Société

Politique du nombre de morts

Sociologue

Pourquoi renoncer à la plupart de nos libertés pour sauver des vies ? Question osée mais inexistante dans le débat public car jugée indiscutable. Cette question des vies est suspendue à celle des chiffres bien incertains, voire faux, mais qui, chaque soir, rappellent la mort qui s’étend dans notre pays. Les chiffres et les affects vont de pair, ils sont au cœur de la crise. Et pourtant, ils sont l’objet de bien peu de débats.

Osons une question inconvenante : pourquoi est-il si important de « sauver les vies » du Covid-19 ? Ce choix social est massif, évident, indiscutable, au point de demander à la population d’accepter de renoncer à la plupart des libertés publiques, dont celle de réunion et d’aller et venir, au point d’arrêter presque complètement l’économie, qui est en train de s’enfoncer dans des creux abyssaux et, pour finir, au point de faire taire toute critique — sauf peut-être en acte, de ceux qui ne supportent plus de rester enfermés et vont se promener entre copains, et suscitent d’ailleurs de sérieuses réprobations. Pourquoi sont-ce les vies individuelles qui l’emportent sur les libertés ? Sur l’économie ? Sur le débat démocratique ?

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Comment se fait-il qu’une option politique aussi autoritaire se soit imposée et continue de s’imposer aussi aisément, partout dans le monde, et particulièrement dans un pays dont le président dit pourtant qu’il est composé de « gaulois réfractaires ». Pour le coup, le Gaulois est sérieusement bien rangé, chacun dans sa petite hutte, et sans broncher (ah pardon, samedi dernier, j’ai aperçu au loin un balcon où flottait au vent, attaché à un bâton qui servait de hampe, un gilet jaune sur lequel était écrit « on lâche rien » ; je crois qu’une insoumission comme celle-ci, Macron en aurait redemandé !). Je ne suis pas sûr de remettre personnellement ce choix en cause. La vie humaine est évidement une valeur éminente, et qui mérite d’être défendue, de toutes nos forces. Primum vivere, deinde philosophari… Si la critique avait été émise, je ne sais pas de quel côté j’aurais balancé. Mais je veux poser la question de savoir pourquoi ce débat n’a pas eu lieu, pourquoi la priorité clairement donnée à cette valeur est si facilement acceptée.

La réponse à cette question est évidemment complexe et bien des fils se sont probablement noués pour produire notre état de fait. Les historiens en particulier auront sans doute bien des choses à dire sur la pénétration de plus en plus indiscutable des droits de l’homme dans la vie publique de la planète entière, droits qui stipulent que « tout individu a droit à la vie ». Les politistes aussi auront quelques articles à écrire sur l’état de la gauche aujourd’hui, dont on ne peut même plus dire qu’elle ne sait plus se faire entendre, tant elle a perdu la compétence à simplement prendre la parole. Mais ce ne sont pas mes spécialités. Je pense qu’un des instruments qui sert à produire cette unanimité sont les chiffres du coronavirus, ces décomptes quotidiens, et glaçants, du nombre de morts et de personnes infectées.

Ces chiffres sont produits par Santé publique France (qui a remplacé l’Institut national de veille sanitaire en 2016), organisme qui explique en peu de mots sa méthodologie : « Les informations sont transmises aux Agences régionales de Santé et aux cellules régionales de Santé publique France qui les saisissent à l’aide d’un outil de surveillance dédié, élaboré par l’OMS(GoData). Les cellules régionales recueillent également auprès des laboratoires hospitaliers de biologie médicale, le nombre de tests réalisés chaque jour et le nombre de tests positifs. Les données sont ensuite analysées au niveau national par Santé publique France. »

