Rediffusion

« Coronarration » ou les paroles gelées

Écrivain

« Rien de rassurant dans ce qu’il a dit d’exact. Rien d’exact dans ce qu’il a dit de rassurant », résumait une journaliste à l’issue d’un discours de Trump en mars dernier. On ne saurait mieux exprimer le trouble qui s’est installé dans les discours officiels. L’épidémie de coranavirus n’est pas seulement une crise sanitaire, c’est une crise de narration. Face aux dénis des gouvernants, le coronavirus a imposé son histoire au monde. Rediffusion du 3 avril 2020

« Comme tout ce qui devient a l’air malade », écrivait le poète Georges Trackl, mort en novembre 1914. Engagé dans un détachement sanitaire comme pharmacien militaire, il avait dû prendre en charge une centaine de blessés dans une grange et sans assistance médicale. À la suite des horreurs dont il venait d’être témoin, il avait tenté une première fois de mettre fin à ses jours, avant de mourir deux mois plus tard d’une overdose de cocaïne que les autorités médicales de l’hôpital militaire avaient classée en suicide.

À l’inverse de la rhétorique guerrière des gouvernants qui décrivent la crise sanitaire comme une guerre contre le virus, Georges Trakl décrivait la guerre comme une maladie contagieuse qui s’attaquait aux corps et aux esprits. Theodor Adorno avait fait de cette phrase sa « devise » comme il le confiait dans une lettre à son ami Max Horkheimer. La formule d’une décomposition de l’expérience. Dans Minima Moralia, réflexions sur la vie mutilée publié en 1945, il citait une autre phrase de Georg Trakl qui éclaire la première : « Dis-moi depuis quand nous sommes morts. »

Selon lui, les hommes ont permis à la mort de régner, en laissant s’appauvrir, et même s’avilir leur existence. « La vie s’est retirée » du monde. Adorno soulignait ce paradoxe selon lequel on « ne saurait accepter tels quels des concepts comme “sain” et “malade” ni même les concept de “rationnel” et d’“irrationnel” qui leur sont apparentés (…) lorsque c’est l’Universel dominant et les proportions qui sont les siennes qui sont malades », atteints de paranoïa et de « projection pathologique ». C’est à cet « Universel dominant » que nous avons affaire avec la pandémie du coronavirus. « Tout ce qui devient a l’air malade. »

Le dépeupleur

Le virus ne s’attaque pas seulement à l’organisme, aux fonctions du corps, mais au corps social qu’il désorganise, déstabilise, menace dans ses fonctions essentielles de protection, d’alerte, de secours et de coordination des activités. Mais plus encore aux fonctions du langage, à sa capacité à fluer l’expérience, à symboliser notre rapport au corps, au temps et à l’espace. Or, ce sont justement ces coordonnées de toute expérience humaine qui sont devenues problématiques.

Notre rapport au temps et à l’espace est comme suspendu dans le confinement pendant que le coronavirus, sautant allègrement les frontières, jouit sans entrave du nouvel espace-temps de la mondialisation. Notre propre corps est devenu un sujet à « caution ». Nous regardons nos mains et nous ne voyons plus en elles le prolongement de notre corps, la capacité qu’elles ont d’appréhender, de toucher, de saisir ou de caresser, mais un agent possible de contamination. Elles se sont retournées contre nous. Elles ne nous appartiennent plus. Nous sommes à leur service.

On ne doit plus rien toucher, pas même son propre visage, nous avertissent les inspecteurs du confinement. Sortir de chez soi est une opération de funambulisme où le toucher prohibé peut nous mettre en danger. Rien de ce qui l’a été ne peut être re-touché. Une sorte de vertige du tactile se déploie là. Vertige du sensible. Car tous nos sens ont perdu leur évidence, leur familiarité ; ils sont en alerte, montent la garde contre l’intrusion du virus.

Nos gestes devenus barrières, nous sommes emmurés dans notre moi, gagnés par la contamination, devenus étrangers à nous-mêmes. Nous ne les reconnaissons plus. Tous nos sens sont comme débranchés, réinitialisés. Il ne leur reste que leur porosité au mal. Nous devons penser à eux, les surveiller. Ils sont les vigiles de notre fragilité. L’un des symptômes de la maladie n’est-il pas la perte du goût et de l’odorat ?

