Santé

Santé publique : pour l’empowerment plutôt que l’infantilisation

Chercheuse en santé publique, Praticien hospitalier, Chercheur en santé publique

La crise sanitaire a mis au jour toutes les difficultés du système de santé publique en France. Celui-ci privilégie un fonctionnement martial et étatique au lieu de s’appuyer sur la collaboration et les stratégies qui ont fait leur preuve en santé publique. Il est plus que temps de troquer en la matière une approche post-pasteurienne, basée sur l’hygiénisme et le protectionnisme, contre la promotion de la santé basée sur l’empowerment et la collaboration.

En mandarin, le mot crise est constitué de deux idéogrammes signifiant danger et opportunité. Le danger est bien présent. Il l’est dans la contagiosité du SRAS-CoV-2 si ce n’est sa létalité. En effet, au 6 juillet, il y a déjà plus de 11 418 475 de cas confirmés dans le monde, et 533 958 décès. En France, à la même date, on compte 166 335 cas confirmés et 29 920 décès, essentiellement chez les patients âgés ou/et atteints d’autres pathologies. C’est la crise, la « guerre » paraît-il. Il faut agir au nom de la santé publique. Alors, on déploie l’arsenal de la peur contre cet envahisseur né du croisement de virus d’un pangolin et d’une chauve-souris. Il faut sensibiliser la population au danger et elle doit devenir « responsable ».

Pour cela, on égraine le nombre de morts quotidiens, on exhorte la population à rester cloîtrée, on culpabilise les comportements individuels déviants. Ce sont les « armes » de la santé publique, en tous les cas d’une certaine vision de la santé publique…assez ancienne il faut le dire. Car, comme cela a été soulevé dans une récente tribune, ce n’est pas celle qui est aujourd’hui enseignée dans les universités et les écoles de santé publique à la pointe. C’est une santé publique qui en est restée à l’ère de l’hygiénisme post-pasteurien croisée avec les failles d’un système de santé en manque de renouvellement. Décryptage d’un système poussiéreux.

Urgence et précipitation

Tous les spécialistes de la gestion de crise le savent : la clé du succès réside dans le triptyque rapidité – anticipation – rationalisation. C’est-à-dire agir vite mais avec trois coups d’avance. Anticiper. La France en a été incapable par exemple en détruisant son stock de masques jusqu’en mars, passant des commandes en avril, cherchant encore à s’équiper en matériel de protection et de réanimation et en test de dépistage en mai et ce, alors même que des signaux venaient dès décembre de l’ambassade de France en Chine, relayés par la ministre en charge de la Santé en janvier, etc.

Mais agir rapidement ne veut pas dire se précipiter. Or, il y a eu précipitation, non pas dans les mesures, mais dans la communication, générant une cacophonie sans précédent sur toute la durée de la gestion de crise et encore aujourd’hui. De la « grippette » à l’« état de guerre », des masques « inutiles », puis « dangereux » pour finir « obligatoires », de la soirée au théâtre pour inciter les Français à sortir malgré le coronavirus (début mars !) au confinement strict… La période est ponctuée de messages contradictoires grignotant peu à peu la confiance.

Ceci peut avoir des conséquences lourdes en santé publique en créant une perte de confiance dans les mesures comme cela a été le cas dans le cadre de l’épidémie de grippe de 1976 aux États-Unis ou plus récemment avec l’épidémie H1N1 en France. Les enquêtes montrent que les Français font partie des moins confiants dans les pouvoirs publics pour la gestion de cette crise. Cela se comprend… Ce manque de confiance est un véritable indicateur de l’intelligence collective.

Enfin, agir vite n’exclut pas de rationaliser les décisions, c’est-à-dire de les appuyer sur des données sures, qu’elles soient scientifiques ou expérientielles. Et il y en a, n’en déplaise à certains : sur le port du masque ou le confinement par exemple. Pire encore, la faute décisionnelle est reportée sur les scientifiques et leur absence de consensus, oubliant qu’il revient au politique de trancher en pareil cas. Ou alors on nous dit que les décisions sont prises en fonction des données du jour, qu’il faut faire face à l’évolutivité de la situation sans guideline.

