Glissement climatique : quel avenir pour les villes face aux canicules ?
Lors d’une conférence donnée le 20 février dernier, Antonio Hodgers, président du conseil d’État du canton de Genève, expliquait le bouleversement radical de la politique urbaine qu’il devait aujourd’hui engager pour la ville suisse de Genève face au réchauffement climatique. Si jusqu’à présent on considérait Genève situé au pied des Alpes comme une ville quasiment de montagne (la température moyenne annuelle y étant de 10,3°C), pour laquelle on devait avant tout se soucier des problèmes de froid, de manque d’ensoleillement et de neige, les prévisions établissaient que d’ici l’année 2100, même en réussissant à limiter les émissions futurs de gaz à effet de serre, le climat de Genève ne correspondra plus du tout à celui de la Suisse actuelle, mais à celui des Pouilles, dans le sud de l’Italie (où la température moyenne annuelle actuelle est de 16,4°C).
Pour Antonio Hodgers, l’urbanisme et l’architecture montagnards que l’on a mis en place à Genève durant des siècles pour lutter contre le froid devaient dès à présent faire place à un urbanisme et à une architecture méditerranéens comme élaborés durant des siècles aux Pouilles, et c’est dans ce sens que les plans d’urbanisme de la ville de Genève devront être entièrement repensés dès à présent pour faire face aux montées de température dans les années à venir et à la multiplication des canicules. Car une ville comme Genève, mais c’est aussi le cas pour Paris et pour toutes les villes du Nord de l’Europe, ne sont historiquement pas adaptées à ces hautes températures estivales ; elles étaient conçues pour faire face au froid.
Les rues en sont trop larges, ne créent pas assez d’ombre et laissent descendre trop bas les rayons du soleil jusqu’à ce qu’ils se transforment en chaleur dans le bitume des rues et des trottoirs. Les matériaux des toitures autant que des sols minéraux sont trop sombres et surchauffent au soleil, faisant monter en conséquence la température de l’air. Les fenêtres des immeubles sont trop grandes et sans protection solaire extérieure, laissant les rayons du soleil pénétrer directement dans les intérieurs et y augmenter la température. Et les épaisseurs des murs, trop fines, si les murs ne sont pas isolés thermiquement et pas assez exposés directement au ciel la nuit, ne peuvent profiter de la froideur nocturne qui refroidirait les intérieurs par inertie durant la journée.
Il va donc falloir imaginer le Genève du futur, autant que le Paris de l’an 2100 dans un glissement géographique de 6° vers le Sud, passer pour Genève d’une latitude de 46,2° nord à 40,6°. Paris va devenir Bastia, le climat de Bordeaux va correspondre à celui de Palerme, Lyon à Tanger, et Lille aura d’ici 80 ans un climat comme celui de Madrid aujourd’hui. Face à ces modifications géographiques et climatiques profondes, l’histoire nous montre les trois réponses qui ont été apportées et que l’on voit commencer à se mettre en place à nouveau aujourd’hui simultanément.
La première réponse, pré-moderne, est la plus douce, la plus pacifique, et consiste en une transformation des structures des villes, de ses couleurs, de ses matériaux, de la forme des bâtiments et de ses relations à l’extérieur. Paris va se méditerranéiser, se blanchir, se remplir de fontaines et de jeux d’eau, s’ouvrir aux vents rafraîchissants, s’enterrer pour profiter de la fraîcheur des sous-sols, se resserrer jusqu’à ressembler au Tanger d’autrefois. Ce sont ces mesures d’adaptation climatique que la Ville de Paris et les autres métropoles commencent à tester, que ce soit en blanchissant les rues, où en arborisant les places, cette dernière solution étant profitable pour l’ombrage qu’il apporte sur l’espace urbain comme celui des platanes en Provence mais conduisant en réalité à une augmentation générale de la température de la ville à cause de l’albédo très bas des feuilles des arbres.
La seconde réponse est celle de la modernité. Paris va ressembler à Dubaï, abandonner l’espace public extérieur, dorénavant trop chaud, au profit des espaces intérieurs climatisés. Les rues et les places du centre-ville vont faire place aux Shopping Malls et l’on passera son temps dans les intérieurs des immeubles refroidis grâce à l’air conditionné qui rejettera la chaleur dans les rues qui en deviendront encore plus chaudes et invivables. Cette seconde solution a été appliquée à partir des années 1950 dans le sud des États-Unis notamment, puis aux Émirats arabes unis ou en Asie du Sud-Est, rendant habitables aux humains les climats extrêmes des déserts arides et des jungles tropicales, permettant leur formidable développement à la fois économique et démographique (exactement comme le chauffage central l’avait permis auparavant en Occident en rendant habitables les régions trop froides du globe).
