Politique

Le temps du courage – Macron trois ans après

Philosophe

C’est en fidélité à la pensée de Paul Ricœur, que le philosophe Olivier Abel avait cru bon exposer, juste avant le second tour de l’élection présidentielle, trois motifs de voter Macron. Un peu plus de trois ans plus tard, il reconsidère aussi lucidement que sévèrement ces raisons, à l’aune des actions du chef de l’Etat.

La rentrée, surtout après le récent changement de gouvernement, est pour tout citoyen l’occasion de faire le point. Il y a un peu plus de trois ans, dans l’entre deux tours, j’avais exposé dans La Croix trois des motifs pour lesquels je me préparais à voter pour Emmanuel Macron. Je connaissais ce dernier pour l’avoir connu chez Paul Ricœur et autour de ce dernier, notamment au moment du centenaire du philosophe et de la création du Fonds Ricœur à laquelle j’ai œuvré.

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Je voudrais dire d’emblée le respect que je garde à son égard, notamment autour de certains aspects de sa politique extérieure. Je souhaite cependant ici revenir de manière réflexive sur ces trois motifs, dans le même ordre que celui d’alors, pour mesurer l’écart entre ce que cette élection me semblait promettre, et les réalisations jusqu’ici effectives. Je terminerai par quelques observations sur cet écart lui-même, ce qu’il signifie pour notre génération et notre époque.

Constituer un espace politique respectueux : le Prince et le Magistrat

Le premier de ces points porte sur notre conception du politique. Je savais qu’Emmanuel Macron avait travaillé sur Machiavel avec le philosophe Etienne Balibar. À l’encontre d’un machiavélisme excessif de la pensée politique française, Ricœur écrivait : « l’État moderne, dans nos sociétés ultra pluralistes, souffre d’une faiblesse de la conviction éthique (…) Je pense en particulier à des pays comme la France, où la réflexion philosophique aussi bien que la production littéraire sont fascinées par les problématiques non-éthiques si elles ne sont pas anti-éthiques (…)  Le danger, de nos jours, me paraît beaucoup plus grand d’ignorer l’intersection de l’éthique et de la politique que de les confondre[1]».

Plus profondément, l’idée de son fameux texte de 1957, après le coup de Budapest, « Le paradoxe politique », était qu’il fallait penser la rationalité spécifique du politique pour penser aussi son irrationalité spécifique. Pour développer ce point à ma manière, je dirais qu’il ne suffit pas de critiquer de l’extérieur (quitte à secrètement vouloir faire la même chose) la force et le mensonge du Prince, ni même, comme le faisait Etienne de la Boétie, de critiquer la lâcheté et la sottise du peuple. Il faut aussi penser de l’intérieur la gouvernance du Magistrat, entendu dans un sens positif.

Et c’est précisément ce que j’avais alors apprécié dans la campagne d’Emmanuel Macron : « Son refus du machiavélisme, de jouer sur les peurs et les ressentiments, les lâchetés et l’abêtissement des populations ; et au contraire son désir d’orienter de l’intérieur la gouvernance vers un bien commun ». Il n’y a pleinement démocratie, et la démocratie n’est tenable, que si l’on peut, « en même temps », disais-je alors, soutenir de l’intérieur certaines des principales orientations du gouvernement, et garder une capacité critique à l’égard des abus du pouvoir, pouvoir et opposition se tenant dans un mutuel respect.

Quant à la constitution d’un espace critique de protestation reconnu et respecté, on est très loin du compte. Cet espace était pourtant appelé de ses vœux par Emmanuel Macron lui-même dans son discours aux protestants, alors littéralement « conquis » par ses propos à l’Hôtel de Ville de Paris à l’automne 2017. Il leur demandait de ne pas déserter, d’être la sentinelle vigilante de la République. C’est justement ce que Calvin appelait la fonction prophétique, qu’il pensait comme une limite au Magistrat.

Or toutes les décisions gouvernementales actuelles tendent à écarter sinon éliminer les associations généralistes (comme la Cimade), susceptibles de jouer le rôle d’observatoires, et de les remplacer par des officines professionnalisées, très efficaces sur tel ou tel segment du « marché humanitaire », mais très indifférentes aux autres aspects et états des personnes, et dès lors à toute vision critique. On casse ainsi, avec ce tissu associatif, ceux qui sur le terrain faisaient le travail du lien, et les « thermomètres » qui pouvaient indiquer la gravité des situations humaines.

Simone Weil écrivait : « On est toujours barbares avec les faibles ». Cette terrible loi de l’histoire peut parfois être suspendue, poursuivait-elle, si personne n’est laissé trop faible et sans contre pouvoir, ou bien si les plus forts se déprotègent par une intelligente compassion. Mais au contraire, dans nos sociétés bardées de protections, on organise l’insensibilité, l’indifférence des nantis et on augmente la sécurité des puissants d’une manière telle que les plus faibles ne puissent pratiquement plus leur porter tort, en rien. C’est une partie essentielle du pacte politique tel que décrit par Hobbes qui est ainsi rompue.

