Politique

Pour des primaires ouvertes délibératives obligatoires

Économiste

Alors que nos institutions se voient de plus en plus reprocher un fonctionnement antidémocratique, il est grand temps de réinventer notre manière de faire de la politique. De réfléchir concrètement aux changements qu’il faut mettre en œuvre pour garantir davantage de participation au sein de notre système représentatif. Pourquoi, par exemple, ne pas imposer pour l’élection présidentielle l’organisation de primaires ouvertes délibératives obligatoires, afin de permettre aux citoyens de reprendre le contrôle des partis et des mouvements politiques ?

Nous vivons aujourd’hui dans une sorte de grand renoncement collectif. Un renoncement à prendre des décisions et à délibérer, ensemble. Nos institutions démocratiques sont défaillantes. Plutôt que de chercher à les améliorer, beaucoup ont choisi la facilité : accuser les citoyens qui préfèreraient aujourd’hui la « démocratie illibérale » ou la « démocrature » à l’exercice de leur liberté.

La participation électorale n’a jamais été aussi faible ? Pourquoi y voir le reflet d’une déception profonde face à des élections dont les gagnants sont à chaque fois un peu moins à l’image de la société dans son ensemble ! Il est tellement plus simple d’accuser les déçus de la démocratie qui auraient renoncé à l’exercice de leurs droits.

La confiance dans les médias n’a jamais été aussi faible ? Pourquoi s’interroger sur la concentration croissante du secteur entre les mains d’un petit nombre d’industriels ! Il est tellement plus simple de montrer du doigt des citoyens qui n’auraient plus de goût que pour le divertissement.

La vérité, c’est que la démocratie n’existe pas, elle reste à inventer.

C’est pourquoi il ne faut pas voir dans tous ceux qui s’élèvent aujourd’hui contre les conditions de sa mise en œuvre des opposants au principe même de démocratie représentative. Ce principe est très largement accepté ; c’est son exécution qui est problématique. Et c’est donc son exécution qu’il est urgent de repenser.

La démocratie n’existe pas : elle est une quête perpétuelle, une recherche permanente pour changer les règles et briser les pouvoirs établis. Ce que j’entends un peu partout aujourd’hui, ce sont des citoyens qui demandent davantage de démocratie et de participation, pas moins. Revendiquer le référendum d’initiative citoyenne, ce n’est pas demander moins de démocratie, c’est en demander davantage. Revendiquer le référendum abrogatoire, ce n’est pas demander moins de démocratie, c’est en demander davantage. Revendiquer, en France, le passage à une Sixième République, ce n’est pas demander moins de démocratie, mais moins de verticalité. De quoi témoigne l’exigence de budgets participatifs, si ce n’est de la volonté́ de participer à la délibération démocratique ?

La politique, c’est la liberté ; nous ne pouvons y renoncer. Et ne pas y renoncer, c’est penser les changements concrets à mettre en œuvre pour garantir davantage de participation à l’intérieur même de notre système représentatif. C’est ce à quoi je m’attelle dans mon nouveau livre, Libres et égaux en voix, un plaidoyer de combat pour la démocratie armé de propositions concrètes pour transformer les règles et renverser la table ; car c’est une évidence, nous pouvons faire mieux que le monde dans lequel nous vivons.

Un exemple : l’organisation de primaires ouvertes délibératives obligatoires, afin de permettre aux citoyens de reprendre le contrôle des partis et des mouvements politiques. Pourquoi ? Parce que si la démocratie représentative est en échec aujourd’hui, c’est parce que la forme « partis » est en crise. Bien sûr, certains sont autorisés à le croire ; mais il est faux de penser que tel ou tel politique possèderait un talent inné lui permettant de sentir la volonté du peuple. De sentir l’air du temps. De humer et de décider, de trancher en toute (bonne) conscience, de n’interroger que son instinct, car celui-ci serait le fruit d’un dialogue consacré avec la multitude (en vérité plutôt avec lui-même).

Comment démocratiser dans les faits le fonctionnement des partis politiques ?

