tactiques – à des « gestes barrières » autrement efficaces : « tousser et éternuer dans son coude, et se laver les mains ». Technique infiniment plus patriotique et élégante que le port du masque : cette élégance française que le monde nous envie. Nos dirigeants, qui avaient fait de grandes écoles, eurent le bon réflexe de diffuser cette technique par une propagande omniprésente (elle est toujours sur les sites gouvernementaux à l’heure où j’écris ces lignes, le 26 mars). Il fallait absolument éviter à la foule ignorante, qui sottement réclamait des masques dont on allait bientôt découvrir qu’en dépit des affirmations officielles il n’y en avait pas, l’erreur à ne pas commettre : tousser et éternuer dans ses mains, et se laver le coude.
Hélas, les valeureux gestes-barrières des citoyens-soldats cédèrent bientôt. Ultime décision funeste du Grand état-major : après avoir fermé les écoles reconnues lieux d’infection, le Président convoqua les Français à se rendre aux urnes le lendemain dans ces mêmes écoles, en sachant pertinemment que le second tour serait impossible à tenir. Pourquoi cette ultime faute tactique ? Parce que, expliqua-t-on, c’était le vœu du président du Sénat, l’infâme Larcher, qui aurait pu sinon hurler à la lâcheté d’un parti gouvernemental promis à la raclée électorale. Gouverner c’est choisir, et le Chef des armées sut choisir : mieux vaut généraliser une épidémie que fournir une occasion de critique aux chefs de l’opposition.
Alors ce fut l’exode : 17 % de la population du Grand Paris se réfugièrent en Province, la population gonfla de 10 % dans l’Yonne, l’Orne, 30% dans l’Ile de Ré…
Et commença la débâcle. Sommés de rester chez eux et en même temps d’aller travailler, de faire leurs courses et de ne plus sortir, de ne plus voir leurs parents mais de sortir leur chien, le Peuple du désastre ne sut plus à quel saint se vouer. On lui envoya la maréchaussée, à qui il fut interdit de porter le masque. Pourquoi ? Parce que certains services en avaient et d’autres n’en avaient pas. Pour éviter la guerre des polices, le gouvernement choisit que personne n’en porterait, et baissa à nouveau les bras devant le virus. Policiers et gendarmes se voyaient ainsi promus premiers collaborateurs de l’épidémie, verbalisant, sans masque et à moins d’un mètre, les fortes têtes qui se risquaient dans les rues et les trains, et donc s’exposant eux-mêmes au virus, qu’ils transmettaient au verbalisé suivant.
L’occupation
Et voilà, j’ai franchi le point Godwin : les mots « occupation, collaborateurs ». Désolé, nous avons perdu la mémoire de l’occupation de 1815 par les Ruskofs, de 1871 par les Pruskos, et nous n’avons jamais construit celle de notre occupation de la Rhénanie après 1918 (J’avais vingt ans je ne comprenais pas, avoua Louis Aragon). Je n’ai nullement l’intention d’assimiler ce qui se passe aujourd’hui avec « les jours les plus sombres de notre histoire ».
Au contraire, j’ai toujours pensé que ceux qui en 1942 collaborèrent au pire n’étaient pas une poignée de bandits sadiques programmés pour donner la main à la Shoah. La guerre ou l’épidémie, surtout quand elles ne sont pas « les pires de notre histoire » (et le Covid-19 n’est ni la Peste noire, ni le choléra de Provence, ni la grippe espagnole), ont cela d’intéressant qu’elles révèlent la nature humaine, avec ses héros et ses salauds, et l’immense foule des gens ordinaires. C’est elle qui nous aide à comprendre 1942, pas l’inverse.
Premières réactions bien ordinaires : celles du pouvoir. On vit les généraux vaincus réagir très classiquement, en rejetant la faute sur les autres. Ceux d’avant, qui avaient oublié de réarmer, d’embaucher massivement dans les hôpitaux, et avaient bradé les masques accumulés sous Bachelot, ces socialistes comme Marisol Touraine, et ces classes dangereuses, les Gilets jaunes, qui avaient exigé qu’on baissât leurs impôts, « donc » de jeter les masques stockés sans en racheter d’autres.
Ceux qui avouaient, telle Agnès Buzyn dénonçant les responsables qui ne l’avaient pas écoutée en janvier et traitant de « mascarade » la Grande Mise en Commun des Virus, les élections du 15 mars. Et ceux d’aujourd’hui, qui demandent des comptes et des masques.
Face à ces contestataires potentiels : se doter des pleins pouvoirs. Des actes dits lois, restrictives des libertés, furent adoptées par ordonnance, les droits des salariés rognés et ceux des employeurs augmentés. Une nouvelle idéologie d’État fut forgée par le Président pour justifier l’état d’urgence : « Travail et Patrie » (la famille, on l’a vu, étant exclue des dérogations au confinement).
Travail ? Tout le travail. Pas de limite car au fond tout travail est utile et nécessaire. D’un coup, dans le discours formaté des « éléments de langage », tout travail fut assimilé à un travail pour la patrie, avec ces deux exemples massues érigés en Grande Cause Nationale : la maintenance des conduites d’eaux et des gaines électriques, sans doute menacées par une invasion de rats. Comme par miracle, dans le discours gouvernemental et celui des éditorialistes complaisants, la France retrouvait la structure productive de 1946, essentiellement constituée d’entreprises nationales vouées aux services publics de base. Exit la start-up nation aux accents anglo-saxons.
