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Covid-19, l’Afrique entre prophéties de malheur et espérances

Anthropologue

Tels les médecins Tant-Pis et Tant-Mieux de la fable de La Fontaine, les spécialistes se pressent au chevet de l’Afrique. On peut dresser une liste de ces prophètes et de leurs discours, pour montrer la vision de l’Afrique qu’ils engendrent, conçue comme une et unie, c’est-à-dire envisagée comme une personne, vue contradictoirement comme condamnée par le corps médical ou inversement pour laquelle il est possible d’envisager une guérison complète.

Comme le disait Georges Balandier : « les crises subies sont le révélateur de certaines des relations sociales ». La pandémie actuelle du Covid-19 a pour effet de faire resurgir tout le passé des relations asymétriques existant entre l’Afrique et l’Occident, en particulier sur le plan médical. La célèbre fable de La Fontaine « Les Médecins », qui met en scène un « Docteur tant pis » et un « Docteur tant mieux » se relayant au chevet d’un mourant, fournit également un cadre pertinent pour rendre compte de ces relations puisque les jugements sur l’Afrique n’ont cessé d’osciller entre des prophéties de malheur et des motifs d’espérance. Ces prophéties de malheur ou d’espérance s’exprimant à propos de ce continent dessinent ainsi l’espace sémantique contradictoire, d’un « pharmakon » à la fois maléfice et médicament et elles sont émises par tous les guérisseurs et prophètes médicaux ou autres qui exercent leur activité tant en Afrique qu’en Occident.

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Il s’agira ainsi de lister une série limitée mais significative de ces prophètes et de leurs discours afin de montrer qu’elles engendrent une vision de l’Afrique conçue comme une et unie, c’est-à-dire envisagée comme une personne, une personne vue contradictoirement comme condamnée par le corps médical ou inversement pour laquelle il est possible d’envisager une guérison complète.

Les prophéties de malheur

Sans remonter à l’Ancien testament et aux fils de Cham ou plutôt à certaines interprétations de celui-ci, ou même à la période de la traite esclavagiste au cours de laquelle sont apparues des figures particulièrement fortes du dénigrement des Africains, il semble que la problématique des difficultés propres au continent africain telles qu’elles sont énoncées actuellement, trouve son origine dans la période coloniale, plus précisément la dernière période de la colonisation au cours de laquelle a émergé la thématique du « sous-développement » et de son corollaire, celle du « développement ».

Certes dans l’entre-deux-guerres, de grandes opérations de développement, que ce soit dans le domaine des transports ferroviaires ou routiers (Congo-Océan, Dakar-Niger) ou encore dans le domaine agricole (Office du Niger au Mali actuel) ont été réalisées, mais avant les années 1930 au moment où ont été mises en cause à la fois la « mission civilisatrice » de la France et le travail forcé, la problématique du « développement » n’était pas véritablement conçue comme telle.

Il faut attendre la fin de la Seconde guerre mondiale, pour que celle-ci voie pleinement le jour. Alors, toute une série d’institutions dédiées au développement sont créées : le Fonds d’investissement pour le développement économique et social (FIDES) en 1946, le Bureau pour le développement de la production agricole (BDPA) en 1950, le Fonds européen de développement (FED) en 1957, le Fonds d’aide et de coopération (FAC) en 1959, le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) en 1965, etc.

L’époque est donc vouée au « développement » et à son corollaire, le « sous développement ». Les pays africains sont vus, dans la perspective de l’affrontement entre les deux blocs de l’Est et de l’Ouest comme appartenant au « Tiers-Monde » et comme « sous-développés » ou « en voie de développement », c’est-à-dire comme porteurs d’un manque par rapport aux pays dits développés, occidentaux. Il s’agit donc de les faire « décoller » et pour cela de les faire aller au-delà de ce qui les freine dans leur croissance, c’est-à-dire pour l’essentiel les « obstacles socio-culturels au développement », expression commode qui regroupe les traditions familiales, religieuses, en bref tout ce qui freine l’essor du marché au sein de « communautés rurales » jugées égalitaires et de ce fait rétives au changement.

