Le long processus d’effondrement du néolibéralisme
L’une des forces fondamentales du néolibéralisme vient de ce qu’il parle de la vie et qu’il s’adresse à nous comme à des êtres vivants. « L’évolution », nous répète-t-il inlassablement depuis un demi-siècle, réclame des mutations nous permettant de survivre et de nous adapter à un nouvel environnement, désormais instable, ouvert et incertain. Tel est son lexique, qui vient de la biologie et des sciences de la vie : évolution, sélection, mutation, adaptation, compétition.
Être vivant, dans un tel monde, supposerait d’être flexible et adaptable, ouvert à l’accélération permanente des transformations dans un monde que l’on rêve sans clôtures, sans frontières, sans stases et sans statuts. Car tel serait le sens de la vie et le but inéluctable de toute évolution, tel serait son sens et son but, son telos en grec : l’accomplissement de ce qu’on appelle aujourd’hui « la mondialisation ». Tel est au fond, d’après le néolibéralisme, le sens de l’histoire de la vie : accomplir jusqu’à son terme la division mondialisée du travail et des échanges, le grand jeu mondial de la coopération et de la compétition de tous avec chacun promis en son temps par l’utopiste libéral et évolutionniste Herbert Spencer.
Mais attention, ici s’impose une distinction. Ce que promet le néolibéralisme, et c’est toute sa différence avec l’ultra-libéralisme dominant qui impose un capitalisme dérégulé, c’est une mondialisation « juste » ou « fair play ». C’est une mondialisation soumise à des règles, favorisant l’avènement d’un grand espace mondial ouvert où devra se jouer une compétition loyale, dans laquelle ce seront, non pas les plus forts mais « les meilleurs », les plus méritants, qui seront récompensés tandis que les moins bons seront éliminés.
C’est ce projet néolibéral qui sous-tend par exemple le discours du Président directeur général Antoine Petit, lors des quatre-vingts ans du CNRS, en novembre dernier promettant « une loi darwinienne », qui insère l’Université et la recherche française dans le jeu de la compétition mondiale. Une loi imposée par l’État pour sélectionner les meilleurs chercheurs, ceux qui méritent de gagner dans la compétition mondiale. Une loi par laquelle l’État se chargerait d’éliminer lui-même les plus mauvais d’entre nous.
La force du néolibéralisme est qu’il propose un récit sur l’histoire de la vie et qu’il s’adresse en nous en tant que vivants. Mais son énorme problème, c’est que la crise écologique, en rappelant que la vie a elle-même ses conditions, et que ces conditions sont incompatibles avec la mondialisation et l’explosion concomitante de toutes les mobilités (y compris académique), disqualifie désormais ce « grand récit » du néolibéralisme. En se fracassant sur le caractère fini des ressources vitales, en découvrant la nécessité impérieuse de se plier aux conditions de la vie et des vivants, que ces conditions soient celles des écosystèmes ou celles de nos propres forces vitales dans notre rapport au travail, à l’éducation ou à la santé, le néolibéralisme semble entamer aujourd’hui un long processus d’effondrement.
Et c’est ce qui explique qu’il est désormais contesté partout. Non seulement par les classes populaires qui élisent Trump ou qui votent pour le Brexit. Mais aussi désormais par les professions intellectuelles, qui après des décennies de consentement passif se mettent à douter, voire à contester frontalement le projet néolibéral lui-même.
L’idée est de transformer radicalement nos manières de vivre, ici et maintenant, pour les rendre compatibles avec les conditions-mêmes de la vie.
Dès lors, certains s’interrogent. Cet effondrement ne risque-t-il pas de signer la fin de nos États démocratiques ? Tant qu’il n’y a pas de programme alternatif clair nous donnant un autre cap, un autre programme ou un autre plan crédible, ne vaut-il pas mieux, en attendant, se soumettre à l’ordre en place plutôt que de prendre le risque d’accélérer sa chute et de contribuer au chaos ? D’autres, dont je fais partie, plaident une voie radicalement inverse. Ce processus d’effondrement nous donne au contraire le devoir et l’opportunité historique de réinventer à la racine nos démocraties en repensant entièrement nos propres manières de vivre, ici et maintenant. Et c’est précisément le sens des mobilisations sociales en cours.
