Politique

Ce à quoi la pensée critique doit s’atteler, maintenant

Historienne

Les journaux nous alertent sur les conséquences socio-économiques désastreuses du confinement ou les manifestations de trumpistes sans masque mais aucun article ne propose ni critique ni analyse critique : on ne nous donne pas les moyens de réfléchir à ce qui pourrait constituer un remède aux maux sociaux mis en évidence par le virus. Il revient donc aux intellectuels de porter les initiatives individuelles, de relayer les revendications de militants – de faire un travail qui consiste non plus à détailler à l’infini les injustices que cette crise n’a fait que rendre plus évidentes, mais à rechercher les refus qui pourraient se révéler les leviers pour ouvrir un autre avenir.

Nous vivons la crise du Covid-19 comme une longue saison d’indétermination. Quand va-t-elle se terminer ? Comment va-t-elle se terminer ? Malgré les nombreux commentaires d’un certain nombre d’intellectuels publics, il y a peu de réponses à la question de savoir ce que l’avenir pourrait nous réserver, et encore moins à celle de savoir comment y parvenir. Ainsi, la pandémie a mis en évidence une autre des failles de notre époque : la difficulté de s’imaginer au-delà du monde actuel dans lequel nous vivons. Et, tout comme pour ces autres failles auxquelles nous reviendrons plus tard, le problème n’est pas nouveau, ainsi que nous le rappelle l’historien François Hartog lorsqu’il parle de « présentisme ».

Quelque part au cours du XXe siècle, nous avons perdu notre croyance dans le pouvoir rédempteur de l’histoire, et donc dans la garantie d’un avenir meilleur. Wendy Brown en donne une explication concise : « Nous nous savons nous-mêmes saturés par l’histoire, nous sentons la force extraordinaire de ses déterminations ; nous sommes également baignés dans un discours sur son insignifiance, et, par-dessus tout, nous savons que l’histoire ne pourra plus (ne pouvait toujours déjà pas) agir comme notre Rédempteur ». La perte de la garantie de l’histoire ne signifie pas que nous n’avons pas d’avenir ; elle signifie simplement que nous sommes seuls responsables de ce qu’il pourrait être.

Bien sûr, alors que le virus révèle un désastre social après l’autre, de pieux espoirs sont formulés pour un monde meilleur et plus juste. Le New York Times a consacré toute une section de son édition dominicale à souligner la nécessité de plus d’égalité et d’une meilleure justice ; mais sans aucun article proposant ce qu’on pourrait appeler une « analyse critique ». Et tout comme ces commentateurs convoqués par le Times, d’autres experts n’ont fait que souligner ce que la crise a révélé de façon saisissante et qui, pourtant, était manifeste depuis le début.

À savoir les flagrantes inégalités sociales et raciales, la précarité de millions de familles de travailleurs, la violence engendrée par la privatisation des soins de santé et des autres services sociaux, le lien entre le changement climatique et la vulnérabilité aux maladies (l’asthme en est un exemple), les ravages des sociétés pharmaceutiques avides de profits, l’avidité insatiable des banques et des gestionnaires de fonds spéculatifs, les effets désastreux sur le bien-être public d’années de réductions d’impôts et de mesures d’austérité, l’impréparation des gouvernements à faire face à la situation, l’affaiblissement de la conscience collective par les idéologies néolibérales.

Au bout d’un certain temps, la lecture de ces récits de pathologie socio-économique et de souffrance humaine ne fait qu’aggraver la dépression et le sentiment d’impuissance qui vont de pair avec la quarantaine et le confinement. On nous dit ce que nous savons déjà. Les symptômes et le bilan de la maladie y sont très bien décrits, mais ces articles ne proposent ni critique ni analyse critique — on ne nous donne pas les moyens de réfléchir à ce qui pourrait constituer un remède aux maux sociaux manifestement mis en évidence par le virus.

La plupart des discussions sur l’avenir portent, ironiquement, sur un retour au passé. Le souhait le plus ardemment exprimé est celui d’un retour à la normale, au quotidien qui était le nôtre avant l’arrivée du virus. Dans la terminologie médicale, la crise est un tournant décisif qui mène soit à la guérison, soit à la mort. L’analogie sociale, en revanche, s’appuie sur une synonymie liée au rétablissement et à la normalité. Pour rétablir la normalité, nous dit-on, il faudrait peut-être davantage de réglementation (des grandes sociétés pharmaceutiques, des banques, des fonds spéculatifs), le rétablissement de certains filets de sécurité pour les pauvres, voire, aux États-Unis notamment, un système de santé universel.

Bernie Sanders a été très clair et très explicite sur ce qu’il fallait faire, mais son appel à la « révolution » a été étouffé, tandis que la campagne présidentielle de Joe Biden en reprenait des éléments. Si l’histoire passée est une indication, le Covid-19 aura été l’occasion de consolider davantage le capitalisme sous l’égide de l’État, comme cela s’est produit au lendemain de la grande récession de 2008 (sans parler de ce qui a suivi les fléaux des siècles précédents). Où sont les analyses pointant, dans les structures du pouvoir, les fissures sur lesquelles nous pourrions nous appuyer pour provoquer des formes de changement sérieux ? Certaines semblent venir des démonstrations que mènent, sur le terrain, des professionnels de la santé – notamment des infirmières et des infirmiers – qui, alors même qu’ils sont en première ligne des soins d’urgence, expriment leur colère face aux pénuries de fournitures, à l’incapacité d’assurer leur sécurité et aux calculs mercenaires des hôpitaux à but lucratif.

