Politique culturelle

Le Festival de Cannes n’aura pas lieu en ligne, et c’est dommage

Sociologue et Politiste

La semaine prochaine aurait dû s’ouvrir le 73e Festival de Cannes. Son annulation pure et simple offre l’occasion de s’interroger sur le modèle de diffusion des films. Car ce qu’il convient d’opposer ce n’est pas la plateforme et la salle, mais l’algorithme (pour les programmes mainstream) et la sélection (pour les contenus à forte valeur symbolique, les films dits de festival). Cannes a cette année perdu une bonne occasion d’adapter au numérique sa précieuse logique de choix.

Comme tous les ans depuis 80 ans, le Festival de Cannes devait se tenir mi-mai. Et comme tous les évènements internationaux qui devaient se dérouler ces prochains mois, il a été reporté et sera sans doute annulé. Très rapidement, les organisateurs du festival ont rejeté l’idée d’organiser le festival en ligne.

D’une certaine manière, ils ont eu raison car la valeur des films que l’on découvre à Cannes repose sur plusieurs dispositifs qui ne peuvent pas être numérisés : l’accueil en salle par un public de professionnels et de journalistes spécialisés (leurs ovations, les fauteuils qui claquent), la médiatisation liée à la montée des marches par l’équipe du film (les stars), la conférence de presse du réalisateur et de ses acteurs·rices, le « buzz » parmi les acheteurs internationaux sur le marché du film articulé au festival. Thierry Frémeaux, le délégué général du festival, indiquait ainsi le 7 avril dans une entrevue au Monde : « Le sens n’y serait pas : un festival comme Cannes est précisément un lieu où on se retrouve physiquement dans une salle avec les artistes, les professionnels et la critique ».

Pour la petite centaine de films sélectionnés dans les différentes sections cannoises, le lancement par un grand festival est la condition du succès. Sans Cannes, Berlin, Venise ou Toronto, ces « films de festival » ne valent rien. Y être sélectionné et diffusé, c’est la condition pour être acheté par des distributeurs étrangers et donc pour être diffusé dans des salles d’art et d’essai à travers le monde. Cette traditionnelle continuité entre les festivals et les salles a poussé depuis maintenant dix ans les professionnels des films de festival (en particulier les organisateurs de festival) à se méfier des plateformes de diffusion du cinéma en ligne et à rejeter la principale d’entre elles : Netflix. Parce que Netflix refuse de montrer ses films en salle, ses productions ont été bannies du Festival de Cannes.

Le problème, c’est qu’à force d’opposer salles et plateformes, on se retrouve dans une situation où, désormais confiné·es chez nous, il n’est quasiment pas possible de voir ces films de festival en ligne. Très difficiles à trouver sur Internet, éparpillés entre plusieurs plateformes, très souvent disponibles en VOD, c’est-à-dire à l’unité, ils sont systématiquement diffusés dans un format qui les dévalorise. Pour mieux comprendre quelle occasion a été ratée, revenons dix ans en arrière, en 2010, au moment où je réalise une enquête sur les marchés audiovisuels internationaux, et où Netflix vient tout juste de se transformer en plateforme numérique après avoir pendant des années envoyé des DVD par la poste à ses abonnés.

Le marché international du cinéma est alors segmenté entre deux types de films. D’un côté, il y a un cinéma mainstream produit et distribué par cinq compagnies hollywoodiennes (les « majors »), dont le modèle est le blockbuster, et pour qui les marchés étrangers sont devenus à partir des années 1990 une source de revenus supérieure aux recettes à domicile. À elles seules, ces majors écrasent toute concurrence, accaparant jusqu’à 80 % du marché mondial. De l’autre, il y a les films de festival, dont l’économie est distincte : certes, leurs recettes à l’étranger sont infimes par rapport aux blockbusters, mais elles relèvent d’un circuit de valorisation tout aussi international, ancien et solide.