Et nous redécouvrons les textes de Kafka et de Beckett qui ont donné forme à cette expérience de privation sensorielle. Gregor Samsa, c’est chacun d’entre nous dans son confinement. Comme les doubles de Beckett, enlisés à mi-corps, ou attendant Corona ou assignés dans ce séjour « où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre de chercher en vain. Assez restreint pour que toute fuite soit vaine. »

L’épidémie suspend l’usage des sens et des plaisirs, le toucher, l’odorat, le goût, mais aussi l’écoute et la parole. Elle met aux arrêts non seulement les individus, confinés dans leur espace privé, mais la possibilité même d’une expérience communicable. Elle interdit toute rencontre avec l’Autre. Arrêt d’expérience qui consacre l’impossibilité du dialogue et du récit. L’épidémie redouble la destruction des vies par l’impossibilité de les raconter, comme si elle faisait disparaître les témoins. Une situation que les Grecs nommaient « anekdiegesis », absence et impossibilité du récit.

D’où l’appel ambigu des médias aux écrivains plutôt qu’aux épidémiologistes, à la poésie plutôt qu’à la science, pour recharger la parole publique dévaluée. Un pharmacon des cœurs et des esprits. La demande de ré-ouvrir les librairies, aussi légitime soit-elle, procède de cette même inquiétude, comme si on allait y trouver un remède miracle à la maladie des mots, un vaccin secret contre le délitement du langage. Convoquer la littérature comme une digue capable de contenir la débâcle des mots. Une Ligne Maginot de l’Imaginaire.

Cela procède d’une illusion naïve comme le prouvent la réponse maladroite des écrivains qui ont accepté la commande de plusieurs médias de tenir le journal de leur confinement. Après tout, les Américains ont bien érotisé la guerre avec l’image de la pin-up pendant la deuxième guerre mondiale. Pourquoi ne pas romantiser le confinement ? Cela revient à tirer des traits sur la crise du récit. Une création littéraire sans contrepartie qui loin de remédier à l’inflation des discours, l’aggrave et en paye le prix. Au vu des réactions sur les réseaux sociaux, c’est le crédit de ces écrivains « embedded » qui en a souffert. Car de même que l’inflation monétaire ruine la confiance dans la monnaie, l’inflation de récits ruine la crédibilité du narrateur. Cela vaut pour tous les narrateurs « officiels », hommes politiques, journalistes, experts, communiquant, que l’on voit errer, titubant dans le brouillard de la pandémie.

Brouillard de guerre

Le théoricien de la guerre Carl von Clauzevitz a forgé l’expression « brouillard de guerre » pour désigner le climat d’incertitudes qui prévaut pendant les guerres. Il est possible que ce soit la seule chose à emprunter à la rhétorique guerrière qui fait florès en ce moment face à la crise du coronavirus. « Ce que nous vivons actuellement, c’est le brouillard d’une pandémie », écrit Derek Thompson, le chroniqueur médias de The Atlantic constatant la fragilité des statistiques relatives à l’épidémie.

Les taux d’infection, de létalité, les courbes de progression, les données économiques constituent un épais brouillard traversé par les discours des gouvernements. On sent bien qu’après avoir retardé au maximum le confinement de leur population, les responsables politiques s’apprêtent, en dépit de l’avis des experts en santé publique, à l’écourter afin d’anticiper la reprise normale de l’activité économique. Loin de spéculer sur une Blitzkrieg planétaire qui permettrait d’envisager des lendemains écologiques plus responsables sinon radieux, il se pourrait bien que faute d’être combattue à temps, l’épidémie du coronavirus s’installe parmi nous, dans la durée, en une série de répliques aux conséquences sociales, économiques et politiques imprévisibles.

Donald Trump, dont la réélection en dépend, est sans doute le plus pressé d’enjamber l’épisode de l’épidémie. Mais tout porte à croire que la survie des gouvernants, indexée à une telle politique du chiffre, se fera aux dépens d’une réponse sanitaire crédible. Car la progression de l’épidémie du coronavirus ne se mesure pas seulement à la progression du nombre des contaminés et des décès dans le monde, elle se traduit par un mal moins repérable à l’œil nu et tout aussi contagieux : c’est le soupçon qui mine toutes les formes de discours autorisés. On le voit se répandre plus vite encore que le virus.