Les formes de résistance n’ont pas besoin d’être inventées par les théoriciens ; elles font partie intégrante, dans toute société, des relations complexes de pouvoir.

Au nom du bien commun, ils dénoncent les rassemblements des partisans de la droite qui réclament la « liberté » et exigent le droit de pouvoir exercer leurs droits individuels. Une infirmière en blouse de travail s’est tenue, seule, face à une foule de trumpistes sans masque, dont les actes et gestes, selon elle, menaçaient le droit à la vie du reste d’entre nous. Au cœur de sa protestation : l’insistance sur l’interconnexion de nos vies, le refus du libertarianisme individualiste qui en est venu à caractériser le néo-libéralisme. Partout dans le pays, des groupes africains-américains s’organisent pour s’attaquer à des cas spécifiques de discrimination raciste, en écho aux campagnes « black lives matter » d’il y a quelques années.

Les travailleurs des « fulfillement centers » d’Amazon protestent contre des conditions de travail qui n’obéissent pas aux règles de distanciation sociale, le refus des congés de maladie, la punition de ceux qui osent se plaindre. Des membres du syndicat Communications Workers of America employés d’usines General Motors ont condamné cette entreprise pour ne pas avoir utilisé sa main-d’œuvre pour fabriquer les ventilateurs dont les hôpitaux ont tant besoin. Ces usines ont licencié des travailleurs et les ateliers restent vides. Les travailleurs appellent les citoyens à exiger que le président des États-Unis utilise son autorité pour ordonner la production de ventilateurs dans les usines inutilisées. Ils ne sont pas les seuls travailleurs à exiger que les entreprises prennent en compte l’intérêt commun.

Pourtant, la couverture journalistique de ces événements est faible, rendant difficilement perceptible ce qui est probablement un modèle de refus émergent. Au lieu de cela, le New York Times et le Washington Post nous régalent en première page d’articles consacrés aux partisans de Trump et à leurs démonstrations — organisées et financées par ses facilitateurs aux poches très profondes. S’il y a effectivement un « État profond » (« deep state ») quelque part, il ne se trouve pas dans les fantasmes paranoïaques de la droite américaine, mais au sein même de l’administration Trump, soutenue par des donateurs financiers dont l’anonymat est protégé depuis 2010 par la décision « Citizens United » de la Cour suprême.

Il semble y avoir un désir délibéré – du moins de la part des médias mainstream – de minimiser l’importance des protestations qui offrent une critique sérieuse et soutenue, et qui pourraient regarder dans le sens d’un autre avenir. En l’absence d’attention médiatique, il incombe aux intellectuels critiques d’attirer l’attention sur ces oppositions, en magnifiant leur visibilité, en analysant leurs programmes, en tenant compte de leurs appels. Car ce sont ces contestations qui permettent d’identifier les fissures – les points de pression – capables d’ouvrir des brèches vers l’avenir.

Michel Foucault a qualifié ce genre de protestations de formes d’insubordination — moins un refus de la loi ou du gouvernement en soi, que l’expression du souhait « de ne pas être gouverné comme cela ». « Je veux dire que, dans cette grande inquiétude autour de la manière de gouverner […], on repère une perpétuelle question qui serait : “comment ne pas être gouverné comme cela, par cela, au nom de ces principes-ci, […] pas pour ça, pas par eux ” » ; « Ne pas vouloir être gouverné ainsi signifie aussi ne pas non plus vouloir accepter ces lois-là, parce qu’elles sont injustes, parce que […] elles cachent une illégitimité essentielle. »

L’épreuve de légitimité peut venir des systèmes d’organisation sociale antérieurs, fondés sur la communauté, ou bien de modes contemporains de vie collective dans son quartier ou un lieu de travail — dans des lieux où l’interdépendance permet déjà de distinguer le bien du mal. Autrement dit, les formes de résistance n’ont pas besoin d’être inventées par les théoriciens ; elles font partie intégrante, dans toute société, des relations complexes de pouvoir.

Dans un article paru en 1994, Hortense Spillers, écrivant à propos de la responsabilité du « black creative intellectual », a rejeté l’idée selon laquelle le rôle de ce dernier consistait à « sauver notre peuple ». Elle a déclaré : « Il me semble que la seule question dont l’intellectuel puisse réellement se servir est : dans quelle mesure les “conditions de la pratique théorique” passent par lui ou elle, en tant que lieu vivant d’une intervention significative ? » Le théoricien de la culture Fred Moten y a vu un appel aux intellectuels pour qu’ils accompagnent les militants, pour qu’ils reprennent à leur compte les analyses que leur offrent leurs protestations. Il me semble que cela doit être notre travail maintenant — un travail qui consiste non plus à détailler à l’infini les injustices que cette crise n’a fait que rendre plus évidentes, mais à rechercher les refus qui pourraient se révéler les leviers pour ouvrir un autre avenir.

Traduit de l’anglais par Hélène Borraz


Joan W. Scott

Historienne

Mots-clés

Covid-19