En bref, ce n’est pas parce que Disney écrase le box-office mondial avec ses super-héros que les films d’Almodovar, de Farhadi ou des frères Dardenne cessent d’être vus en salles. Au cours de mon enquête, je découvre en outre que les ventes internationales de ces films de festival sont une spécialité française. J’ai calculé, par exemple, que si seulement un quart des films en sélection officielle à Cannes sont en moyenne réalisés par des Français, deux tiers de ces films, quelle que soit la nationalité de leurs auteur·es, sont vendus à l’étranger par des exportateurs français. Et ce n’est pas une exception cannoise : même pour les films sélectionnés au festival de Berlin, les exportateurs français devancent les vendeurs allemands.

En outre, l’administration française a soutenu depuis le début des années 1980 de nombreux films à petits budgets réalisés dans des pays à l’économie fragile, à travers un réseau de diplomates spécialisés dans les questions audiovisuelles, et grâce à l’aide de mécanismes de subvention comme celui du « Fonds Sud » créé en 1984. Cette politique a permis de faire exister un genre cinématographique à part entière, celui du « cinéma du monde », auquel des réalisateurs·rices comme Rithy Panh (Cambodge), Abderrahmane Sissako (Mali), Jia Zhang Ke (Chine), Apichatpong Weerasethakul (Thaïlande), Mohsen Makhmalbaf (Iran) ou Lucrecia Martel (Argentine), mais aussi d’autres moins connu·es, ont dû une partie de leur carrière. Ce soutien financier a participé d’une politique française de « contre-mondialisation », destinée à partir des années 1980 à valoriser la diversité culturelle en matière audiovisuelle, face à la domination américaine.

La crainte d’une disparition des films de festival liée à Netflix est irrationnelle parce que ce cinéma relève d’un autre circuit.

Revenons maintenant dix ans plus tard et au chiffon rouge qu’on agite autour de Netflix pour affirmer à tort que les films de festival sont en danger. Ce qu’il faut comprendre, c’est que Netflix, tout comme Amazon Prime et bientôt Disney, concurrence les chaînes de télévision et les majors hollywodiennes. De manière révélatrice, Netflix a ainsi intégré en 2019 la très puissante alliance des majors américaines pour les exportations de cinéma, la MPAA, un club hyper-exclusif qui regroupait jusque-là Disney, Paramount, Sony, Fox, Universal et Warner Bros. Autrement dit, les nouvelles plateformes permettent de consommer à la maison des séries et des films à gros budgets mais elles ne sont pas dédiées aux films de festival, qui relèvent d’un autre segment du marché international du cinéma — une niche obéissant à d’autres logiques de diffusion.

Il a beaucoup été question de Roma d’Alfonso Cuaron et The Irishman de Scorsese, qui n’ont pas été montrés en salle car produits par Netflix. Or il s’agit d’un écran de fumée utilisé par Netflix pour s’attirer de la publicité, grâce au scandale provoqué (le nouveau Scorsese, refusé par tous les producteurs traditionnels, ne sortira pas en salle !), et gagner en prestige symbolique, en s’associant des auteurs reconnus — et en glanant potentiellement des récompenses telles que des Golden Globes ou des Oscars. C’est exactement la stratégie qu’avaient suivi les chaînes de télévision lorsqu’elles ont commencé à financer des films de cinéma : réaliser des « coups » sur quelques grands noms comme déjà, en 1995, avec Scorsese, dont TF1 – qui venait d’être rachetée par une entreprise de BTP – avait coproduit Casino avec Universal.

En réalité, les films de festivals se comptent donc sur les doigts d’une main sur ces plateformes. Disney+, la plateforme de Disney, va évidemment diffuser les films de ses franchises Star Wars et Marvel, et les dessins animés de Pixar. Et quand, fin 2019, Netflix a enfin publié les chiffres de consommation de ses programmes, on a découvert que ceux qui étaient les plus regardés étaient les films Bird Box et Murder Mystery ou la série Stranger Things. Aucun film de festival ne se trouvait évidemment dans cette liste et, de manière générale, ils sont noyés dans la masse des autres programmes. Bref, la crainte d’une disparition des films de festival liée à Netflix est irrationnelle parce que ce cinéma relève d’un autre circuit, où la validation par des festivals et des récompenses, où la dimension diplomatique et culturelle, et où l’accompagnement critique et la valorisation en salle sont décisifs.