Au lendemain de son discours du 12 mars, qui amorçait une prise de conscience de la gravité du mal, une journaliste du Washington Post l’exprimait dans une formule lapidaire : « Rien de rassurant dans ce qu’il a dit d’exact. Rien d’exact dans ce qu’il a dit de rassurant ». Une formule qui mériterait de passer à la postérité comme le slogan de cette pandémie. On ne saurait mieux exprimer en effet le hiatus qui s’est installé dans les discours officiels, entre ce qui est exact et ce qui est rassurant, entre le domaine des énoncés vrais ou vraisemblables et celui des énoncés rassurants mais trompeurs. L’épidémie de coranavirus n’est pas seulement une crise sanitaire, c’est une crise de narration. Face aux dénis des gouvernants, le coronavirus a imposé son histoire au monde. Celle des autorités bat de l’aile. Plus personne ne la croit.

« Le Titanic avait un problème d’iceberg. Pas un problème de communication »

Aucune autorité légitime n’est épargnée, ni les gouvernements ni les institutions en charge de la santé publique, ni les épidémiologistes qui ne sont pas d’accord entre eux, ni les experts médiatiques qui spéculent sur l’évolution de la pandémie comme des commentateurs boursiers sur le cours du Down Jones. Toutes les sources d’énonciation sont aujourd’hui viciées, ce qui ne les empêche évidemment pas de proliférer. Plus les discours du pouvoir se multiplient, plus ils apparaissent ambigus, contradictoires.

À chaque moment de la crise, ils se sont contredits, retournés, et à chaque retournement, ils ont payés le prix en discrédit. Le décrochage des récits officiels par rapport à l’expérience réelle des hommes a ruiné, de crise en crise, la crédibilité de leurs récits. La fausse monnaie des mensonges et des rumeurs se répand, chassant la bonne. La confiance dans la valeur référentielle du langage s’affaiblit en même temps que s’estompe le partage du vrai et du faux, de la réalité et de la fiction.

Ainsi a-t-on vu ces dernières semaines le gouvernement français en perte de légitimité chercher à s’accréditer en instituant une commission d’experts, déclarer la guerre au coronavirus, et saluer « les héros en blouse blanche ». Les médias en première ligne dans la bataille de l’audience, cherchent à asseoir leur crédibilité en chute libre en faisant appel à des médecins de télé-réalité aux diagnostics aussi volatiles que leur réputation, toutes sortes d’agitateurs surfant sur le désarroi collectif, experts aux créances douteuses, discoureurs en tous genres, épidémiologistes improvisés, prospectivistes spéculant sur de simples fonctions linéaires et statisticiens construisant des projections sur des ratios à deux balles et trois variables.

Les héros en première ligne. Les caissières à l’arrière, en cantinières, pour ravitailler le front des immobilisés. Une crise sanitaire n’est pas une guerre mais la rhétorique belliciste permet de masquer l’impréparation du pouvoir, les services publics de santé désarmés, les personnels épuisés et les équipements défaillants. On les réarme en les appelant héros. On est prêt même à leur donner une prime de risque ou une médaille en cas de décès. On s’agite. On monte des représentations théâtrales sur le font de l’Est pour ceux qui n’auraient pas compris qu’on est en guerre. On convoquerait bien les taxis de la Marne. On affiche une responsabilité théâtrale et un volontarisme impuissant. C’est peut être le seul rôle qui revient à ce chef d’État, confiné dans le grand théâtre de l’ingouvernable lorsque que gouverner, ce n’est plus prévoir mais gérer l’imprévisible.

« Emmanuel Macron n’a pas le choix. Dans une période comme celle que nous vivons, le président doit se déplacer, aller sur le terrain, comme les généraux vont sur le front », affirme Gaspard Gantzer, ancien responsable de la communication sous François Hollande, dans un article du Monde. « Nous sommes en guerre », a répété à six reprises Emmanuel Macron lors de son allocution télévisée du 16 mars, évoquant un « ennemi (…) invisible, insaisissable » contre lequel il faut sonner « la mobilisation générale ».