L’idée n’est pas d’inventer un nouveau programme mondial à imposer aux peuples, qui remplacerait la révolution néolibérale. L’idée est de transformer radicalement nos manières de vivre, ici et maintenant, dans nos universités, dans nos écoles, dans nos hôpitaux, dans nos villes et dans nos quartiers, pour les rendre compatibles avec les conditions-mêmes de la vie. Or, ce que j’ai découvert il y a quelques années, c’est que cette alternative n’était pas entièrement nouvelle. Dans mon dernier livre « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, j’ai mis au jour les racines américaines très anciennes de ce débat. J’ai montré qu’il était déjà en germe dans une vieille discussion oubliée qui s’était tenue dans les années 1920 et 1930, entre deux grandes figures de l’histoire américaine, le théoricien politique Walter Lippmann et le philosophe John Dewey.
La discussion passionnante entre ces deux personnages, dignes d’un polar des années 1930, et qui s’est largement jouée d’ailleurs entre New York et Chicago, je l’ai reconstituée d’abord pour essayer de mieux comprendre ce qui nous arrivait aujourd’hui. J’y ai retrouvé exactement le même affrontement que celui qui nous oppose aujourd’hui au pouvoir. C’est exactement le même conflit entre ceux qui, comme Lippmann, entendent maintenir coûte que coûte et à marche forcée le cap fixé par le libéralisme classique dès Adam Smith, soit : la division mondialisée du travail et l’extension mondiale des marchés ; et ceux qui disent, comme Dewey, la nécessité de transformer à la racine nos manières de vivre, afin de les libérer du carcan destructeur du capitalisme mondialisé et de les rendre compatibles avec l’évolution de la vie elle-même.
La nouvelle généalogie du néolibéralisme que je propose repart, comme toutes les autres généalogie sérieuses produites par la communauté académique depuis quelques années, de la centralité de l’œuvre de Walter Lippmann, grand inspirateur du célèbre « Colloque Lippmann » de 1938 qui s’est tenu à Paris et qui marque pour beaucoup la date de naissance historique du néolibéralisme. Mais l’originalité de mon enquête est d’avoir montré tout ce que le nouveau libéralisme devait à la théorie de l’évolution. Michel Foucault, qui fut le premier philosophe à produire une analyse philosophique du néolibéralisme, a laissé dans l’ombre ce point capital pour des raisons que je n’ai pas le temps d’élucider ici.
Ce « nouveau libéralisme » de Lippmann est ainsi le résultat d’une longue méditation politique sur la situation nouvelle de l’espèce humaine, jugée complètement inédite dans l’histoire de la vie. Son constat de départ était celui d’une désadaptation profonde entre les penchants naturels de notre espèce, hérités de sa très longue histoire évolutive, et les exigences de notre nouvel environnement, imposées brutalement par la révolution industrielle.
Toute la problématique de l’œuvre politique de Lippmann en découle : comment réadapter l’espèce humaine à un environnement instable et ouvert, alors que toute son histoire évolutive l’a adaptée à un environnement stable et relativement clos, de la communauté rurale jusqu’à la Cité-État théorisée par les Grecs ? Comment concilier son besoin vital et naturel de stase et de clôture avec l’accélération de tous les flux et la destruction de toutes les frontières imposées par la mondialisation ? À quel rythme faut-il réformer l’espèce humaine pour concilier sa lente histoire évolutive et les exigences nouvelles de la « grande révolution » industrielle ? Comment éviter au fond que cette tension nouvelle entre flux et stases, ouverture et clôture, n’alimente, du côté des masses, la montée des nationalismes, des fascismes et plus généralement de toutes les formes de repli qui cherchent, contre le sens de l’évolution, à restaurer les stases et à renforcer les clôtures ?
Cette dernière question fut le point de départ de la pensée de Lippmann et du programme néolibéral. Et elle fut aussi en un sens le point de départ de la pensée politique de John Dewey, lui aussi occupé à réfléchir aux conséquences politiques de la révolution darwinienne dans le contexte de la révolution industrielle. Mais l’aspect fascinant de leur discussion, c’est qu’ils ont tiré de cette question commune des conclusions rigoureusement opposées.
Lippmann, et tous les néolibéraux après lui, théorisent un mode de gouvernement qui combine le savoir des experts et les artifices du droit, chargés de créer artificiellement les conditions d’un marché régulé par des règles justes et loyales, ce grand jeu de la compétition mondiale régulé par des règles dont je parlais pour commencer, et qui n’hésitent pas à transformer les populations elles-mêmes afin de les « réadapter » grâce à de puissantes politiques publiques d’éducation ou de santé.
Dewey à l’inverse ne reconnaît d’expérimentation véritablement politique qu’à la condition qu’elle soit conduite par l’intelligence collective de ce qu’il appelle « les publics », collectifs provisoires et instables souffrant d’un problème commun et cherchant à le résoudre ensemble par l’expérimentation démocratique, elle-même inséparable de la dimension affective de toute expérience.
