Italie : une République déconstruite par l’anti-antifascisme
« Tous les antifascistes n’ont pas lutté pour la liberté, certains l’ont fait pour l’hégémonie soviétique en Italie. Et tous les fascistes n’étaient pas des crapules, comme le prétend la “vulgate antifasciste”, l’histoire écrite par les vainqueurs. » Ces mots datent de janvier 2020, et ils n’ont pas été publiés dans Primato Nazionale (le canard de CasaPound) ou le Secolo d’Italia, ni prononcés par Giorgia Meloni ou Matteo Salvini. Non, ils sont apparus dans le Corriere della Sera, sous la signature d’un important éditorialiste, Aldo Grasso[1]. Et il ne s’agit pas là d’une exception regrettable.
Un autre exemple pris au hasard : l’année précédente, un autre éditorialiste renommé du Corriere, Perluigi Battista, s’était rangé du côté de ceux qui étaient favorables à la présence, parmi les exposants au Salon du livre de Turin, d’un éditeur au programme ouvertement fasciste. « Ne pas considérer les opinions différentes, même diamétralement différentes, comme des délits : les délits d’opinion sont détestables, toujours. Ne pas penser qu’on peut faire valoir ses propres opinions avec l’aide de la police : c’est la tentation des mesquins, en plus de celle des intolérants. Ne pas discriminer des auteurs importuns, qui présentent leurs livres importuns dans une manifestation culturelle qui devrait plutôt connaître la beauté des batailles des idées, et non pas le conformisme de ceux qui prétendent en avoir le monopole[2]. »
La « troisième voie » de Grasso comme la rhétorique de la tolérance de Battista sont les témoins d’une attitude largement partagée par la bourgeoisie italienne qui se veut libérale, et qui trouve dans le Corriere sa référence : une attitude que l’on pourrait appeler anti-antifascisme.
« Aujourd’hui, l’antifascisme n’est plus un devoir civique »
Giorgio Bocca, dans Micromega, écrivit en 2004 à propos de ce trouble de notre classe dirigeante. Il vaut la peine de citer précisément cet article, intitulé « Stop à l’anti-antifascisme », et dont le chapô disait : « Sous le régime berlusconien, l’antifascisme est de nouveau l’ennemi du système, l’objet d’une croisade anti-partisane qui fait son chemin à l’aide des thèmes et des méthodes de la diffamation, des chantages clientélistes, de la falsification de l’histoire (que l’on trouve aussi parmi la supposée opposition). »
« Un tel, qui se proclame le porte-parole de la communauté juive de Milan, a soutenu dans une interview accordée à Sette, l’hebdomadaire du Corriere della Sera, la thèse suivante : la rapide conversion du fascisme à l’antifascisme de la part de nombreux jeunes au moment de la chute du régime ne convainc pas, elle a été trop rapide ; il a manqué un “travail historique”. En revanche, le retour à la démocratie des néofascistes est plus convaincant : ils ont mis 60 ans pour mûrir de solides et sérieuses convictions démocratiques. Première conclusion : les juifs aussi peuvent être de parfaits idiots, quand pour eux 20 mois de guerre partisane ne représentent pas un travail historique mais 60 ans de rumination fasciste, si. Deuxièmement : derrière l’apparente idiotie, il y a l’habituelle, l’historique, la stratégique manœuvre de la droite autoritaire faisant volte-face pour parvenir à un nouvel unanimisme. Le chaperon rouge appliqué à la politique, le loup qui se déguise en agneau. La conversion à 360 degrés de Gianfranco Fini est une de ces acrobaties que seuls les grands cyniques antidémocratiques savent accomplir, justement parce qu’ils sont privés de conscience et de responsabilité démocratiques : jeter les accords par-dessus bord, assumer les apostasies les plus outrecuidantes et les plus honteuses, c’est ce que montrent les histoires des fascismes. La conversion du néofascisme italien à l’antifascisme a été une des pages les plus indécentes de la politique italienne et l’indifférence avec laquelle elle a été accueillie par l’opinion publique est à la mesure de la décomposition civile et politique du pays, sa façon de naviguer dans le vide. Ce sens du vide, la gauche migliorista y contribue aussi : dans une émission télévisée, Massimo d’Alema a confirmé sa vocation au suicide en affirmant que nous ne sommes pas une dictature et que nous vivons dans un très satisfaisant État de droit. Un des leaders de l’opposition, un de ceux qui passent pour un fin politique, s’est ainsi tiré une balle dans le pied, lui qui avait expliqué, avant cette stupéfiante déclaration, que le gouvernement Berlusconi n’a pas fait autre chose que s’occuper des intérêts personnels de son patron, s’est engagé à fond dans la guerre contre la magistrature, a obtenu des privilèges anticonstitutionnels et a pris possession de l’information audiovisuelle[3]. »
Bocca continuait en disséquant la « croisade contre l’antifascisme », qui passe avant tout par l’équivalence des camps opposés : « Il faut respecter ceux qui sont tombés pour l’Italie, même ceux de Salò, ils combattaient pour des idéaux : une rhétorique confuse, un même sac où tout ranger, une falsification de l’histoire. »
Entre l’année 2004, où Bocca exprima cette analyse ferme et lucide, et l’année 2019-2020 où l’on a pu lire Grasso et Battista, que s’est-il passé ? Il s’est passé que, dans le débat public, l’anti-antifascisme a gagné. Il s’est passé, comme s’en réjouit Giuliano Ferrara, que « nous nous sommes libérés [de l’antifascisme], grâce à la vraie culture démocratique et libérale, à son historiographie (Renzo De Felice et ses disciples) et à l’initiative politique libératrice d’une droite qui peut ne pas plaire et qui eut en Craxi, un socialiste de premier ordre, un chef et prédécesseur de Berlusconi. Aujourd’hui, l’antifascisme n’est plus un devoir civique[4]. »
Si nous sommes arrivés à cet horrible objectif, cela relève aussi de la responsabilité de ceux qui ont assumé des fonctions au sommet de l’État durant ces dernières décennies : et plus particulièrement – il me coûte de le dire – de ceux qui provenaient du centre gauche.