C’est cette solution que l’on adopte déjà quand on va acheter un appareil d’air conditionné pour son appartement parce que la canicule de cet été dure trop longtemps, ou simplement quand on enclenche la clim dans sa voiture. Mais aujourd’hui, parce que cette solution consomme une quantité folle d’énergie encore dépendante des énergies fossiles pour 85 % responsables du réchauffement climatique actuel, elle n’est absolument pas envisageable, à moins que l’on réussisse la transition énergétique dans les quelques années à venir, que l’on abandonne complètement les énergies fossiles pour les énergies renouvelables, ce qui rendra possible ces climatisations sans plus de dommage sur le climat.
Le réchauffement climatique actuel inverserait le curseur et les villes : Paris s’installerait à Édimbourg, Lyon à Düsseldorf et le climat de Bordeaux se retrouverait en l’an 2100 à Bruxelles.
La troisième et dernière solution risque d’être la plus problématique tant que l’on restera dans des politiques à l’échelle nationale. C’est celle de la migration, de l’abandon des villes actuelles trop chaudes au profit de nouveaux emplacements géographiques plus favorables car plus frais, celle que l’on pratique déjà timidement lorsque l’on quitte Paris en été pour la campagne ou d’autres localisations plus en altitude. L’histoire nous en montre de désastreux effets, les longues guerres en conséquence, avant que ne se reconfigurent de nouvelles répartitions territoriales des populations et la paix.
Pour en prendre la mesure, on peut comparer le changement climatique que nous connaissons aujourd’hui avec celui qui s’est abattu en Europe à partir de 1315. Si nous connaissons aujourd’hui un réchauffement climatique dû entièrement aux activités humaines, ce furent des causes naturelles qui entraînèrent ce que l’on a appelé le « Petit Âge Glaciaire », à savoir un refroidissement global du climat européen de 1°C qui dura jusqu’au XIXe siècle. Comme l’explique le climatologiste anglais Hubert H. Lamb, dans son livre Climate, History and the Modern World de 1982, malheureusement jamais traduit en français, les conséquences urbaines en furent un glissement général vers le Sud des populations à la fois humaines, animales et végétales, l’abandon de villes trop froides car trop au Nord pour de nouvelles, plus chaudes car plus au Sud.
Ainsi la cour de Norvège quitta sa capitale historique à Trondheim, située à la latitude de 63,3° Nord, ville qui dès lors déclina, pour s’installer d’abord à Bergen (60,3° de latitude), puis à Oslo (59,9° de latitude) pour établir finalement sa nouvelle capitale à Copenhague (55,7° de latitude), soit un glissement de près de 7° vers le Sud qui suivait le même glissement vers le Sud des populations de harengs qui passèrent en même temps de la mer de Norvège à la mer du Nord. Ces migrations qui eurent lieu partout en Europe, même si elles se faisaient à l’intérieur d’un même royaume, entraînèrent néanmoins de multiples troubles sociaux, autant par exemple dans les Highlands écossais qu’en Bohème.
Mais lorsque ces migrations dépassent les frontières nationales, les conséquences en sont tragiques. Ainsi, la guerre de Cent Ans qui se déroula sur le territoire français de la Guyenne, l’actuelle région de la Nouvelle-Aquitaine, entre le XVIe et le XVe siècle, débuta lorsque les vignobles anglais cessèrent de produire du vin en 1315 au passage du Petit Optimum Médiéval (période climatique chaude et pacifiée qui vit l’essor de la civilisation médiévale européenne) au Petit Âge Glaciaire, entraînant les Anglais dans la conquête des vignobles bordelais dont ils contrôlèrent le territoire jusqu’en 1436 au prix d’une guerre funeste avec le Royaume de France.
Il faut rappeler ici que le vin comme la bière ont constitués depuis le néolithique jusqu’au XIXe siècle plus de la moitié des sources de calories nécessaires aux êtres humains et leur principale source d’« eau » potable. Le réchauffement climatique actuel inverserait le curseur et les villes, plutôt que de descendre de 7° de latitude vers le Sud, devraient remonter de 6° de latitude vers le Nord pour retrouver leur climat original. Paris s’installerait à Édimbourg, Lyon se relocaliserait à Düsseldorf et le climat actuel de Bordeaux se retrouverait en l’an 2100 à Bruxelles.
L’avenir des villes va certainement s’élaborer sur ces trois réponses qui vont être menées conjointement, entre une réadaptation radicales des principes urbains et architecturaux pour rendre vivables les canicules en ville, une transition que l’on espère rapide des énergies fossiles vers les énergies renouvelables, et des migrations vers des lieux plus favorables, où le politique, autant à l’échelle nationale, européenne et mondiale, aura un rôle crucial à jouer pour éviter les guerres que l’on a déjà connues et pour cette raison que l’on devra anticiper et éviter.