Société

Nous sommes en care

Sociologue

« Nous sommes en guerre » : à la lumière de ce que nous savons des interdépendances qui caractérisent notre époque, l’expression présidentielle face à l’épidémie de Covid-19 est apparue comme un contre-sens historique, témoin de la difficulté qu’ont les acteurs de l’ancien monde à comprendre, qu’à l’inverse, « nous sommes en care », c’est-à-dire obligés de « prendre soin » des humains et des non-humains à tous les niveaux d’échelle.

Bien avant l’apparition de l’épidémie mondiale de Covid-19, les sciences de l’environnement et les sciences sociales avaient commencé à prendre ce que l’on peut appeler le « tournant anthropocène », c’est-à-dire la manière de prendre acte que c’est dorénavant de l’action ou l’inaction humaine que dépend la survie de l’humanité, partie prenante d’un environnement devenu moins hostile que fragile.

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Cette formulation permet d’évoquer le moment historique où nous nous trouvons, celui d’une seconde modernité où les conséquences contemporaines de la première modernité étendent nos interdépendances et questionnent les solidarités héritées de la modernité tout autant qu’elles appellent d’autres formes possibles de solidarité.

Depuis longtemps déjà, penser sortir des impasses occidentalocentrique, patriarcale, capitaliste, extractiviste et positiviste de la modernité en parlant de « postmodernité » n’avait plus de sens. Le monde n’est pas libéré de l’hégémonie et des réductions de la modernité : il apparaît au contraire de plus en plus globalisé dans ses interdépendances, ses rapports de pouvoir et ses vulnérabilités, conséquence des développements mêmes de la modernité.

C’est justement parce qu’il est impossible de rompre avec les conséquences de la modernité qu’est né le concept de « seconde modernité » proposé par Ulrich Beck et Antony Giddens. Tandis que la première modernité se pensait comme un « progrès » à la conquête guerrière de l’espace, du temps et de la nature, la seconde modernité est définie par sa double réflexivité.

Réflexivité mécanique, tout d’abord. Il n’y a plus « d’extérieur » à conquérir ni vers où transférer les risques, l’extension des interdépendances fait que dorénavant tout nous revient. Il n’y a plus de « futur » vers lequel tendre nos efforts, mais un « à venir » potentiellement catastrophique qui risque de se précipiter d’autant plus vite vers nous (par « effet papillon » ou « effet boomerang ») en fonction des actions du passé et du présent que nous avons ou nous n’avons pas faites, que nous faisons ou ne faisons pas.

Il n’y a plus de « nature » à exploiter ou contre laquelle lutter, mais des enchevêtrements entre humains et non-humains qui fait, par exemple, qu’après avoir gagné provisoirement la guerre aux microbes, nous sommes confrontés à l’antibiorésistance.

Réflexivité critique ensuite : comme le souligne Bruno Latour, le calcul du risque sur la base de choses connues ne suffit plus à comprendre « ce qui nous arrive », car la complexité des interdépendances ne permet plus de cloisonner les catégories modernes de nature et de culture et leurs objets scientifiques, de réduire aux experts connus les collectifs concernés par les « problèmes » qui se posent etc.

Bref, cette seconde modernité qui n’avait de nom que relatif par rapport à la première modernité a dorénavant un nom spécifique qu’est celui de l’anthropocène qui met la question de la responsabilité de l’action humaine au centre de ce qu’est devenue la réalité.

C’est pourquoi nous ne sommes pas « en guerre » pour gagner une bataille contre un ennemi contrariant après quoi nous pourrions revenir à nos modes de vie habituels (« croissance », « relance », « import-export », « nationalisme économique », « (sur)consommation » etc.).

Au contraire, nous sommes « en care » : « prendre soin » ne concerne pas seulement nous-mêmes et nos proches mais l’ensemble de ceux et celles, le plus souvent inconnus, humains et non-humains, dont nous sommes interdépendants au point d’une vulnérabilité collective à l’échelle mondiale et de l’espèce.