Désolée de ne pas rêver mais il faut délibérer, et délibérer collectivement. Il est urgent de sortir de cette dictature de l’homme providentiel (quand bien même il s’agirait d’une femme). Moi moi moi… je je je… Qu’ils sont nombreux les responsables politiques à se convaincre avec toute la sincérité du monde qu’ils sont irremplaçables, qu’il faut leur laisser faire leur dernier tour de piste (jusqu’au suivant). Parce qu’à certaines personnalités on ne pourrait pas s’opposer. Parce que la légitimité d’un groupe parlementaire ou d’un mouvement politique tout entier serait entre les mains de la popularité d’un seul individu. L’instauration du suffrage universel aurait dû nous conduire à penser la représentation ; or, par un étrange glissement tout à la fois historique et sémantique, on est passé de représentation à incarnation.

Comment démocratiser dans les faits le fonctionnement des partis politiques ? En commençant par le commencement et en retirant aux partis le monopole de la désignation. Ou, pour le dire autrement, en rendant obligatoire pour l’ensemble des partis présentant des candidats à une élection et bénéficiant du financement public le respect d’un certain nombre de règles très strictes en matière de transparence et de gouvernance. Cela implique notamment la publication des statuts de l’organisation et la mise en place de procédures démocratiques permettant à l’ensemble des membres de participer activement à son fonctionnement, en particulier par l’instauration d’un processus de primaires délibératives ouvertes à tous les citoyens (moyennant naturellement l’adhésion aux principes et aux valeurs du parti en question). Dit autrement : on ne peut pas participer à l’exercice de la démocratie au niveau national si on ne commence pas par la pratiquer au sein de sa communauté politique.

Prenons un exemple concret : l’élection présidentielle en France. Pour être candidat à cette élection aujourd’hui, un électeur français doit avoir réuni au moins 500 parrainages d’élus. Je propose de remplacer ce système par une formule tout à la fois plus démocratique et participative. Pour pouvoir présenter un candidat à l’élection, chaque parti devra organiser un processus délibératif incluant au moins 1% du corps électoral. Le candidat sera désigné à l’issue d’une primaire ouverte entre un minimum de deux personnes de sexe opposé.

Parce que les idées doivent prendre le pas sur l’incarnation, on pourrait aller plus loin et envisager que le processus délibératif implique également un vote sur des éléments de programme, avant ou après le choix du candidat. Mais il faut commencer par mettre en place une règle simple, immédiatement applicable pour tous les partis et mouvements politiques : pourra être candidat à l’élection présidentielle tout candidat élu par son parti au terme d’une primaire ouverte impliquant au moins 1% du corps électoral (cette condition de 1% venant remplacer le principe des 500 parrainages qui date d’un autre âge) et deux candidats de sexe opposé. Pourquoi ne pas instaurer un tel système tout à la fois plus démocratique et plus participatif dès l’élection de 2022 ?

Bien sûr, il ne s’agit que d’une base de réflexion. Deux candidats par exemple, certains trouveront cela insuffisant, et l’on pourrait imaginer que la primaire implique au moins trois ou quatre candidats ce qui, au-delà de la question du genre, permettrait de prendre en compte la dimension non moins importante de la parité sociale ou celle des minorités visibles. Les primaires devront être « ouvertes », mais les partis pourront bien évidemment demander aux votants de signer une déclaration d’« adhésion » par laquelle ils s’engagent à se reconnaitre dans la ligne du mouvement (dans l’esprit de la primaire organisée par le Parti de l’Olivier en Italie en 2006 ou de la charte d’adhésion aux valeurs de la droite des Républicains en France lors de leur primaire de 2016). Doit-on craindre que des adversaires politiques viennent perturber le processus de la primaire ? L’exemple états-unien nous apprend que cela est fort peu probable ; une façon de le garantir serait d’organiser ces primaires simultanément pour l’ensemble des partis.

D’ailleurs, il est important de noter qu’aucun pays ne semble encore avoir trouvé le système parfait et que certains ne manquent pas d’imagination ! Ainsi, l’Argentine a instauré en 2011 un système de primaires ouvertes obligatoires et simultanées : les PASO (Primarias Abiertas, Simultaneas y Obligatorias). En amont de l’élection présidentielle a lieu une élection primaire au cours de laquelle l’ensemble des différents candidats au sein de chacun des partis s’affrontent pour devenir le candidat de leurs partis respectifs. Les partis doivent obtenir le vote d’au moins 1,5% des votants pour que leur candidat puisse se présenter à l’élection présidentielle. Ce système original – qui sert tout à la fois de primaire et de filtre à l’élection – présente cependant un certain nombre de limites, à commencer par le fait que tous les partis peuvent y participer, même s’ils ne présentent qu’un seul candidat. Or que constate-t-on ? Lors de la primaire organisée le 11 août 2019, aucun des partis en lice n’a présenté plusieurs candidats ; belle leçon de démocratie ! Il me semblerait donc important de modifier ce système afin d’imposer au moins deux candidats pour chacun des partis.

