Dans la marée de l’incertitude, une lettre de Wuhan
À l’automne 2018, j’ai pris ma retraite. J’ai commencé à toucher une pension et surtout, j’ai pu passer plus de temps chez moi, l’esprit tranquille, à lire, écrire, jardiner, et partir de temps à autre en voyage. Grâce à quarante ans de politique de réforme et d’ouverture, nous profitons en Chine de conditions de vie de plus en plus agréables si bien qu’avec ma pension de retraite et mes droits d’auteur, je me préparais à passer mes vieux jours de manière paisible et confortable.
Je m’imaginais vivre les années à venir dans une forme d’insouciance et de liberté, sans que rien ne puisse plus se présenter pour troubler cet équilibre. à la belle saison, nous partirions en voiture, entre amis, explorer quelque nouvel endroit, et les gens que nous rencontrerions comme les lieux que nous visiterions nourriraient l’écriture de mes prochains romans. Jour après jour, tout était réglé comme du papier à musique. J’avais mes activités, j’étais heureuse, tout dans ma vie semblait se profiler au mieux.
Mais, alors que personne ne s’y attendait, nous avons été frappés par une catastrophe. En 2020, un nouveau virus s’est soudain attaqué à Wuhan, la ville où je vis. Tout le monde a d’abord paniqué, sans vraiment savoir que faire, avant de reprendre ses esprits et de réaliser que cette catastrophe était en train de bouleverser nos vies. Nous avions basculé dans l’inconnu, tout était devenu incertain. La mort, telle un fantôme, rôdait parmi nous. Le 23 janvier, la municipalité de Wuhan a annoncé la mise en quarantaine de la ville, afin de limiter la propagation de l’épidémie. Je vis dans l’un des quartiers du centre-ville et, comme neuf millions de Wuhanais, je me suis retrouvée bloquée dans la capitale du Hubei.
À partir de ce moment-là, nous avons vécu dans l’incertitude, suspendue au-dessus de nos têtes telle une épée menaçante : peut-être étais-je contaminée ? Ou bien ma fille, qui rentrait tout juste d’un voyage au Japon ? Ou mon frère aîné, vivant dans un quartier alors classé parmi les plus touchés par l’épidémie ? Chaque jour, nous prenions des nouvelles les uns des autres, chacun s’efforçant de se remémorer les endroits où il s’était rendu récemment, et quand exactement, calculant le nombre de jours s’étant écoulés depuis ses dernières sorties, chaque journée supplémentaire le rapprochant de l’instant où il pourrait enfin exclure la possibilité d’avoir été contaminé.
Cette année, le nouvel an lunaire tombait le 25 janvier, soit quarante-huit heures après le placement de Wuhan en quarantaine. Ce jour-là, le rédacteur en chef de Shouhuo, un magazine littéraire de Shanghai, m’a contactée pour me proposer d’écrire un « carnet de confinement ». À ce moment-là, Wuhan traversait une phase particulièrement critique. Nous assistions chaque jour à des tragédies, des familles étaient brisées soudainement sous nos yeux sans que nous ne puissions rien y faire. Nous étions tous saisis par la peur, telles des proies à la merci d’un prédateur. Je n’avais pas le cœur à écrire. Mais après réflexion, je me suis dit qu’il serait bien quand même que je prenne quelques notes, qui me serviraient peut-être à composer un texte plus tard. Et c’est ce que j’ai fait, à partir de ce jour-là.
On m’a dit que j’avais eu plusieurs dizaines de millions de lecteurs. En apprenant cela, j’ai été stupéfaite, et cela m’a à vrai dire un peu inquiétée aussi.
Quand j’ai tapé ma première ligne de caractères sur mon compte Weibo[1], j’étais loin d’imaginer tout ce que cela allait déclencher par la suite. À ce moment-là, je n’avais d’autre but que de consigner quelques observations, en vue d’écrire un article ultérieurement, rien de plus. Pour tout dire, je pensais qu’au bout d’une dizaine de jours, une quinzaine tout au plus, l’épidémie serait terminée, et que je cesserai alors de rédiger ces notes. Je n’avais pas prévu que ce virus serait si féroce, et que cela conduirait à un confinement si long de la ville.
Dans les premiers jours, la situation a été terrible. À chaque nouveau décès qu’on nous annonçait, nous nous enfoncions un peu plus profondément dans la tristesse. Cela explique que j’aie mentionné dans mes notes la mort de personnes que je connaissais, ainsi que celle de proches de mes amis. C’était une façon d’honorer leur mémoire. Bien sûr, j’ai aussi émis des critiques à l’égard du retard pris par les autorités dans la gestion de l’épidémie, dans sa première phase. Peut-être est-ce pour cette raison qu’une dizaine de jours après avoir commencé ainsi à rédiger ces notes, mon compte Weibo a été bloqué.
