Rediffusion

Piotr Pavlenski, agitateur vortex – à propos de « l’affaire Griveaux »

Écrivain

Piotr Pavlenski a utilisé les mêmes méthodes que les régimes qu’il dénonce, performant le discrédit sur des personnes publiques comme on tire sur des silhouettes de carton dans les foires. Comme tout agitateur vortex, il doit son efficacité ni à la pertinence de ses analyses ni à sa radicalité, mais au contraire à son mode opératoire qui vise à obtenir une attention maximale et doit, pour cela, se conformer à la logique des réseaux sociaux. Au-delà du fait divers, l’« affaire Griveaux » est apparu comme un cas d’école pour comprendre que la délibération politique est à portée de missile d’un simple tweet. Rediffusion du 18 février 2020

Lundi 9 novembre, Moscou. Le taxi, une grosse berline aux vitres teintées roule à vive allure le long des murs du Kremlin. Sur l’écran du GPS, une flèche rouge survole le quadrillage des rues en pointillés et le tracé bleu de la Moscowa. Direction : la Loubianka. Je suis arrivé la veille à Moscou pour travailler à mon livre Le Projet Blumkine (La Découverte, 2017). Au réveil, j’avais appris que l’immeuble de la Loubianka, siège historique de la Tcheka, de la Guépeou et du KGB sous le communisme, avait été « attaquée » pendant la nuit. Un feed back historique que j’accueillais comme un signe de bienvenu le jour de mon arrivée à Moscou et dont j’allais pouvoir me servir dans mon livre. Sans attendre le petit déjeuner, j’avais sauté dans un taxi pour me rendre sur place.

Sur la place, aucune présence policière comme on aurait pu s’y attendre après un attentat. Pas le moindre car de TV, hérissé d’antenne et de paraboles. Mais surtout aucune trace visible d’attentat. Les Moscovites se rendaient à leur travail sans même jeter un œil à l’immense façade ocre de la Loubianka qui trônait, indéboulonnable, sur sa place homonyme.

En s’approchant de l’une des portes en bois du bâtiment, on apercevait quelques ombres noircies, mais c’est tout. Pendant la nuit, un performer avait aspergé d’essence l’entrée de l’immeuble et, après y avoir mis le feu, il s’était filmé devant « les portes de l’enfer » en flammes. Rapidement maitrisé, (l’incendie et l’homme) ce dernier expliqua qu’il voulait protester par son geste contre la récente condamnation pour terrorisme d’un cinéaste ukrainien, accusé d’avoir tenté de mettre le feu aux portes d’un parti pro-russe en Crimée. La performance était intitulée « Menace ».

Une rapide recherche sur mon smarphone m’avait appris que cet artiste de 31 ans n’en était pas à sa première action d’éclat. En juillet 2012, il s’était cousu les lèvres avec du fil écarlate en signe de protestation contre l’incarcération des Pussy Riot (« Suture »). Un an plus tard, il s’était introduit nu dans un rouleau de fil barbelé devant le Parlement de Saint-Pétersbourg pour dénoncer la propagande homophobe du pouvoir (« Pièce de viande »). En novembre 2013, à l’occasion de la journée de la police, il s’était cloué au sol par la peau des testicules en déclarant : « Ce n’est pas le pouvoir qui tient les gens par les couilles, ce sont les gens qui restent sans bouger ».