Mais nous le savons tous, ces chiffres, qui sont les meilleurs que l’on puisse produire – il n’est pas question de remettre en cause les statisticiens qui s’y attellent – sont aussi, nécessairement, au mieux des approximations, au pire faux. En effet, pour connaître le nombre de morts du coronavirus, il faut établir la cause du décès. Or ce processus prend du temps. C’est le médecin qui constate la mort et en établit la cause, puis la transmet à un service de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) qui centralise tous les bulletins de décès et les dénombre. Or ce processus, qui semble simple, est en fait long. Une voie électronique a été mise en place à l’issue de la canicule de 2003, mais le personnel ne s’en est pas encore emparé, et seuls 18% des médecins envoient leur constatation ainsi. De telle sorte que ce n’est qu’en fin d’épidémie que l’on saura quelle a été la surmortalité due spécifiquement au Covid-19, de la même façon, d’ailleurs, que pour les grippes saisonnières. Les chiffres que nos journalistes nous assènent chaque soir sont donc au mieux inexacts.

Certes, on pourra arguer, comme on le disait à la fin du XIXe siècle à propos du chômage naissant, que ces chiffres sont peut-être faux en niveaux, mais qu’ils sont de bons indicateurs des variations. On ne sait pas combien il y a eu de morts aujourd’hui, mais ce que l’on sait, c’est qu’il y en a eu plus, ou moins, le raisonnement étant que les erreurs commises restent stables de jour en jour. Ce n’est pas impossible, mais le moins que l’on puisse dire, c’est que personne ne discute de ces hypothèses et de ces erreurs dans le débat public, sauf peut-être les statisticiens réunis en comités d’experts. Alors, si les chiffres sont au mieux, douteux, comment se fait-il qu’on nous les répète à l’envi ? Pour répondre à cette question, on peut essayer de décrire non pas leur genèse, mais leurs effets.

Toutes les mesures politiques, tous nos discours, toutes nos réflexions sont orientées et conformées, à un degré rarement atteint, par des outils quantitatifs.

D’abord, ces chiffres ont la propriété de nous faire peur. Ce point est intéressant quand on garde en tête l’argument souvent répété que la quantification est un processus de rationalisation. En l’occurrence, ce n’est pas du tout ça. Ils servent à nous faire penser que le nombre de morts augmente, et nous laissent sentir que nous pourrions bien, personnellement, être l’un de ces morts recensés. Ils font planer la mort dans nos foyers. Ils nous incitent ainsi, bien entendu, à respecter les consignes gouvernementales. Ces chiffres participent à produire l’obéissante unanimité de la population face à la pandémie.

Deuxièmement, ces chiffres, qui comptent d’abord les personnes infectées qui sont admises ou décédées dans les hôpitaux, sont des indicateurs de notre capacité à aplanir, collectivement, la courbe de la charge des patients que le système de soin doit prendre en charge. Le raisonnement est que si nous ne faisons rien, la courbe des personnes contaminés augmentera exponentiellement, c’est-à-dire très rapidement (pour décroître ensuite aussi rapidement) et dépassera très vite le nombre de personnes que le système hospitalier peut prendre en charge. En revanche, si le confinement fonctionne, le taux de contamination sera diminué, donc le nombre d’admission croîtra plus lentement, et restera en dessous de la barre du nombre de lits disponibles. Mais on le comprend, ce faisant ils focalisent toute l’attention sur les problèmes du système hospitalier. Comme, de surcroît, le gouvernement s’est entouré d’un Comité scientifique composé presque exclusivement de médecins, ceux-ci redoublent la focalisation sur ces indicateurs-ci.

Les problèmes de l’hôpital sont très légitimes, bien entendu, et il est important que l’hôpital soit enfin financé normalement. Et la qualité du conseil scientifique n’est pas à remettre en cause. Mais une conséquence de sa composition est qu’il se forme un raisonnement social en boucle : les chiffres nous parlent des difficultés de l’hôpital qui sont commentés par des médecins particulièrement sensibles à ces difficultés ce qui attire encore l’attention sur ces chiffres. D’autres difficultés engendrées par le confinement peinent à être pris en compte. Nous n’avons pas de chiffres alternatifs qui nous informeraient, par exemple, sur le coût économiques, ou les désordres dans les ménages (que nous constatons tous dans notre entourage) que nous coute quotidiennement la politique du confinement. Le nombre d’admis et de morts à l’hôpital renforce énormément les options politiques dessinées par les praticiens de santé.