Malheureusement, cette prise de conscience n’a pas suffisamment eu lieu et cela a conduit depuis dix ans à opposer faussement les salles et les plateformes. En France, on a vu ainsi se multiplier des initiatives complètement dispersées pour regarder les films de festival sur Internet : les distributeurs ont lancé Universciné, où l’on trouve un grand nombre de films à l’unité, les réalisateurs ont lancé LaCinetek qui se spécialise dans les films de patrimoine, les exploitants ont lancé la-toile qui propose de voir en ligne des films que l’on aurait manqués en salle, Unifrance (l’association de promotion du cinéma français à l’étranger) a lancé également des « festivals » de films français en ligne, disponibles pendant une période limitée. Ces modèles sont peu novateurs : le premier emprunte au vidéo-club, le second à la cinémathèque, le troisième à la salle, le quatrième au festival — quatre dispositifs inventés au siècle dernier et peu adaptés à la diffusion sur Internet.

Il faut rappeler en effet que la puissance de Netflix repose sur trois piliers. Le premier, c’est un dispositif de sélection novateur : l’algorithme, qui suggère une sélection de films au consommateur en fonction de ceux qu’il a aimés par le passé. Le deuxième, c’est l’abonnement, qui est le modèle gagnant de consommation de contenus culturels sur Internet, comme l’ont montré les réussites spectaculaires de Spotify dans la musique ou du New York Times dans les médias. Enfin, le troisième, c’est de s’appuyer sur un marché global : une production Netflix peut être vue simultanément par l’ensemble des abonnés à travers le monde, ce qui permet de la rentabiliser sans passer par des étapes coûteuses et fastidieuses de la vente à des partenaires étrangers, de la fréquentation de salons internationaux ou de la création de filiales à l’étranger.

Le premier pilier du modèle de Netflix ne devrait surtout pas être copié pour le cinéma de festival, tout simplement parce qu’un grand nombre de dispositifs ont déjà été inventé depuis longtemps pour repérer et valoriser ce type de films. La sociologie économique a en effet bien montré ces dernières années que la valeur d’un bien dit « singulier » comme un film n’est pas forcément liée à son prix, mais à des dispositifs de valorisation : récompenses en festival, recommandations critiques, réputation d’un·e auteur·e et d’un acteur ou d’une actrice.

Ce travail de sélection par les deux ou trois plus grands festivals confère aux films sélectionnés une valeur économique et symbolique qu’aucun autre dispositif ne peut égaler.

En réalité, une seule plateforme de diffusion de cinéma de festival a compris qu’il fallait inventer un nouveau modèle pour la diffusion sur Internet : MUBI propose une sélection éclectique de 30 films, avec un nouveau film par jour remplaçant le film le plus ancien mis en ligne. La société, créée en 2007 par une entrepreneuse turque, propose sa plateforme presque partout dans le monde, comme Netflix : elle acquiert généralement les droits de diffusion pour le monde entier, ou, si ce n’est pas possible, a un mécanisme de gestion des droits très performant qui fait varier la liste des films disponibles d’un pays à un autre.

Comme le montre le cas de MUBI, le modèle de Netflix ne doit donc pas être copié tel quel car le cinéma de festival a déjà des dispositifs de valorisation éprouvés et efficaces, et n’a nul besoin d’algorithme. Ce qu’il faut opposer, ce n’est donc pas la plateforme et la salle, comme les professionnels du cinéma l’ont fait jusque-là en France, mais l’algorithme (pour les programmes mainstream) et la sélection (pour les contenus à forte valeur symbolique). C’est ce que la créatrice de MUBI a parfaitement compris et que les autres plateformes existantes n’ont pas mis complètement en pratique.