« Une métaphore de l’apathie, de l’indifférence et du fatalisme politique de la société russe contemporaine », avaient aussitôt commenté les journaux occidentaux… Quand il avait bien voulu retirer le clou qui fixait la membrane de ses testicules aux pavés glacés de la Place Rouge, on lui fit subir des tests dans un établissement psychiatrique de Moscou. Mais l’artiste s’en tira une fois de plus par une performance. Hissé sur le toit de l’Institut de psychiatrie de Moscou, il se déshabilla comme de coutume et après s’être entaillé un lobe d’oreille comme Vincent Van Gogh, il se photographia, nu et ruisselant de sang, en signe de protestation contre l’usage de la psychiatrie à des fins politiques…

Piotr Pavlenski est un artiste politique reconnu pour les souffrances physiques qu’il s’infligeait au nom de l’art, une sorte de Christ 2.0 rachetant par les souffrances physiques qu’il s’impose les fautes des dirigeants, inscrivant à même son corps les stigmates de la répression. Aux journalistes qui lui demandaient pourquoi l’automutilation était au cœur de son travail d’artiste politique, Piotr répondait : « Les actions du pouvoir sont violentes, et je me dois d’imiter leur code visuel pour les dénoncer. » « Je suis très critique envers tout art décoratif, envers l’idée d’ornementation et de dissimulation.

Tout ce qui, au contraire, dévoile des choses, révèle la vérité, m’intéresse. » Au magazine Vice qui lui demandait s’il pensait que la violence devait être combattue par la violence, il avait répondu : « Il existe une philosophie de carnage sans fin, un mécanisme de violence volontaire dirigé contre soi-même. Si vous parvenez à mettre ça en œuvre, vous vous donnez le pouvoir de tout faire arrêter pour de bon. »

« Piotr Pavlenski n’est pas tout à fait un artiste subtil », commentait le jour même dans le Guardian le critique d’art Jonathan Jones mais « en attaquant le quartier général des services secrets russes, il a attiré l’attention sur une architecture de terreur. Pavlenski a bien choisi sa cible, ajoutait-il, il met à nu une continuité historique sinistre ».

Après la chute de l’Union soviétique, il avait bien été question de transformer le bâtiment de la Loubianka en musée comme ce fut le cas de ses homologues du pacte de Varsovie, mais finalement, on avait conservé au bâtiment ses fonctions d’origine. Après la Tcheka, le Guépéou, le KGB, la Loubianka abritait désormais le FSB, les services secrets russes chargés de la sécurité intérieure.

Pavlenski exigea d’être poursuivi comme terroriste avant de préciser à la Cour que, dans le cas contraire, il garderait le silence et ignorerait ce qu’il appela « vos rites judiciaires ».

Dans la vidéo tournée la nuit du 8 au 9 novembre à Moscou, Pavlenski, apparaissait une capuche noire rabattue sur son visage et un jerricane d’essence à la main. La scène était éclairée seulement par les flammes qui léchaient la haute porte en bois dans son dos. Le jerricane d’essence était-il l’héritier de ces bombes en métal remplies d’explosifs qui ont joué un si grand rôle dans l’histoire de la Russie ? Ou bien était-ce la caméra qui filmait la scène ? Ou encore l’application qui allait la répandre sur les réseaux sociaux ?

Depuis deux ans, j’étais plongé dans les archives historiques de ces terroristes russes du début du siècle en lutte contre l’absolutisme des tsars et Piotr Pavlenski m’apparaissait soudain, avec ses yeux creusés et son crâne rasé, comme un hologramme anarchiste dans un musée de la révolution, une figure spectrale, nihiliste augmenté.

La performance n’avait duré que quelques secondes mais, partagée par des milliers d’internautes, elle était assurée d’une forme de postérité. « Le feu est dans les esprits, et non dans les maisons », avait écrit Dostoïevski dans Les Démons. La performance de Pavlenski était l’ultime flamme, tremblante et un peu dérisoire de l’incendie qui n’avait cessé de brûler dans les esprits depuis un siècle. Mais bien après qu’elle se soit consumée toute seule, elle continuerait de brûler sur les réseaux sociaux.

« Parfois les portes brûlantes se transforment en terrorisme », avait déclaré Pavlenski de manière énigmatique. Et il exigea d’être poursuivi comme terroriste avant de préciser à la Cour que, dans le cas contraire, il garderait le silence et ignorerait ce qu’il appela « vos rites judiciaires ». Puis joignant le geste à la parole, il s’était tu. Car comme tous les terroristes russes depuis Netchaev, il croyait à la Propagande par le fait.