Pour Lippmann puis pour les néolibéraux américains, allouer ce rôle de transformation sociale à la prétendue intelligence des publics nie la réalité des processus évolutifs, au regard desquelles l’affectivité des masses et l’intelligence humaine apparaissent comme rigides, retardataires et inadaptées. Mais pour Dewey et les pragmatistes au contraire, c’est cette interprétation conjointe de l’affectivité et de l’intelligence collective comme organes fonctionnels de contrôle qui est au plus près de la logique de Darwin.
Pour Lippmann et les néolibéraux, l’intelligence collective est une faculté planificatrice qui, parce qu’elle nie la réalité de l’évolution, doit être mise hors circuit, et qui ne peut d’ailleurs qu’aboutir aux horreurs du collectivisme. Pour Dewey et les pragmatistes au contraire, elle est l’organe par excellence du réajustement, qui seul sait se tenir dans la tension irréductible entre le flux du nouveau et les stases de l’ancien, ce qui lui permet de relayer tout en l’amplifiant la logique évolutive du vivant.
La question est au fond de savoir si le nouveau libéralisme a raison de vouloir liquéfier toutes les stases au nom du flux.
De ce long débat entre Lippmann et Dewey, l’histoire américaine a surtout retenu le conflit sur la démocratie durant les années 1920, qui a resurgi dans l’Amérique contemporaine autour des années 2000, opposant les défenseurs d’une démocratie représentative, gouvernée d’en haut par les experts (Lippmann), aux promoteurs d’une démocratie participative, promouvant l’implication continue des citoyens dans l’expérimentation collective (Dewey).
Mais en montrant que ce fameux « Lippmann-Dewey debate » a eu en réalité une ampleur beaucoup plus grande, puisqu’il a lié la question du devenir de la démocratie à celle de l’avenir du libéralisme, tout en les repensant à la lumière de la révolution darwinienne, la nouvelle généalogie du néolibéralisme révèle que la pensée politique de John Dewey fut la première grande critique philosophique du néolibéralisme. Aussi devrait-on d’urgence nous en emparer pour mettre à l’épreuve sa puissance critique et sa capacité à renouveler radicalement nos démocraties. Mon hypothèse politique est que nous devons tester Dewey, le mettre à l’épreuve de manière expérimentale, ici et maintenant, pour en éprouver les forces, mais aussi éventuellement en mesurer les limites.
Il y a aussi, dans ce diagnostic lippmannien du désajustement de l’espèce humaine et dans la disqualification néolibérale de l’intelligence des publics, réduits au statut de masses ineptes et dont il faudrait reprendre le contrôle par le haut, quelque chose qui pourrait éclairer le sentiment actuel et diffus d’un perpétuel retard, susurré en permanence par le monde des dirigeants. Les injonctions à l’adaptation, à rattraper nos retards, à accélérer nos rythmes, à sortir de l’immobilisme et à nous prémunir de tout ralentissement, le discrédit général de toutes les stases au nom du flux, la valorisation de la flexibilité et de l’adaptabilité dans tous les champs de la vie trouvent peut-être ici leurs sources les plus puissantes, et les plus ambivalentes à la fois, de légitimation.
Et leur force tient probablement à ce qu’elles s’enracinent, non pas dans une théorie économique abstraite du choix rationnel, dans la théorie économique néoclassique que l’on a à tort confondue avec le néolibéralisme, mais dans une certaine conception de la vie, des vivants et de l’évolution. Or, sur ce plan, le conflit politique nourri entre Lippmann et Dewey ouvre également une brèche dans laquelle il semble urgent de s’engouffrer pour renouveler la question des rapports entre flux et stases.
Qu’est-ce qui retarde dans l’espèce humaine et qu’est-ce qui la fait retarder ? Faut-il penser que ce sont ses dispositions natives qui retardent sur l’environnement industriel (comme le soutient Lippmann) ? N’est-ce pas plutôt l’environnement industriel lui-même, tel qu’il s’est sclérosé et dégradé sous l’impact du capitalisme et de ses rapports de domination, qui retarde sur les potentialités de notre espèce (comme le pense Dewey) ? La question est au fond de savoir si le nouveau libéralisme a raison de vouloir liquéfier toutes les stases au nom du flux, ou si la tension entre flux et stases et avec elle la multiplication des situations de retard, de tension et de conflit ne sont pas constitutives de la vie elle-même.