La notion de care est au centre de la définition de l’anthropocène : la vulnérabilité des plus faibles est le signe d’une vulnérabilité et d’une responsabilité fondamentale de tous et toutes.

Comme le souligne Joan Tronto, la notion d’autonomie était au centre de la définition de la première modernité — en réalité une autonomie de certains (hommes, blancs, riches, occidentaux) dont on sait qu’elle était conditionnée par la subordination de tous les autres.

C’est dorénavant la notion féministe de care – autrement dit de solidarité construite – qui est au centre de la définition de l’anthropocène au sein de laquelle la vulnérabilité des plus faibles (enfants, malades, personnes âgées) n’est pas un problème marginal devant être pris en charge par des subalternes (les femmes, les migrant·e·s), mais le signe central d’une vulnérabilité et d’une responsabilité fondamentale qu’est dorénavant celle de tous et toutes.

De ce point de vue, toutes les conclusions politiques de cet « état de care » devraient en être tirées. Il est sans doute regrettable que les efforts, les solidarités et les actions publiques dont les organisations internationales, l’Union européenne, les États et les acteurs sont capables à propos de l’épisode Covid-19 (dans une certaine mesure et en répliquant pour l’essentiel les inégalités existantes), n’aient pas été mobilisés avec la même intensité, et depuis plus longtemps, concernant la crise environnementale et ses conséquences.

On pense ici aux conséquences en matière d’inégalités et d’injustices alors que les risques sont considérablement plus structurels, plus durables et plus généralisés et qu’ils appellent des actions publiques fortes en matière de politique énergétique, technique, industrielle, agricole, sanitaire, sociale, culturelle, urbaines etc.

Les sciences, et notamment les sciences sociales, devraient également déployer toutes les conséquences de ce « tournant anthropocène » dans les manières de raisonner et dans les méthodes. Ainsi, l’économie ne peut plus réduire la question du marché au seul cadre du capitalisme et se désintéresser de la question des « externalités » des entreprises dans un monde qui n’a plus d’extérieur et dont les « communs » sont précieux et vitaux.

La sociologie doit dépasser les frontières nationales étroites de la notion de « société » pour être capable de décrire la diversité des combinatoires entre interdépendances et solidarités qui instituent, à tous les niveaux d’échelle, des formes de « vivre ensemble », voire de « vivre bien ensemble ».

En conséquence, l’interdisciplinarité qui a longtemps été un vœu épistémique – notamment, par un de ses pionniers, Edgar Morin – est dorénavant une nécessité pratique. Face aux « problèmes » de toute nature que rencontre l’humanité à l’ère de l’anthropocène, c’est par l’intersection des approches et des descriptions que nous comprendrons comment, par exemple, la sortie des pesticides est rendue impossible ou possible.

En effet, cette sortie s’inscrit au cœur d’un enchevêtrement des logiques d’action et des interactions entre intérêt des industries chimiques, comportements des molécules, des plantes et des sols en contexte de réchauffement climatique, économie et représentations de l’agriculture, habitudes de consommation, sécurité alimentaire nationale, balance commerciale, gouvernance européenne, aspirations et résistances des collectifs citoyens etc.

De ce point de vue, la notion de « darwinisme de la recherche » devrait être pris beaucoup plus au sérieux. Selon Darwin, la survie d’une espèce ne dépend pas de la survie des « plus forts » à un moment donné mais de sa capacité à générer une biodiversité telle que le répertoire des possibles soit le plus élargi possible.

Si on accepte l’hypothèse selon laquelle la capacité de survie de l’espèce humaine est tout entière définie par la nature (égalitaire ou inégalitaire, juste ou injuste, inclusive ou exclusive) de ses relations entre humains et avec les non-humains, alors une politique véritablement darwinienne de la recherche devrait permettre le financement de recherches nombreuses, diversifiées et originales capables de répondre, y compris de façon inattendue, aux défis de l’anthropocène.


Eric Macé

Sociologue

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