Bouleverser l’ordre de nos préoccupations pour mettre la question écologique en tête

Le second de mes motifs de soutenir la candidature d’Emmanuel Macron tenait au sentiment qu’il avait assez d’aplomb et de tempérament d’Homme d’État pour accomplir un changement de cap, découvrant l’immense gravité de la situation écologique et affichant l’énormité de la mutation à effectuer. Quitte à rompre avec ses promesses initiales. De Gaulle, que tous admirent tant désormais, avait tranquillement trahi ses promesses face à une situation et dans un contexte bien moins bouleversé.

De toute façon, écrivais-je en 2017, reprenant l’argument d’un texte paru dans Libé en avril 1992, « il n’est pas bon qu’une question, fût-elle aussi importante que la sécurité ou l’identité, tienne sous sa domination l’espace politique français depuis trente ans ! » Voilà bien un tiers de siècle que le Rassemblement National nous tient sous l’haleine nauséabonde de sa « question », et que tous les partis s’épuisent à y répondre. Il est temps que la question écologique prenne le pas sur la question identitaire et sécuritaire. Et à plusieurs signes j’ai cru que ce moment était enfin venu. À tort.

Mesurer notre vulnérabilité, replacer l’économie et la gouvernance des vivants sous l’horizon des limites écologiques, c’était aussi, toujours au sens de Ricœur repenser l’ordre actuel de priorité de nos orientations. Liberté, égalité, fraternité, mais aussi bien prospérité, sécurité ou identité, chacun de ses principes peut tour à tour apparaître comme éminent, selon ce qui manque le plus : mais on ne peut pas pendant des décennies tout subordonner à un seul principe, fût-ce l’emploi (ou plutôt une conception de l’emploi étroite et statique), sans finir par avoir des effets néfastes sur tous les autres registres.

La question écologique est complexe, c’est aussi une question économique et sociale qui ouvre un nouvel espace de conflictualité : ce n’est pas « nous » contre « eux », mais nous-mêmes sous certains aspects et selon telle échelle de temps et d’espace, contre nous-mêmes selon d’autres aspects et échelle d’espace et de temps. Mais on sait bien que les sociétés qui auront pris ce virage se trouveront mieux préparées et placées face aux temps qui viennent. En faisant de cette question la question dominante d’aujourd’hui, le gouvernement aurait fait preuve de courage, ouvrant plusieurs manières responsables d’y répondre. Et il aurait profondément renouvelé un pacte social à bout de souffle.

Reconnaître que la laïcité n’est pas une identité sacrée

En 2017 enfin, à l’encontre d’une conception moniste de l’identité française, j’observais que notre civilisation ne provient pas d’une source unique, mais de toutes les « humanités », traditions, langues et littératures qui sont venues s’y mêler, depuis la pensée grecque et les écritures bibliques, les institutions romaines et la vie monastique, la Renaissance et la Réforme, le Baroque, les Lumières et le Romantisme, la tradition républicaine et la tradition socialiste, mais bien sûr aussi les traditions issues des vagues d’immigration qui ont suivi la période coloniale, et celles magnifiquement métissées des Outre-mer.

Emmanuel Macron lui aussi semblait encore au plus près de ce que Ricœur dans La mémoire, l’histoire, l’oubli appelait « la juste mémoire » : « Le projet national français n’a jamais été un projet clos (…) c’est pourquoi j’ai dit qu’il n’y avait pas une culture française : elle ne s’est jamais construite dans la poursuite imaginaire de racines populaires définissant une culture nationale (…) mais dans l’ouverture au grand large, dans la confrontation avec l’ailleurs. La culture française laisse à l’Autre une place immense et c’est ce qui la rend si riche : c’est par essence une culture du dialogue, de l’accueil, de l’intelligence du monde. La culture française est une parce qu’elle est diverse, comme l’est notre histoire[2]».

C’est ce que Ricœur appelait l’hospitalité narrative mutuelle des mémoires. J’insiste ici sur le fait qu’il n’y a de transmission de culture vive qu’au sein de communautés, de milieux médiateurs, et non dans l’atomisme individualiste du marché. Et cela concerne donc de manière éminente ce que nous appelons en France la laïcité, et qui selon Ricœur signifie en même temps deux choses. D’une part la neutralité agnostique de l’État, sans religion, et qui empêche aucune tradition que ce soit, même majoritaire, de prétendre représenter l’identité française ni imposer sa « loi ».

Et d’autre part le pluralisme reconnu de la société civile : ici, disait-il, « la laïcité me paraît être définie par la qualité de la discussion publique, c’est-à-dire par la reconnaissance mutuelle du droit de s’exprimer ; mais plus encore, par l’acceptabilité des arguments des autres (…) une société pluraliste repose non seulement sur le consensus par recoupement, qui est nécessaire à la cohésion sociale, mais sur l’acceptation du fait qu’il y a des différends non solubles[3]».