« Cela donne un sentiment de fébrilité, que le pouvoir cherche à s’abriter derrière les scientifiques. C’est une ligne Maginot illusoire », tance un conseiller de l’ombre. « La plus grosse difficulté est ce paradoxe à gérer : il faut faire peur pour que les gens se confinent, mais aussi rassurer pour qu’ils gardent le moral. Cela n’a rien d’évident sur le long terme », reconnaît M. Gantzer qui a une solution à proposer : « Pour donner le moral aux Français, on pourrait imaginer que la patrouille de France passe au-dessus de l’Arc de triomphe comme la patrouille italienne est passée au-dessus de la Péninsule au son de Pavarotti. »

Paul Begala, l’un des architectes de la victoire de Bill Clinton, qui s’exprimait sur CNN à propos de la gestion de la pandémie par Donald Trump disait : « Le Titanic avait un problème d’iceberg. Pas un problème de communication ».

Poker menteur

Dans cette poussée hyperbolique de métaphores guerrières qui donne l’impression que l’on court après les projections affolantes de contamination, la rhétorique est inopérante. C’est la métaphore des jeux vidéos qui devrait nous servir de grille d’interprétation ou la syntaxe imagée du jeu de poker. Donald Trump n’a-t-il pas affirmé que l’hydroxychloroquine n’est pas le « game changer » du coronavirus ? Les discours des pouvoirs se retournent comme des cartes sur un tapis de poker. Ici on mise, on minimise. On relance. On se couche ou se défausse. On joue littéralement « in the black » lorsqu’on ne dispose pas de toute l’information. On table sur le Meta-game, c’est-à-dire ce qui ne fait pas partie du jeu au sens propre, comme par exemple la psychologie des joueurs, le langage gestuel etc.

L’essentiel ce n’est plus de résoudre un problème de santé publique mais d’avancer dans la partie, de rester dans le jeu. On parie, on spécule à propos des retombées de la pandémie sur l’activité économique ou sur la soutenabilité du système de soins. Combien de morts pour un point de croissance ? Combien de jours pour arrondir la courbe de prédiction de la pandémie? Quelle efficacité des gestes barrière et de la distanciation ? Que dit la Bourse de Milan ? Hypothèse avec masque ou sans masque. À chaque jour suffit sa crise. À chaque pic son récit, son coup de théâtre, et à chaque retournement narratif son coût en discrédit du narrateur. « On n’a pas le choix », dit le président en rebattant les cartes. Que faire d’autre ?

« L’histoire mondiale enfermée dans les chambres »

Ce discrédit n’est pas nouveau, mais il s’aggrave depuis une vingtaine d’années. Tchernobyl en fut la première manifestation 1986, mais c’est en 2001 que le discrédit a atteint des proportions maximales avec l’attentat contre le World Trade Center. Il s’est approfondi en 2008 avec la crise des subprimes, il culmine aujourd’hui avec la pandémie du coronavirus. Trois pics successifs d’un même discrédit. L’attentat contre le WTC ne s’attaquait pas seulement à des tours et à des symboles de la puissance, mais à la possibilité d’en rendre compte par un récit. Il visait à désarticuler toute possibilité de récit crédible.

Les avions n’apportaient pas un message politique ou idéologique, ils mettaient en cause la capacité américaine, voire occidentale, à ériger et imposer un ordre narratif du monde. Une épiphanie à l’envers. L’attentat n’apportait pas la connaissance, mais l’ignorance. Il ne révélait pas un sens caché jusque-là, mais la dislocation de tout sens et de tout récit. Tout ce qui nous arrive depuis le 11 septembre, terroriste, catastrophes écologiques, crash financier, nous lance un même défi narratif.

Le 11 septembre était circonscrit dans le temps, dans l’espace et dans son ampleur. Cela s’est passé à New-York, cela a duré quelques heures et 3 000 personnes sont mortes. Le bilan de la pandémie est incommensurable : il réalise un 11 septembre tous les trois jours. La pandémie n’est pas circonscrite dans le temps et dans l’espace. Elle progresse partout en même temps. Elle n’a pas d’auteur identifié. Nous n’avons aucun Ben Laden sous la main pour nous soulager et lui imputer le crime. Nous pouvons bien nous déclarer en guerre, mais l’ennemi est invisible et le champ de bataille s’étend jusque dans nos chambres. C’est un événement sans auteur, sans raison, sans limite dans le temps et dans l’espace. Et qui nous attend au coin de la rue.