Quid alors du plan pandémie grippale élaboré par les autorités qui aurait pu être adapté très rapidement ? De plus, la France n’est pas la seule touchée, loin s’en faut. Pourquoi ne regarde-t-on pas ce qui se fait ailleurs : la rapidité d’actions de Taiwan ou du Danemark, le dépistage massif en Allemagne et en Islande, les influenceurs sociaux en Finlande ? Cela aurait peut-être évité à la France d’être l’un des pays européens qui gère le moins bien ce qu’elle considérait, il y a deux mois, comme une « grippette ».

Une acception biomédicale de la santé publique

En France, la santé publique est la petite sœur de la médecine. Elle emprunte les mêmes outils qui s’adressent à des individus en essayant de les adapter à la population dans son ensemble. Ainsi, sont créés des comités scientifiques ad hoc constitués principalement de spécialistes du virus et des infections, et non des spécialistes de santé publique ou de membres de la société civile. Où sont les sociétés savantes et le corps de santé publique qui pourraient éclairer le décideur sur les mesures les plus acceptables pour la population ? Car rappelons le B-A-BA : pour qu’une mesure fonctionne, il faut qu’elle soit mise en œuvre, ce qui veut dire qu’elle soit au préalable comprise et acceptée.

Où sont les associations d’usagers qui peuvent remonter des données de terrain permettant de comprendre la propagation et les comportements ? Où sont les leçons tirées de la lutte contre le VIH ? Où sont les agences sanitaires et autres organismes spécialisés dans la prévention ? Les solliciter sur les options stratégiques en premier lieu aurait peut-être permis d’éviter des mesures contradictoires, comme celles qui permettent à des personnes de se regrouper en milieu fermé (écoles, domiciles, transports) mais pas dans les parcs, jardins et plages, générant sidération et confusion dans la population qui ne sait plus ce qui est dangereux ou pas. Sans doute que les relais citoyens, comme ceux appelés par la Société française de santé publique, auraient joué en faveur de l’acceptabilité des mesures de confinement dans la population en lieu et place des 760 000 amendes dont s’enorgueillit le ministère de l’intérieur.

Une stratégie basée sur la menace et l’infantilisation

La santé publique en France s’inscrit encore malheureusement dans une ligne avant tout basée sur l’information et, dans le cas où ça ne marche pas, la coercition. Là encore, la gestion de l’épidémie n’a pas fait défaut. Deux postulats opposés s’offraient aux pouvoirs publics : celui de la confiance et de la responsabilité ou celui de l’infantilisation. C’est la deuxième option qui a été choisie, faisant fi de tout ce qui peut être enseigné par la promotion de la santé.

Empowerment vous avez dit ? Non, les Français sont des enfants à qui il faut répéter les choses en haussant « le ton ». Et s’ils n’obéissent pas, on les punira. La stratégie utilisée par le gouvernement s’appuie sur la menace, matérialisée par l’égrenage des morts laissant à penser que le SRAS-CoV-2 surpasse de loin tout ce que l’on a vu, oubliant par exemple que l’alcool fait 41 000 morts annuels et le tabac 75 000 sans générer, on se demande bien pourquoi, autant d’ampleur dans la prise de mesures.

La stratégie s’appuie également sur la coercition à travers des mesures de confinement les plus strictes du monde alors que d’autres pays ont choisi des mesures différentes dont certaines montrent leur efficacité. Le principe est simple, bien connu des professionnels de santé publique : une information comprise et jugée légitime est une information respectée. Ça s’appelle la littératie. Mais pour cela, il faut laisser l’information objective circuler, il faut privilégier la transparence et faire confiance. En France, on préfère cacher des informations, voire mentir comme sur l’efficacité anti-projection des masques, ou encore les sélectionner.