Les indépendances, obtenues dans les années 1960, ne changent pas véritablement ce diagnostic quand elles ne l’aggravent pas. René Dumont, dans un essai alors célèbre, sonne le tocsin en déclarant que « L’Afrique noire est mal partie » (1962). Il y pointe la responsabilité de la colonisation dans le retard de l’Afrique et se livre à une critique moralisatrice du comportement des nouvelles élites qui, dans une veine qui préfigure les propos de Thomas Sankara préfèrent « le champagne pour quelques uns à l’eau potable pour tous ».

Bref, l’afro-pessimisme est né et le cercueil sera cloué par Jean-François Bayart en 1988 dans son livre à succès L’État en Afrique dans lequel sont fustigés, sous l’expression « politique du ventre », la corruption des classes dirigeantes africaines et les détournements et le népotisme auxquels elles se livrent. Les années 1980 sont d’ailleurs celles où sont mises en œuvre, sous l’égide de la Banque Mondiale et du FMI, les politiques d’ajustement structurel et de rétrécissement de l’appareil d’État, politiques qui anticipent la chute du mur de Berlin (1989) et celle de l’Union soviétique (1991). L’heure est au libéralisme, à l’initiative privée et à l’éloge du secteur informel sans que des résultats tangibles soient d’ailleurs obtenus dans le relèvement du niveau de vie de la majeure partie de la population africaine.

Mais l’afro-pessimisme poursuit son œuvre avec la parution en 1991 de l’essai d’Axelle Kabou Et si l’Afrique refusait le développement ? qui, reprenant une thématique des années 1950, se demande si le retard de ce continent n’est pas imputable à l’Afrique elle-même.

Dans la même veine, le journaliste Stephen Smith publie en 2004 Négrologie, un livre controversé qui lui aussi met en avant les obstacles socio-culturels au développement des sociétés africaines. L’année suivante sort sur les écrans, le film a tonalité apocalyptique Le Cauchemar de Darwin, centré sur les dégâts occasionnés par la prolifération de la « perche du Nil » dans le lac Victoria et sur les effets délétères que l’exportation de cette nouvelle variété de poisson entraîne sur la société locale : urbanisation massive, sida, prostitution, trafic d’armes, etc.

En 2007, le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar fait grand bruit puisqu’il pointe lui aussi la responsabilité  de « l’homme africain pas assez entré dans l’histoire » dans les malheurs du continent. Fait écho à ce discours, celui d’Emmanuel Macron prononcé au sommet du G20 à Hambourg en 2017 où il déclare que les difficultés de l’Afrique relèvent d’une question «  civilisationnelle », celle liée à la fécondité démesurée de la femme africaine donnant naissance chacune à sept ou huit enfants.

Bref, l’Afrique est pour certains un continent cauchemardesque où sévissent pêle-mêle, la surpopulation, la faim, les épidémies (Sida, Ebola), les guerres civiles, confortant ainsi l’idée que depuis la nuit des temps, ce continent est l’objet d’une malédiction.

Ce cauchemar africain a été parfaitement thématisé cette année par une note du Centre d’analyse et de prospective stratégique du Quai d’Orsay intitulée « L’effet pangolin : la tempête qui vient en Afrique ? ». Bien que destinée à un usage interne, cette note a fuité et a provoqué un mini-scandale parce qu’elle présente une vision apocalyptique du continent africain soumis à la pandémie du Coronavirus. Rédigée dans un style prophétique pointant la possibilité  de l’effondrement des appareils d’État et des économies africaines face à la propagation de la Covid 19, cette note, si elle a été immédiatement récusée en tant que position officielle du gouvernement français, a néanmoins alimenté la polémique dans plusieurs pays africains.

Inutile de dire qu’elle a été rapidement démentie par les faits puisque, en dehors de l’Afrique du sud, l’Afrique a été jusqu’ici remarquablement épargnée par la pandémie. Mais au-delà du caractère hasardeux de ce type de document, ce qui frappe c’est la permanence des représentations négatives de l’Afrique et surtout la permanence de la perception globalisante qui est livrée de ce continent. Dès lors, il n’est pas étonnant que face à ce déferlement de pessimisme holiste, une réaction symétrique et inverse se soit développée au sein des élites africaines.