Dans les faits, la résistance d’État, bouclier opposé aux virus occupants par un Président thaumaturge ayant fait don de sa personne à la France, s’incarna dans le secteur qu’il n’était en effet plus question de mettre au repos : les soignants, du chef de service à l’aide-soignante, bénéficiaires d’une unanimité nationale mille fois méritée. Mais, autre secteur tout aussi vital, la chaine alimentaire, des routiers aux caissières, ne fut pas couverte des mêmes éloges, comme si la faim était un péril moins grave que le virus. En revanche, l’agriculture, si vilipendée depuis les errements sur la réglementation du glyphosate et autres chouchous des lobbys, ne manqua pas de sauter sur la divine surprise pour rappeler, triomphante, son rôle nourricier et que, selon l’expression consacrée, elle manquait de bras. Et c’était vrai : adieu les travailleurs saisonniers sous-payés, habituellement importés de l’étranger. Le ministre de l’Éducation dut réfréner l’idée quasi-maoïste : envoyer aux champs les intellectuels contraints au chômage technique par la fermeture des écoles. Un mouvement de régénération : la terre ne ment pas.
(Ouvrons ici une parenthèse : c’est dans le domaine de l’économie que la comparaison avec la guerre est le plus parfaitement inappropriée. La guerre, et surtout la reconstruction qui la suit, est aux yeux des marxistes comme des keynésiens la situation-type où les problèmes d’une économie marchande s’évanouissent. L’économie de guerre est entièrement mobilisée, et les seuls problèmes sont les pénuries, de matières premières ou de force de travail. Les profits des « profiteurs de guerre » se révèlent vite immenses. Ici, c’est le contraire : l’appareil productif est intact, mais on interdit aux producteurs de travailler, de produire de la plus-value. Aucune industrie ne profitera de l’épidémie, sauf les firmes pharmaceutiques qui commercialiseront un vaccin ou un médicament, d’où l’intensité inouïe des batailles médiatiques entre mandarins autour de la chloroquine du Professeur Raoult.
Le problème du capitalisme est d’éviter les faillites en attendant la fin du confinement : et pour la première fois États et banques centrales ont parfaitement intégré les critiques de Keynes au traité de Versailles, il y a un siècle. On ouvre sans aucune retenue les deux robinets des déficits budgétaires et du crédit à taux zéro. La bourse, après avoir plongé, remonte déjà car pour une fois c’est la finance qui peut sauver l’économie réelle.
Les grandes entreprises ouvrent ou ferment leurs portes selon la demande immédiate ou anticipée : Renault et PSA ferment, puisque pour le moment on n’achète pas de voiture, Airbus accélère pour ne pas laisser l’Asie de l’Est, déjà sortie de l’épidémie, occuper demain tout le marché. L’injonction de continuer à travailler, qui ne concerne en réalité qu’un quart de la population française fin mars, relève plus de l’idéologie que d’un besoin réel : surtout, que les travailleurs n’apprennent pas le droit à la paresse ! On les rappellera dès que possible.
Que se passera-t-il alors ? Le flot des crédits distribués sur une économie qui peinera à sortir de son hibernation artificielle déclenchera-t-elle une hyperinflation ? Ou la production asiatique et le marché des titres épongeront cette immense masse monétaire ? Difficile à dire. Ce qui est malheureusement probable, c’est que l’économie repartira exactement sur le même modèle, sans aucune transition vers un modèle écologiquement soutenable : la baisse actuelle de la pollution sera aussitôt compensée par une pollution de rattrapage.)
Fermons la parenthèse, revenons au présent désastre. Bien sûr, dans cette ambiance on voit s’éclairer crûment les deux faces de l’Humanité. D’une part la générosité, le courage de la résistance de base, celle des petites mains anonymes, qui aux cotés des aides-soignantes et des caissières prennent le relais des services publics défaillants, secourant les SDF, les petites vieilles isolées, portant réconfort et paniers repas en dépit des consignes de confinement : l’économie sociale et solidaire. Et puis la mesquinerie, l’arbitraire des petits chefs de base, ravis de se sentir eux aussi investis des pleins pouvoirs, non par sadisme mais par plaisir d’exercer un pouvoir sur les autres.
Exemples ? Une association d’éducation populaire à la nourriture bio et à l’agriculture urbaine de Villejuif devait planter un verger, largement financé par l’argent public, la semaine du 16 mars, avec les enfants de l’école voisine. Du fait de ce confinement inattendu, les arbres, laissés sur le terrain, racines à nu, par le pépiniériste, étaient fichus. Une salariée et deux bénévoles, certificat de dérogation en poche signé par l’association, s’en furent en vélo les planter, travaillant à plusieurs mètres les unes des autres. Une voiture de la police municipale débarqua, leur intimant arbitrairement l’ordre d’arrêter, malgré le caractère « prioritaire » des activités agricoles. Il est bien possible qu’un corbeau anonyme, les observant d’une habitation voisine, ait dénoncé à la police ces dangereux terroristes. La maire adjointe aux écoles se déchaina sur Facebook contre ces femmes qui, en « s’amusant à planter des arbres » (sic), répandaient l’épidémie… De même, à Paris, des copropriétaires firent expulser une infirmière, venue de sa province en renfort des hôpitaux débordés et accueillie dans un appartement : le risque de contagion était à leurs yeux inacceptable.
On frémit de penser aux actes que, « aux jours les plus sombres de notre histoire », de telles mentalités auraient poussé à commettre, en obéissance à des consignes de l’État autrement criminelles. Décidément, la métaphore présidentielle ne manquait pas, hélas, de pertinence.
Épilogue
Le mardi 31 mars, le Chef des armées déclarait à Angers, « souhaiter » que la France acquière son indépendance « pleine et entière » en matière de production de masques « d’ici à la fin de l’année ». On sera prêt pour la Prochaine !