Or sur ce point aussi les orientations les plus récentes des discours d’Emmanuel Macron et de ses ministres, parlant de « séparatisme » (on se croirait dans la Turquie « laïco-nationaliste » des décennies qui ont préparé les dérives actuelles !), confondant les communautarismes dans une opprobre qui écrabouille pêle-mêle toutes les minorités, et annonçant de nouvelles lois « d’émotion », ont tendance à rejoindre le laïcisme le plus identitaire. Ces discours ont beau répéter à l’infini le mot « laïcité », ils s’y opposent frontalement.

Je ne nie pas qu’il y ait, dans certains milieux islamistes (et pas que) une véritable déloyauté à l’égard de la France qui demande à être traitée avec rigueur. Mais nos formes urbaines, notre refus d’une plus grande mixité sociale, et notre manière même de refouler le religieux en dehors de l’espace public critique, encouragent le communautarisme que nous interdisons : nous n’avons ainsi ni la transmission communautaire de cultures vives, ni la formation individuelle et universelle à un civisme constitutionnel — ce qui correspondrait aux deux piliers de la laïcité selon Ricœur.

Au temps de l’Action Française, l’athée Charles Maurras faisait du catholicisme l’identité de la France : aujourd’hui c’est le laïcisme bien gaulois qui est notre sacré, notre identité. Les religions sont tolérées derrière les volets clos des espaces privés, comme le protestantisme à l’époque de Louis XIV ! Mais comme le disait Kant : « Penserions-nous bien si nous ne pensions à plusieurs ? » Tout le travail des Lumières pour penser l’autonomie de la société civile est à refaire ! Il faut bien comprendre que le jour où cette idéologie laïciste identitaire aura partout pris pied, jusqu’au cœur de l’État (ce qui semble de plus en plus le cas), au moins pour « nous protestants » qui avons derrière nous une longue histoire de combat pour la laïcité, le pacte laïque sera rompu.

*

Pour terminer, je voudrais enfin revenir de manière réflexive sur le sentiment souvent partagé d’un grand décalage entre les discours d’Emmanuel Macron et ses actes et décisions. Il a d’ailleurs été question de ces écarts à l’occasion de chacun des trois volets qui précèdent. Il n’est cependant pas question ici d’accuser ou de dénoncer simplement cet écart, car, et c’est tout le problème, nos sociétés ont un besoin vital de ces décalages. Nos sociétés ont un besoin vital d’idéologies, d’utopies, et de cet écart entre le discours et la réalité, qui génère et suscite l’imaginaire et l’imagination.

L’imagination se forme et surgit dans ce décalage par lequel on s’essaye aux possibles. Jusqu’à un certain point donc, cet écart est positif : la fonction idéologique de ce décalage est le plaisir de se rassembler dans un récit intégrateur, de retrouver du connu dans l’inconnu, et la fonction utopique de cet écart est le plaisir d’explorer le possible, de s’étranger du monde ordinaire. On a besoin des deux, et cela, Ricœur l’avait aussi magnifiquement montré. Mais là où cela devient de la complaisance, c’est quand ce décalage idéologique n’est plus qu’une dissimulation menteuse de la réalité, ou quand cet écart utopique n’est plus qu’une évasion facile hors des réalités du faisable.

Cette complaisance guette la gouvernance d’Emmanuel Macron, lorsqu’elle demande au pacte politique, au pacte écologique et social, au pacte laïque, plus qu’elle ne leur accorde en fait, comme j’ai cherché à le pointer dans les paragraphes qui précèdent. À vrai dire, elle guette toute notre époque et notre génération. Car on peut dire que nous sommes au terme de plusieurs générations qui se sont payées de mots, soit pour dissimuler la triste réalité en la justifiant de manière édulcorée, soit pour nous évader du monde commun dans des rêves faciles.

Le temps du courage solidaire est venu. Il y a 50 ans, la génération de 68 croyait qu’elle allait tout changer, que rien ne serait comme avant. Mais tout est reparti de plus belle et de pire en pire. On aimerait beaucoup que les paroles de dénonciation de Greta Thunberg et de sa génération ne leur retombent pas dessus, cette fois aussi, comme des pierres. Car toutes les promesses non tenues deviennent des pierres.


[1] Paul Ricœur, « Ethique et politique », Du texte à l’action, Seuil, 1986, p.405-406.

[2] Interview dans L’Histoire, mars 2017.

[3] Paul Ricœur, La Critique et la Conviction, Calmann-Levy, 1995, p. 194-195.

Olivier Abel

Philosophe, Professeur de philosophie éthique à l’Institut Protestant de Théologie-Montpellier

Mots-clés

Laïcité

Notes

[1] Paul Ricœur, « Ethique et politique », Du texte à l’action, Seuil, 1986, p.405-406.

[2] Interview dans L’Histoire, mars 2017.

[3] Paul Ricœur, La Critique et la Conviction, Calmann-Levy, 1995, p. 194-195.