De multiples autres réformes devront être mises en œuvre pour redonner à chacun sa part de bonheur public, c’est-à-dire la possibilité de faire l’expérience de la liberté publique.

Permettez-moi de souligner au passage que ceux qui utilisent l’argument de l’élection présidentielle de 2017 en France – qui a vu la défaite inédite des deux partis traditionnels de la droite (Les Républicains) et de la gauche (le Parti socialiste) – comme démonstration de l’inefficacité d’un système de primaires ouvertes se trompent doublement. D’une part car ils tirent d’un moment historique particulier des conclusions qui ne tiennent pas compte des spécificités de ce moment. Par exemple, ce sont de toute évidence les révélations du Canard enchainé concernant les emplois fictifs de son épouse qui ont fait perdre François Fillon, et non le fait d’avoir organisé des primaires.

De manière plus importante encore, ils se trompent quand ils voient dans les primaires ouvertes la cause de la crise des partis traditionnels. Les partis sont en crise depuis des décennies, bien avant la mise en place en France de telles primaires. Les primaires doivent plutôt être vues comme une tentative de réponse à cette crise ; une façon – certes imparfaite – de renouer un lien de confiance entre les citoyens et leurs représentants. Ils se trompent également car ils ne proposent pas de véritable alternative démocratique à celle des primaires ouvertes et font comme si l’on pouvait revenir sans risque sur des acquis que beaucoup considèrent comme un important progrès démocratique.

Certes, il est sans doute vrai que le fonctionnement autocratique d’un mouvement politique garantit la stabilité de sa ligne politique ; mais est-ce vraiment ce que nous voulons ? Parce que je crois dans la démocratie représentative et dans ses institutions, il me semble important de souligner la nécessité d’une démocratisation de ces institutions. Sinon, c’est la démocratie représentative dans son ensemble que les citoyens finiront par balayer. Notons d’ailleurs qu’étant donné que dans le système que je propose tous les candidats seront issus d’une primaire ouverte, aucun ne partira avec un désavantage comparatif.

Sans doute existe-t-il un risque que certains mouvements ou partis centrés autour d’un chef ou d’une cheffe charismatique – on pense en France au Rassemblement national, à La République en marche ou à La France insoumise – se contentent de primaires délibératives de façade ou de ratification, compliquant à loisir les conditions d’adhésion, de participation et de candidatures. Les exigences de transparence et de concurrence minimale fixées par la loi permettront à tout le moins d’introduire davantage de délibération, de participation et de contestation au sein d’organisations qui en manquent singulièrement. Cela les incitera peut-être d’ailleurs également à davantage d’union ; car aller divisés à la primaire, c’est prendre le risque de ne pas réunir 1% du corps électoral.

Bien sûr, il ne s’agit que d’une proposition, et de multiples autres réformes devront être mises en œuvre pour redonner à chacun sa part de bonheur public, c’est-à-dire la possibilité de faire l’expérience de la liberté publique. J’analyse dans Libres et égaux en voix la mise en place d’Assemblées véritablement représentatives (en particulier en termes de représentation des femmes et des catégories populaires), les conditions d’un usage étendue et raisonnée du référendum, les moyens d’une philanthropie repensée et égalitaire, les conditions d’un renouveau médiatique et citoyen. La politique, c’est la liberté. En refusant au plus grand nombre cette liberté, c’est à la violence que l’on se condamne. Ceux qui nous gouvernent ne devraient jamais oublier que, comme l’a si bien dit Hannah Arendt, la volonté de puissance « n’est pas une caractéristique des forts, il s’en faut ; c’est comme l’envie et la cupidité un vice des faibles, et peut-être le plus dangereux ».

NDLR : Julia Cagé publie cette semaine Libre et égaux en voix aux éditions Fayard.


Julia Cagé

Économiste, Professeure à Sciences Po Paris