Enfin, troisièmement, il est frappant que les chiffres d’un pays soient sans cesse comparés à ceux d’autres pays. La différence entre l’Italie et la France est étudiée en grand détail (combien de jours d’avance ?), la croissance impressionnante du nombre de cas, et de décès, aux États-Unis est minutieusement rapportée etc. Là encore, techniquement, ces comparaisons sont scabreuses. Certes, l’OMS propose un logiciel de synthèse qui peut être utilisé par de nombreux pays (sans être obligatoire bien entendu), mais les définitions utilisées, les procédures établies pour utiliser ce logiciel, restent nationales. En revanche, l’effet de ces comparaisons, leurs conséquences pragmatiques, sont de « benchmarker » les gouvernements, pour reprendre un mot que nous avions utilisé avec ma collègue Isabelle Bruno.

C’est-à-dire que chaque soir, ces chiffres permettent au public, et au gouvernement lui-même d’ailleurs, de juger si celui-ci a été capable de prendre la mesure de l’épidémie, s’il a mieux, ou moins bien, agi comparativement à d’autres pays d’Europe, s’il a mieux réussi à « aplanir la courbe » du nombre de personnes admises à l’hôpital évitant ainsi l’engorgement. Il serait inimaginable, ou du moins extrêmement difficile à justifier, pour un gouvernement, de laisser ce nombre sortir complètement des fourchettes établies par les autres pays comparables. Et le fait d’être resté en-dessous est évalué comme un succès.

Ces chiffres sont donc les infrastructures qui permettent aux gouvernements et aux opinions publiques de s’engager dans une course dont les termes sont déterminés et délimités par ces indicateurs. Ce benchmarking est d’ailleurs particulièrement bien accordé à la fermeture des frontières qui clarifie la compétition. Mais il s’oppose mécaniquement au fait de prendre le recul nécessaire à l’évaluation du but de la course. Lorsqu’on court, on met toute son énergie à atteindre le but ; pas à le déterminer.

Pour conclure disons à nouveau qu’il est impossible de dire quel parti j’aurais pris s’il y avait eu un débat public sur la stratégie générale à adopter face à l’arrivée de l’épidémie. Mais ce débat n’a pas eu lieu et les outils quantitatifs, sans être les seuls, ont certainement joué un rôle important pour produire cette unanimité. L’épidémie de coronavirus que nous traversons est très éprouvante. Restriction des libertés publiques, malades, décès de proches, nous sommes tous affectés, plus ou moins violemment, par cette crise. Mais cette violence n’empêche pas, sans doute bien au contraire, que l’événement soit aussi largement conformé par des chiffres.

Les statistiques comme le nombre de morts, de personnes infectées, de personnes soignées à l’hôpital, dans les EHPAD, en population générale qu’on nous communique chaque soir ; les courbes issues des modèles statistiques qu’utilisent les épidémiologistes, les cartes chiffrées reflétant la diffusion de la maladie ; les projections économiques des conséquences de l’épidémie, les besoins en masques, tests et médicaments pour lutter contre elle ; toutes les mesures politiques, tous nos discours, toutes nos réflexions sont orientées et conformées, à un degré rarement atteint, par des outils quantitatifs. Les chiffres et les affects vont de pair, ils sont au cœur de la crise. Et pourtant, ils sont l’objet de bien peu de débats.


Emmanuel Didier

Sociologue, directeur de recherche au CNRS, membre du Centre Maurice Halbwachs, un laboratoire de l’ENS et de l’EHESS.

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