Mieux vaut sélectionner l’information pour le Français dit moyen afin qu’il ne s’égare pas à chercher lui-même la meilleure, qui ne serait pas celle que l’on veut qu’il entende. Qu’à cela ne tienne, on recrée un lieu sûr avec des informations « vérifiées », heureusement bien vite retiré devant la stupéfaction populaire. Par qui ? Pourquoi ? Ceux qui nous disent que le masque est dangereux ou qu’on ne le recommandera pas par orgueil ? Que le dépistage et le diagnostic précoce ne sauvent pas des vies ? Que les Français ne sauraient pas glisser deux élastiques derrière leurs oreilles ? Que les bureaux de tabac sont des commerces nécessaires à la vie de la collectivité ?

Comme le démontrent régulièrement les chercheurs, la population n’est pas la somme des individus qui la constituent, c’est un ensemble dynamique, mu par des rapports sociaux et politiques qui performent sa propre évolution. En plus simple, la gestion de l’épidémie n’est donc pas une affaire de « guerre » et de virus mais de collaboration entre les ressources qui constituent cette population : professionnels, chercheurs, élus, citoyens, femmes, hommes et autres. Car oui : rester confiné deux mois dans 40 m2 en écoutant en boucle les contradictions et omissions des dirigeants est tout simplement moins supportable que le risque de tousser. Alors oui, les Français se sont auto-déconfinés parfois. Ils ont fleurté avec les limites souvent, en allant faire du sport sans basket, sortir leur chien trois fois par jour ou voir un parent mourant à l’EPHAD, c’est normal….et peut être même sain.

Ce type d’adaptation à la recommandation est un classique en santé publique. L’ignorer et considérer que les gens vont gentiment obéir aux contradictions sans chercher à comprendre est une aberration que les professionnels de santé publique auraient pu expliquer aux dirigeants et éviter ainsi les discours infantilisants et les menaces au « reconfinement ». D’autant que les individus ne sont pas égaux devant les restrictions convoquées, comme c’est le cas pour les immigrés en situation de précarité. Il est certainement plus facile de suivre les règles lorsque l’on est cadre en télétravail dans sa résidence secondaire que caissier·e·s, vigiles ou aides-soignant·e·s obligé·e·s de prendre les transports en commun pour faire tourner le « système ».

Un hospitalo-centrisme désuet

La France se targue d’avoir un des meilleurs systèmes de santé au monde. Avouons-le-nous, la démonstration n’est pas faite. Nous pensions qu’il était bâti sur la gestion des pathologies aiguës au mépris des pathologies chroniques. Mea culpa. Il n’est manifestement pas non plus performant sur l’aigu comme semble le démontrer la catastrophe sanitaire en zone d’épidémie (explosion des décès à l’hôpital, mais aussi en EHPAD et à domicile). S’il n’y avait pas eu la formidable mobilisation de l’ensemble des acteurs de terrain, parfois sans soutien, voire avec l’opposition des autorités de santé, le bilan aurait pu être plus lourd. Les capacités hospitalières sont affaiblies par des années d’ostracisme budgétaire. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir tendu des banderoles, d’avoir mis des brassards. « Vous comptez vos sous, nous compterons les morts », voyait-on brandi par les professionnels de santé dans les manifestations.

En effet, on les compte ; tous les soirs à 18 heures. Parfois, les soignants rappellent qu’ils doivent faire des choix entre deux patients, anéantissant peu à peu le reste de moral qu’ils ont d’avoir à se contraindre à un tel exercice. Hippocrate est loin. Heureusement, on les applaudissait tous les soirs à 20 heures. Faute de grives, mangeons des merles. Parfois aussi, ils s’organisent, seuls, sans les autorités trop plongées dans leur inertie administrative. Ils ouvrent des centres Covid en ambulatoire parfois peu soutenus matériellement ou financièrement ou alors contraints par des critères impossibles à satisfaire. Car, en France, on passe par l’hôpital – le centre, le pivot du système de santé – quitte à le saturer un peu plus.