Par ailleurs, les deux autres piliers de Netflix sont tout à fait pertinents pour la diffusion de films de festival. L’abonnement est d’ailleurs déjà une formule proposée par certaines plateformes, à commencer par MUBI (c’est ce qu’on appelle la SVOD, dans le jargon du secteur, par opposition à la VOD qui propose un achat à l’unité). Enfin le cinéma de festival est international par nature : sur ce segment de marché où la valeur est éminemment symbolique, les auteurs étrangers ont toujours eu une place privilégiée. Les spectateurs de films de festival valorisent le cosmopolitisme et la découverte de cinématographies lointaines, sources de distinction.

Ce qui est étonnant dans le cas de MUBI, c’est qu’il s’agit d’une société britannique alors que les professionnels spécialisés dans la circulation internationale des films de festivals, comme je l’ai rappelé, sont français. En outre, les pouvoirs publics en France ont investi depuis des années dans la construction d’une spécialité nationale « films de festival », notamment parce qu’il s’agissait de donner corps, très concrètement, au concept de diversité culturelle, défendu contre les Américains. Cependant, MUBI a une limite importante. Cette plateforme propose, certes, une sélection, mais réalisée par la société elle-même, à l’instar d’un distributeur à la tête d’un cinéma d’art et essai. Il existe pourtant des sélections beaucoup plus reconnues, dont le pouvoir de recommandation est beaucoup plus fort : celles des grands festivals.

En fait, c’est la définition même d’un festival que d’opérer (en relation avec des producteurs, des fonds d’aide et des distributeurs) une sélection de quelques films parmi des centaines. Ce travail de repérage, quand il est fait par les deux ou trois plus grands festivals, confère aux films sélectionnés une valeur économique et symbolique qu’aucun autre dispositif ne peut égaler. Bref, le modèle d’une plateforme dominante de diffusion internationale de films de festival devrait tout simplement reposer sur le travail de sélection de ces grands festivals, qui est actuellement, et de manière assez incompréhensible, sous-exploité. Du côté des « documentaires de création », le festival de Lussas a d’ailleurs été précurseur en lançant en 2016 une plateforme, TENK, en reprenant ces principes de l’abonnement et de la sélection associée à un grand festival : elle entame désormais son développement international, avec l’ouverture de TENK Canada début 2020.

Il existe certes des obstacles techniques mais ceux-ci devraient être selon moi levés à l’instigation des pouvoirs publics, de toute façon déjà très impliqués dans la structuration du secteur à travers le Centre National de la Cinématographie depuis maintenant 75 ans. On peut tout à fait imaginer une chronologie où un film serait vu d’abord en festival, puis en salles, puis sur une telle plateforme — à condition que les délais ne soient pas, comme maintenant, absurdement longs (plusieurs années !), et à condition que des chaînes de télévision comme Canal+, qui a longtemps été un moteur pour le cinéma en France, n’en devienne pas le principal handicap. D’ailleurs le CNC, qui vient d’autoriser la mise en ligne, dans cette période de confinement, de nombreux films à peine sortis en salle, vient d’enfoncer un nouveau clou dans le cercueil de cette chronologie des médias ; de même que Canal+, qui, pendant ce même confinement, a diffusé certains de ses programmes en clair en infraction avec cette même chronologie.

Pour lancer un tel projet, il faut, certes, asseoir autour d’une table les producteurs et distributeurs de ces films, des dirigeants de chaînes de télévision, et les dirigeants de grands festivals. Mais justement, dans le cas des films de festivals, quelle que soit leur nationalité, la plupart de ces professionnels sont français. Il y a une spécialité à défendre et une opportunité à saisir (depuis dix ans), dont la fenêtre risque de se refermer, si les sociétés de production et de distribution françaises commencent à se tourner vers Netflix, comme MK2 vient de l’annoncer, ce qui risque d’accentuer les divisions parmi les professionnels et l’éparpillement de leurs catalogues. En situation de confinement, il faudrait avoir accès à une plateforme dédiée aux seuls films de festival, qui serait complémentaire et non concurrente de Netflix, et qui permettrait de voir ou revoir les films sélectionnés à Cannes ces dernières années. Bref, le Festival de Cannes n’aura toujours pas lieu en ligne cette année, et c’est dommage !


Romain Lecler

Sociologue et Politiste, Professeur de science politique à l'Université du Québec à Montréal

Mots-clés

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