Mais dans ce cas, il faudrait entièrement repenser le champ du politique comme celui où il s’agit désormais d’affronter, non plus seulement le conflit des intérêts (comme le pensent les libéraux), ni même la lutte des classes (comme le pensent les marxistes), mais aussi la divergence et le conflit des rythmes évolutifs, ce que j’ai appelé « l’hétérochronie », qui structure toute collectivité vivante.
Dans un monde néolibéral où tous doivent aller dans la même direction et au même rythme, il ne peut y avoir de conflit. C’est ce qui motive la disqualification constante du négatif et de la critique, et la valorisation permanente de la bienveillance et de l’attitude positive face au changement. À la conflictualité propre au politique et à la démocratie se substitue un vieux pouvoir archaïque, si bien décrit par Kant dans Qu’est-ce que les lumières ? Celui de « bien veiller » sur les hommes comme on surveille un troupeau.
Lorsque surgissent des résistances, la seule voie reste alors celle, verticale, de la condescendance et de la sanction. Au lieu d’assumer le conflit, le néolibéralisme met alors en scène un décalage entre ceux qui savent et la masse aveugle de tous ceux qui résistent au changement. C’est cette mise en scène qui, en France, sature aujourd’hui nos écrans (« faire la pédagogie des réformes »).
C’est à nos conditions de vie que l’ancien monde doit désormais s’adapter.
Mais c’est cette même mise en scène qui en même temps commence à tout juste à se défaire aujourd’hui sous nos yeux. Car avec l’entrée en scène des professions du savoir dans la mobilisation (les médecins, les enseignants, les chercheurs, bref de ceux qu’on appelait auparavant les « savants » et les « intellectuels »), le scénario ne tient plus.
Un mot pour conclure sur ce qui se passe en France depuis le 17 novembre 2018, date d’entrée en scène des fameux Gilets jaunes. Ma conviction est qu’on assiste, depuis cette date, à une insurrection populaire inédite, qui prend aujourd’hui de nouvelles formes et de nouvelles couleurs, avec la mobilisation massive de tous les métiers de service public, de santé et d’éducation contre les réformes néolibérales en cours.
Dans tous les projets du pouvoir en place, on retrouve les marqueurs du néolibéralisme et de sa conception de l’avenir du vivant. Dans le cas de la réforme des retraites par exemple, l’idée est d’imposer toujours ce même récit sur l’avenir de nos vies : celui d’une espérance de vie toujours plus longue, dans laquelle le travail et la compétition feront indéfiniment reculer la mort et toujours plus triompher la justice et l’égalité des chances, dans le grand jeu mondial de la capitalisation (qu’il s’agisse de la capitalisation de « points » de retraites ou de capital stricto sensu, c’est-à-dire de fond de pension, importe peu ici).
L’idée est bien d’adapter l’État social français, jugé archaïque, au contexte de la compétition mondiale. Mais à l’heure de l’effondrement du système néolibéral, cette vue de l’esprit se heurte aujourd’hui à une toute autre réalité. À l’heure de la crise écologique et de la dégradation de nos modes de vie, tous les rapports internationaux en santé publique nous annoncent un tout autre scénario : celui d’une probable explosion des maladies chroniques qui contredit violemment le récit néolibéral sur la vie et la santé.
C’est certainement ce contre-diagnostic qui explique la puissante contestation qu’il affronte aujourd’hui. Plutôt que d’adapter nos vies aux exigences d’un environnement dégradé par la mondialisation, c’est aux ressources de nos écosystèmes, de nos corps et de nos psychismes, bref c’est à nos conditions de vie, que l’ancien monde doit désormais s’adapter. Le cap, dès lors, ne peut plus être connu à l’avance, pas même par les experts et les dirigeants. Puisque c’est de nos conditions de vie, ici et maintenant, qu’il faut repartir, c’est à notre intelligence collective de prendre le relais de l’évolution et d’inventer collectivement d’autres manières de vivre, compatibles avec les conditions mêmes de la vie.
Alors seulement, prévenait déjà John Dewey, serons-nous à la hauteur du grand laboratoire du vivant que Darwin a su si bien décrire dans L’Origine des espèces : celui d’une évolution multiple et buissonnante, dont personne ne peut décréter par avance le sens et le but, car elle n’a aucun telos fixé à l’avance. Alors seulement redeviendrons-nous véritablement vivants.
Cet article a été publié pour la première fois le 28 février 2020 dans le quotidien AOC. Il est tiré de l’intervention de Barabara Stiegler à New York le 30 janvier lors de la Nuit des idées sur le thème « Être vivant ».