L’espérance africaine

Face au dénigrement qui affecte depuis des siècles le continent africain, notamment depuis la période de la traite esclavagiste, a pris corps, en particulier aux Antilles et aux États-Unis chez les descendants d’esclaves, un discours panafricaniste émerge mettant l’accent sur l’unité culturelle de l’Afrique et dans certains cas sur l’opportunité pour ces descendants d’esclaves de retourner sur leur continent d’origine. Ce rapatriement n’est pas la seule forme, tant s’en faut, des motifs d’espérance portés à la fois par les Africains demeurés en Afrique et ceux que l’on considère désormais comme faisant partie de la « diaspora ».

L’Afrique étant caractérisée essentiellement par ses détracteurs comme le lieu d’un ou d’une pluralité de manques, ceux-ci vont faire l’objet d’un retournement du stigmate par tous ses défenseurs. L’un des manques majeurs imputés à l’Afrique, en provenance directe de Hegel et de sa « Raison dans l’histoire », est celui du manque d’écriture, d’où découlent à leur tour le manque d’histoire et l’absence d’État, et donc l’impossibilité pour le continent africain d’accéder à l’Esprit absolu. En réaction, des intellectuels africains comme Cheikh Anta Diop vont s’efforcer de montrer que l’Afrique a connu de grandes civilisations porteuses d’écriture comme l’Égypte ancienne ou l’Éthiopie ou bien encore qu’elle a suppléé au manque d’écriture proprement dit en utilisant d’autres artefacts comme les langages tambourinés, les signes des sociétés secrètes ou la statuaire.

De façon générale, l’absence de découvertes scientifiques telles qu’elles ont pu être faites en Occident est largement compensée, selon d’autres penseurs africains, par l’existence de « savoirs endogènes » qui se substituent avantageusement aux produits élaborés par le monde développé. On a ainsi pu observer à l’occasion de la pandémie actuelle de Coronavirus que plusieurs substances comme la Fagaricine au Gabon ou l’Artemisia à Madagascar ont été proposées comme remèdes alternatifs, comme molécules contre-hégémoniques, permettant de contester la domination occidentale en matière médicale. Tous ces prescripteurs, qu’il s’agisse d’hommes politiques ou de guérisseurs africains, agissent en quelque sorte comme des prophètes médicaux proposant un monde meilleur et une alternative à la domination sans partage du « Big Pharma ».

C’est en cela que l’afrocentrisme, l’idée selon laquelle tout serait originaire d’Afrique (l’homme, les droits humains, etc.) a partie liée avec l’afro-futurisme, conception défendue par des artistes et écrivains africains ou afro-américains comme le jazzman Sun Ra, le plasticien congolais (RDC) Bodys Isek Kingelez ou l’écrivain djiboutien Abdourhaman Waberi. Dans ces œuvres artistiques ou littéraires, comme dans le film « Black Panther », qui a connu un grand succès en Afrique, est présente une véritable inversion du monde tel que nous le connaissons puisque le continent africain y occupe une position dominante et est en avance sur le reste de l’humanité. Il s’agit donc, face à une oppression ressentie, d’une libération dans l’imaginaire, d’une véritable drogue qui empêche d’examiner la situation de chaque pays africain et des forces sociales qui y sont présentes.

Alors que nombre d’intellectuels africains ne cessent de se gargariser au panafricanisme, on ne peut manquer d’être frappés par le silence qui a été le leur tout au long de la révolution malienne jusqu’au coup d’État militaire du 18 août dernier qui a mis fin au pouvoir d’Ibrahim Boubacar Keita. Comme si la prévalence de l’idée de l’unité de l’Afrique, de son homogénéité, de son existence comme personne empêchait de se pencher sur un cas particulier. Au point que l’on peut se demander si cet unanimisme panafricain ne servirait pas d’excuse commode face à la peur de prendre parti lorsqu’un pays africain est engagé dans un mouvement social et politique de grande ampleur.


Jean-Loup Amselle

Anthropologue, Directeur de recherche émérite à l'EHESS

Mots-clés

Covid-19