Les cliniques également s’organisent pour délester les hôpitaux, elles annulent leur actes programmés pour accueillir les patients… tout est là, propre, prêt à l’accueil ; elles attendent encore. On préfère affréter des trains sanitaires ou des hélicoptères pour emmener les patients vers un autre hôpital, avec tous les risques que cela pose. Mais à la télévision, ça fait sérieux. S’expriment ainsi les caractéristiques du système de santé français pourtant maintes fois soulignées comme totalement inadaptées : le mépris de la médecine générale, comme à l’époque d’H1N1, la méfiance vis-à-vis du secteur privé, l’hospitalo-centrisme.

Un État désespérément jacobin

Alors même que la France a connu deux lois de décentralisation, son fonctionnement résolument jacobin s’est encore illustré. L’État décide, protège, sanctionne. Ainsi, aucune marge de manœuvre n’a été possible du côté des élus locaux en première ligne. Car sur le terrain, les défis du confinement, comme du déconfinement, l’aggravation des inégalités devant cette crise ne peuvent s’ignorer. Les élus, devant cette responsabilité, ont souhaité s’engager, par exemple en fournissant des masques à la population, en mettant en place en partenariat avec les professionnels de santé et du social des dispositifs d’accompagnements des populations les plus vulnérables… Au mieux ils ne sont pas écoutés, au pire ils sont rappelés à l’ordre et même parfois saisis du matériel acheté. Et si trop de libertés sont prises, faisons vite une loi sécuritaire qui, au mépris de la démocratie, donne les pleins pouvoirs à l’exécutif et, en passant, exonère juridiquement ce dernier de ses responsabilités.

Pourtant, la gestion décentralisée aurait amené du bon. Il n’y a qu’à voir les Länder allemands gérer rapidement la crise. Quand la gestion se fait du bas vers le haut, cela fonctionne mieux pour deux raisons simples : les décideurs sont plus près des événements, et les rouages bien moins lourds à enclencher. Sans compter que cette vision de proximité permet de réduire l’impact d’une telle situation sur les inégalités en adaptant les mesures au profil des territoires, en ciblant les zones où les mesures sont les plus difficiles à appliquer, en adaptant leur force à la circulation du virus, etc. On le sait là encore, l’universalisme à la française est un facteur d’aggravation des inégalités, cela vaut aussi en situation de crise. Qui sait, si des actions proportionnelles aux besoins locaux (la proportionnalité) avaient été appliquées aux territoires, sous l’œil aguerri des élus en lien avec les acteurs du territoire, on ne serait pas obligé d’ouvrir à la va-vite les maternelles et les primaires pour palier « l’effondrement économique ».

*

Le danger est bien là dans ce virus, mais pas seulement. Il est aussi bien présent dans notre système qui privilégie un fonctionnement martial et étatique au lieu de s’appuyer sur la collaboration et les stratégies les plus probantes. Le système a encore une fois démontré son essoufflement, reconnaissons-le. Un appel à refonder la santé publique circule. Il est en effet plus que temps de troquer la santé publique post-pasteurienne basée sur l’hygiénisme et le protectionnisme contre la promotion de la santé basée sur l’empowerment et la collaboration. Mais pour cela, il faudrait accepter de réaliser un véritable retour d’expérience en laissant l’orgueil politique de côté. En cela, on transformera le danger en opportunité. Et ça, ça s’appelle la résilience.


Linda Cambon

Chercheuse en santé publique, Centre Inserm Bordeaux Population Health

François Alla

Praticien hospitalier, professeur de santé publique à l’université de Bordeaux

Valéry Ridde

Chercheur en santé publique, directeur de recherche à l’IRD

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