Le phénomène terroriste fascine les écrivains depuis Dostoïevski. Mais plutôt que Les Démons, il nous faut évoquer ici une nouvelle de Joseph Conrad, « L’Agent secret ».

À Londres, le 15 février 1894, un certain Martial Bourdin, réputé membre d’un club anarchisant (infiltré par la police) est tué près de l’Observatoire Royal de Greenwich par la bombe qu’il transportait. C’est de ce fait divers historique que s’est inspiré Joseph Conrad. Dans le salon feutré d’une ambassade, un diplomate étranger (au prénom transparent, Vladimir – il s’agit à l’évidence d’un agent russe), expose à un provocateur infiltré dans un groupe anarchiste « la « signification particulière et inquiétante » que doit avoir un acte terroriste. Pour Vladimir/Conrad, l’acte de terreur absolu, celui qui réaliserait l’essence même du terrorisme, dans sa radicalité abstraite, serait un acte impossible à expliquer, dont on ne saurait déchiffrer ni les mobiles, ni les auteurs.

« Que diriez-vous d’un coup tenté contre l’astronomie ? Je mets au défi l’ingéniosité des journalistes de persuader leur public qu’un membre quelconque du prolétariat puisse avoir un grief personnel contre l’astronomie. La faim elle-même pourrait difficilement être invoquée… hein ? Et il a encore d’autres avantages ? Le monde civilisé tout entier a entendu parler de Greenwich. Les cireurs de chaussures qui travaillent dans le sous-sol de la gare de Charing Cross eux-mêmes savent un peu ce que c’est. Oui, poursuivit-il avec un sourire dédaigneux, en faisant sauter le premier méridien, on est sûr de susciter une clameur de haine ».

La puissance d’un acte de terreur, loin de se réduire à la « propagande par le fait », tiendrait donc à un effet de sidération. Son efficacité serait proportionnelle à sa puissance de dérèglement du discours public (médiatique). L’attentat terroriste viserait à désarticuler la grammaire du récit dominant (les expressions toutes faites des journaux). Non pour lui opposer un autre récit (un communiqué, un programme), mais pour ruiner la compétence narrative du pouvoir en place. Attentat non pas seulement irrationnel ou incompréhensible, mais d’une logique anti-narrative.

En ce sens, le choix de la cible visée dans le roman de Conrad était particulièrement bien choisi. En prenant pour cible l’Observatoire de Greenwich, les anarchistes s’attaquaient aux repères spatio-temporels sans lesquels il n’y a pas de récit possible. Frapper le méridien de Greenwich, c’est viser les coordonnées de toute expérience possible, c’est-à-dire ruiner les conditions de possibilité de tout récit. Et produire un effet de sidération. Un décrochage narratif.

Ceux qui réussissent à se frayer un chemin dans le tohu bohu des réseaux sociaux constituent une nouvelle classe d’agitateurs. On pourrait les appeler « agitateurs vortex ».

Transparence et incrédulité. C’est au travers de ce paradoxe que se donne à lire, non plus seulement le terrorisme mais tout le débat public à l’ère des réseaux sociaux. Transparence totale. Incrédulité maximale. Voilà les deux critères de la rationalité numérique. Avec l’apparition des chaînes d’info en continu et des réseaux sociaux, le débat public est pris en otage, soumis à la loi de la transgression maximale et aux chocs sériels.

Ceux qui réussissent à se frayer un chemin dans le tohu bohu des réseaux sociaux constituent une nouvelle classe d’agitateurs. On pourrait les appeler « agitateurs vortex », pour les distinguer des agitateurs d’idées qui se sont illustrés pour le meilleur ou pour le pire tout au long du XXe siècle. Le « vortex » est en effet un instrument utilisé dans les laboratoires de chimie qui permet par des impulsions rapides d’agiter un liquide afin de mélanger ses composants. L’agitateur vortex doit son efficacité moins à son pouvoir de conviction, ou à la pertinence de ses arguments, qu’à la dynamique des interactions qu’il est capable d’impulser sur les réseaux sociaux.