Le 11 septembre, on pouvait se déclarer Américains ou New-yorkais, mais on vivait la tragédie à distance en spectateurs, comme on vit les guerres et les catastrophes. Mais cette fois, la menace peut nous tomber dessus comme un drone. Nous voici mondialement confinés, acteurs et victimes, ensemble et séparés, dans cette situation dont Kafka avait eu l’intuition géniale lorsqu’il écrivit dans son journal : « L’histoire mondiale enfermée dans les chambres ».

Plutôt que l’homme aliéné, réifié par la consommation, nous avons affaire à un homme dépeuplé, non plus seulement isolé, plongé dans la solitude des villes modernes, mais désolé, un homme sans recours narratif, privé de récit. « L’une des principales caractéristiques des masses modernes, écrivait Arendt, c’est qu’elles ne croient plus à rien de visible, à la réalité de leur propre expérience ; elles ne font conscience ni à leurs yeux ni à leurs oreilles,»

Nous sommes ces masses hallucinées. Que l’on évoque l’ampleur des catastrophes écologiques, des accidents nucléaires ou des attentats terroristes, les hommes d’aujourd’hui sont sans défense, ni repères. L’Apocalypse, c’était encore un récit. Avec Tchernobyl s’ouvre l’ère des catastrophes sans récits. Stupeur. Incrédulité. Les témoignages recueillis par Svetlana Alexievitch auprès des témoins de la catastrophe ne parlent que de cela. L’impossibilité d’intégrer l’accident de la centrale dans une continuité narrative, dans un récit.

De même, ce qui s’est brisé à Manhattan le 11 septembre 2001, c’est l’effondrement d’une forme de crédibilité, d’autorité sur le récit. Jamais un événement d’une telle ampleur n’avait suscité autant de fausses informations, de rumeurs démenties, d’allégations fantaisistes… bref d’incrédulité. Peut-être faut-il simplement prendre la mesure de cette opacité, de cette illisibilité. Non pas seulement comme une insuffisance, une lacune, un manque d’informations ou un retard de l’information sur l’événement, mais comme le seul véritable événement.

Les paroles gelées de Pantagruel

L’épidémie n’est ni un révélateur ni un accusateur. Elle ne nous apprend rien. Elle ne révèle rien ni n’accuse personne. Le covid-19 est un virus incapacitant qui désoriente les sujets, et aggrave et exacerbe tous les maux de cette société, et affaiblit notre capacité à les nommer et à les analyser. Cette crise du langage et du récit que l’on pourrait appeler « crise de coronarration » se manifeste comme le virus sous des formes bénignes ou aiguës, parfois même asymptomatiques, c’est-à-dire silencieuse ou se traduit par des poussées de fièvre dans le langage.

Elle provoque des collisions d’oxymores ou crée des métaphores qui ont la forme de lapsus, des dénégations qui ne trompent personnes et des actes de langage qui échouent piteusement à la tribune des parlements. Des carrières prometteuses s’effondrent dans un krach de crédibilité, et tous les porteurs de paroles se révèlent des narrateurs peu fiables. Car l’épidémie ne s’attaque pas seulement aux narrateurs, elle s’en prend aux mots directement, elle les liquéfie sous la pression ou les fige comme les paroles gelées de Rabelais que la rigueur de la crise a transformés en glaçons, visibles mais inaudibles, des « dragées, perlées de diverses couleurs » qui recèlent des musiques invisibles, des significations congelées…

« Nous y vîmes des mots de gueule, écrit Rabelais, des mots d’azur, des mots de sable, des mots dorés, lesquels, quelque peu échauffés entre nos mains, fondaient comme neige… des paroles piquantes, des paroles sanglantes proférées par une gorge coupée, des paroles horribles et autres déplaisantes à voir. D’autres en dégelant rendaient des sons comme tambours, clairons ou trompettes. Nous entendîmes miaulements qui étaient comme langage humain. »

Martin Hirsch miaula, en tant que directeur général de l’AP-HP ; il ne pouvait rester à l’écart de cette mobilisation verbale. « Je prends une seconde pour un appel aux dictionnaires, aux linguistes, aux sémiologues. On a besoin pour qualifier ce qui se passe chez les soignants de nouveaux mots à homologuer en urgence du genre : extraordinaireté, formidablitude couragissime, etc. ». Pantagruel n’aurait pas dit mieux.

Cet article a été publié pour la première fois le 3 avril 2020 dans le quotidien AOC


Christian Salmon

Écrivain, Chercheur au Centre de Recherches sur les Arts et le Langage