Le même jour, Li Wenliang[2] est mort. J’ai ressenti une grande tristesse et beaucoup de colère. Cette nouvelle m’a décidée à continuer à écrire mes notes, en dépit de la fermeture de mon compte. J’ai alors demandé à une amie de bien vouloir m’aider en publiant ces notes sur son compte officiel WeChat[3]. J’ai pu ainsi continuer, jour après jour, à écrire sur la situation de l’épidémie à Wuhan.
Et puis soudain, on m’a informée qu’un très grand nombre de personnes lisaient mes textes tous les soirs. Un nombre qui dépassait de loin tout ce que j’aurais pu imaginer. Mes textes étaient publiés chaque soir sur le compte WeChat de mon amie un peu après minuit, et j’ai appris que beaucoup de gens patientaient jusqu’à cette heure tardive, ne pouvant aller se coucher et trouver le sommeil qu’après avoir lu mon texte du jour. D’autres le lisaient à peine levés, le lendemain matin. On m’a dit que j’avais eu plusieurs dizaines de millions de lecteurs, sans doute même plus de cent millions si l’on compte le nombre de fois où mes textes ont été transférés par mes lecteurs à leurs amis et contacts. En apprenant cela, j’ai été stupéfaite, et cela m’a à vrai dire un peu inquiétée aussi. C’était une chose que je n’avais absolument pas anticipée.
Un jour, un lecteur fort sympathique a rassemblé toutes mes notes sous le titre « Journal de Fang Fang ». Bien que mon projet, à l’origine, n’ait jamais été d’écrire un journal, il se trouve que, de fait, je publiais un texte chaque jour, si bien que j’ai volontiers adopté ce terme de « journal » pour désigner l’ensemble de mes notes. La notoriété de mon journal grandissant jour après jour, des maisons d’éditions aussi bien chinoises qu’étrangères m’ont contactée pour me proposer de le publier. Parallèlement, on était entré dans une deuxième phase de l’épidémie à Wuhan : les erreurs de la phase précédente avaient été corrigées, les mesures prises étaient de plus en plus rationnelles, des soignants de tout le pays s’étaient portés au secours de la province du Hubei, si bien que l’épidémie, dans ces conditions, a vite été maîtrisée. Dans mon journal, j’ai aussi raconté, chaque jour, tous ces progrès accomplis dans la gestion et le contrôle de l’épidémie.
Nous sommes alors peu à peu sortis de la période d’incertitude dans laquelle nous avions été plongés. Mais je n’avais pas prévu que les ultranationalistes d’extrême-gauche, qui avaient déjà critiqué mon roman Funérailles molles, allaient soudain réunir leurs forces pour lancer contre moi une attaque groupée d’une grande malveillance. Ils ont commencé à répandre des rumeurs partout sur Internet, via Weibo et des comptes publics WeChat à pourboires[4], disant que mon journal n’était fait que de ouï-dire, que tout ce que je racontais était faux, que je répandais des rumeurs, ne rapportais que des informations négatives, ne décrivais que le côté sombre de la société, ne faisais jamais l’éloge des dirigeants du Parti, que j’étais contre le système et le gouvernement, etc. Ne pouvant rien faire pour les empêcher de diffuser ces propos, j’ai continué à écrire d’une part, et contre-attaqué de l’autre.
La situation à Wuhan s’était déjà beaucoup améliorée le jour où j’ai écrit mon soixantième texte. La panique et le stress intense qui s’étaient emparés des Wuhanais quand l’épidémie s’était déclarée étaient passés. La ville était encore en quarantaine, mais certains quartiers avaient déjà été déconfinés. J’ai alors décidé de mettre fin à mon journal. Cette décision a coïncidé, sans que je l’aie prévu, avec l’annonce par les autorités de Wuhan de la date à laquelle le confinement de la ville serait levé.
La vie tranquille que je m’imaginais il y a quelques mois de cela, s’est métamorphosée en une existence précaire et agitée.
Dans mon journal, j’ai appelé à plusieurs reprises les autorités à enquêter pour établir les responsabilités relatives à la propagation de l’épidémie. Malheureusement, rien n’a jamais été réellement mis en œuvre. Après que j’ai arrêté d’écrire mon journal, les ultranationalistes ont encore accentué leurs attaques contre moi, de plus en plus sauvagement. La nouvelle selon laquelle mon journal allait être publié à l’étranger a notamment déclenché un nouvel assaut. Ces gens m’ont accusée de « fournir des armes » aux forces occidentales et de trahir la Chine.