Le succès des agitateurs vortex ne tient ni à la pertinence de leur analyses ni à leur radicalité, mais au contraire à leur mode opératoire qui vise à obtenir une attention maximale et pour cela doit être conforme à la logique des réseaux sociaux.

Non plus la logique de la propagande par le fait comme les anarchistes du début du XXe siècle. Mais la conquête des attentions par la transgression. Une transgression qui ne vise pas telle ou telle norme morale, une transgression devenue la norme à l’ère néolibérale, une violence destructrice qui vise à ébranler les récits que la société tient sur elle-même.

Pavlenski utilise les mêmes méthodes que les régimes qu’il dénonce, performant le discrédit sur des personnes publiques comme on tire sur des silhouettes de carton dans les foires. Il ne s’en cache pas : « L’art politique agit de l’intérieur de la mécanique du pouvoir et force l’appareil d’Etat à se démasquer ». Que Griveaux s’y soit prêté par « imprudence » ne signifie pas grand-chose quand c’est l’imprudence qui fait loi. Au contraire, cela ne fait que renforcer l’hypothèse d’une soumission générale à cette mécanique du dévoilement de la purification, de la transparence qui régit la condition politique à l’ère du clash.

Les hommes politiques sont devenus des personnages de notre imaginaire quotidien, des figures éphémères de nos démocraties numériques. Nous les habillons et les déshabillons comme des avatars de « Second Life » ou des personnages Playmobil. Nous consommons nos hommes politiques et nous les jetons après usage…

Il y faut de l’intime just in time. Pas de temps mort. Les détails nauséeux sont appréciés. Une certaine vulgarité de ton est encouragée ; elle authentifie les aveux. Ombre et lumière. Grandeur et décadence. Transgression et repentances.

De l’affaire Clinton à celle de DSK, des soirées bunga bunga de Berlusconi à la pornographie de Trump, ce n’est pas la dépravation morale des individus qui est mis en scène, c’est la cérémonie cannibale l’exhibition/dévoration des corps. Une sorte de bizutage numérique qui met en scène le discrédit du politique. Le corps des puissants livré à la voracité des médias et des audiences fait le chemin inverse de l’amplification décrit par Kantorowicz dans le double corps du roi, c’est celui d’une mise à nu radicale, d’une exhibition sans fin. L’expérimentation de soi doit être menée « jusqu’à la fracture ». La surexposition médiatique jusqu’à la dévoration.

L’affaire Griveaux va bien au-delà d’un épisode navrant de la campagne des élections municipales, elle est le symptôme de l’effondrement du fonctionnement démocratique. Au-delà du fait divers, c’est un cas d’école pour comprendre que la vie politique et la délibération politique sont à portée de missile d’un simple tweet. La révocation des élus a trouvé sa forme et sa caricature avec le revenge porn.

L’exhibition « sacrilège » du phallus politique sous les quolibets et les indignations est le cœur du carnaval qui nous tient lieu de vie politique, une démocratie qui jouit du spectacle de sa propre fin. « C’est un immense pas vers la fin du système représentatif, écrivait Jean Baudrillard en 2004. Et ceci est la fatalité du politique actuel – que partout celui qui mise sur le spectacle périra par le spectacle. Et ceci est valable pour les citoyens comme pour les politiciens. C’est la justice immanente des médias. Vous voulez le pouvoir par l’image ? Alors vous périrez par le retour-image ».

Cet article a été publié pour la première fois le 18 février 2020 dans le quotidien AOC


Christian Salmon

Écrivain, Chercheur au Centre de Recherches sur les Arts et le Langage

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