À ce moment-là, l’épidémie s’était propagée dans le monde entier, et les voix qui m’accusaient se sont faites de plus en plus fortes. Les ultranationalistes ont poursuivi leurs manœuvres, incitant plus de monde encore à m’agresser. Au nom de l’amour de la patrie, tous ces gens se sont lancés dans une véritable expédition punitive dont j’étais l’unique cible. L’un d’eux a collé à Wuhan un dazibao menaçant sur une vitrine. Quelqu’un a lancé un appel aux cercles d’arts martiaux de la ville pour qu’ils envoient leurs membres me casser la figure. Il y a même eu des gens qui ont proposé de former une bande pour venir m’assassiner à Wuhan. D’autres encore ont prétendu qu’un sculpteur avait le projet de me représenter agenouillée au côté du traître le plus infâme de l’histoire de Chine.
Pas un modérateur ne s’est présenté pour mettre fin à ce déchaînement de violence sur Internet, alors que les messages dans lesquels j’apportais des clarifications, méthodiquement, ont eux été supprimés à plusieurs reprises. Tout cela, alors qu’au départ, je n’ai fait que chroniquer soixante jours de la vie d’une ville durement touchée par une épidémie, et dans laquelle j’étais moi-même confinée.
Pendant que toute cette mafia de l’Internet chinois me malmenait en ligne, l’épidémie s’aggravait dans les pays occidentaux. Sur Internet, des nouvelles selon lesquelles la Chine était critiquée par certains d’entre eux pour sa gestion de l’épidémie ont commencé à circuler. La publication de mon livre à l’étranger est alors apparue comme un crime plus grave encore. Manipulés par les ultranationalistes, de plus en plus de gens s’autoproclamant « patriotes » se sont joints à la meute en hurlant. Plus encore d’insultes, de rumeurs et d’accusations infondées se sont répandues sur Internet. Cette horde hostile a propagé une vague de haine, qui a emporté dans son sillage les gens qui me soutenaient, les entraînant avec moi vers des profondeurs où le destin semble pouvoir basculer à tout moment.
L’incertitude à laquelle je suis confrontée, provoquée par ce débordement d’insultes et de haine sur Internet, est plus grande encore que celle que j’ai connue quand l’épidémie sévissait à Wuhan. J’ignore si les autorités vont décider ou non de sanctions sévères à mon encontre, et jusqu’à quand va durer toute cette violence dirigée contre moi sur Internet. Je ne sais pas si je vais pouvoir continuer à publier mes œuvres en Chine, que ce soit sous la forme de livres, dans des magazines, des journaux ou même en ligne.
Je me demande si les autorités vont elles aussi m’accuser de trahison une fois que mon « journal de Wuhan » paraîtra à l’étranger, si elles pourraient aller jusqu’à supprimer ma pension de retraite, voire à m’arrêter au prétexte que je ne décris que la « face sombre » de la société, si je ne risque pas d’être agressée par des « patriotes » quand je sortirai de chez moi, si les ultranationalistes n’inciteront pas des gens à venir me harceler jusqu’à mon domicile, si les universitaires impliqués dans tout cela à cause de moi ne seront pas sanctionnés par leurs supérieurs pour m’avoir soutenue, etc., etc. La vie tranquille que je m’imaginais il y a quelques mois de cela, s’est métamorphosée en une existence précaire et agitée.
Je me retrouve dans une situation où j’éprouve plus de peine et de colère encore que pendant la quarantaine de Wuhan.
Mais ce qui me tourmente le plus, c’est l’avenir de la Chine. Allons-nous effectuer un grand pas en arrière et revenir à l’époque de la Révolution culturelle ? Les autorités vont-t-elles durcir encore le contrôle de l’opinion ? Le pays dans lequel je vis va-t-il choisir d’aller à contre-courant des sociétés civilisées ? Quand j’ai vu toute cette agressivité et ces insultes dirigées contre moi, j’ai compris que la tranquillité et l’insouciance auxquelles j’avais pu aspirer s’étaient envolées. Cette épidémie a tout changé. Elle a changé le monde, elle a changé la Chine et elle a aussi changé chacun d’entre nous.
Mais quoi qu’il arrive, je veux garder espoir dans l’avenir. J’ai confiance dans le fait que dans ce monde, il y aura toujours de la lumière. La lumière provenant du soleil, côté ciel, et celle aussi qui, à toute époque, émane du cœur des êtres humains.
Texte traduit du chinois par Frédéric Dalléas.
La publication de ce texte de Fang Fang prend place dans le cadre du partenariat d’AOC avec les Assises internationales du roman organisées par la Villa Gillet (Lyon), du 11 au 17 mai 2020. Contribuant à la réinvention numérique du festival, AOC a commandé à des auteurs internationaux un texte sur la thématique 2020 : « Le temps de l’incertitude. » Chaque jour sera publié un texte différent.
NDLR – Le « journal de confinement » de Fang Fang paraîtra chez Stock le 9 septembre 2020 sous le titre « Wuhan, ville close », dans la traduction de Frédéric Dalléas et Geneviève Imbot-Bichet.