C’est le 9 mai 1996 que Luciano Violante prononce ce discours d’investiture à la présidence de la Chambre des députés : « Je me demande si l’Italie d’aujourd’hui – et donc nous tous – ne devrait pas commencer à réfléchir aux vaincus d’hier ; non pas parce qu’ils auraient pu avoir raison ou parce qu’il faut respecter, pour des convenances peu claires, une sorte d’inacceptable égalité des opinions, mais plutôt parce qu’il convient de s’efforcer à comprendre, sans révisionnismes falsificateurs, les raisons pour lesquelles, quand tout était perdu, des milliers de jeunes, et surtout de jeunes femmes, se rangèrent du côté de Salò et non pas du côté des droits et de la liberté [applaudissements]. Cet effort, à distance d’un demi-siècle, aiderait à saisir la complexité de notre pays, à faire de la libération une valeur pour tous les Italiens, à déterminer les limites d’un système politique dans lequel on se reconnaît par le fait simple et déterminant que l’on vit dans ce pays, que l’on se bat pour son futur, qu’on l’aime, qu’on le veut plus prospère et serein. Après, ensuite, à l’intérieur de ce système communément partagé, pourront prendre place légitimement toutes les différences et confrontations. »
Au-delà de toutes les réserves incidentes dont Violante parsème son discours, le sens est clair et correspond exactement au renversement de la perspective de la Constitution : comme l’explique Francesco Pallante dans ce même numéro de Micromega [5], pour les fascistes la Constitution elle-même relève d’un ordre imposé qui s’exclut des libertés démocratiques. Or dans l’Italie constitutionnelle et démocratique, il ne peut pas y avoir « un système communément partagé » avec les fascistes, qui en tant que tels restent à l’extérieur de celui-ci et en subissent les effets : réciproquement, la construction de ce « partage » ne peut signifier autre chose pour eux que la mise au rebut du préalable antifasciste, et donc la fin de l’antifascisme qui informe la Charte dans chacun de ses articles.
En 2001, ce fut le tour du président de la République. Le 14 octobre, aux environs de Bologne, Carlo Azeglio Ciampi tint ce discours : « Nous avons toujours en tête, dans notre vie quotidienne, l’importance de la valeur accordée à l’unité de l’Italie. Cette unité que nous ressentons comme essentielle pour nous, cette unité, qui, aujourd’hui, après un demi-siècle, nous devons pourtant le dire, était le sentiment qui animait beaucoup de ces jeunes qui firent alors des choix différents et le firent en croyant servir pareillement l’honneur de leur patrie. » Paroles extraordinairement malheureuses, et dont on doit le meilleur commentaire à Antonio Tabucchi :
« Avec l’euphémistique circonlocution “jeunes qui firent des choix différents”, le président ne peut faire allusion qu’aux nazi-fascistes de Salò, c’est-à-dire à ces gens qui se rallièrent militairement à Mussolini et Hitler après la reddition de l’Italie. […] Le fait est que Ciampi ne peut pas se permettre de dire ce qu’il veut, parce que depuis les hauteurs de sa charge, en fournissant des informations erronées aux jeunes et aux citoyens, et en particulier à ceux qui n’ont pas accès à l’étude de l’histoire, il désoriente gravement l’opinion publique italienne déjà fortement désorientée. Que ceux qui firent le choix du nazi-fascisme furent animés d’un sentiment de l’unité italienne est une fausseté historique grossière. La république de Salò, née après le 8 septembre 1943 (date de l’armistice demandé par l’Italie aux Alliés), fut un État fantoche créé par les nazis dans le Nord de l’Italie, plus ou moins dans les territoires qui aujourd’hui sont aux mains du parti séparatiste de la Lega ; et l’idée selon laquelle ce mini-État artificiel, bastion du nazi-fascisme, aurait tendu vers l’unité de l’Italie équivaut à dire que la république de Vichy aspirait à l’unité de la France. Qu’ensuite dire que les républicains fascistes, troupes serviles des nazis, auteurs de massacres, tortionnaires et bourreaux, des symboles de mort tout à fait explicites sur leurs uniformes, auraient pu croire avoir servi “l’honneur de la patrie”, rabaisse l’idée de patrie et le concept d’honneur. Ciampi en appelle à une présumée bonne foi, ajoutant que certains jeunes firent des “choix erronés”, et laissant entendre qu’il convient d’absoudre ces choix parce qu’ils furent faits de bonne foi. Avec le même raisonnement on pourrait parvenir à absoudre les terroristes de Ben Laden, qui sont sans aucun doute mus par une leur “bonne foi”, et même une trop bonne foi. Lundi 15 octobre, quand est arrivée, dans un amphithéâtre de la Sorbonne, la nouvelle du discours de Ciampi, le juriste Antonio Cassese clôturait son cours de la Chaire Blaise-Pascal par un débat sur la justice pénale internationale mené conjointement avec Robert Badinter, Philippe Kirsch, “père” du statut de la Cour pénale internationale, et le Président du Tribunal pénal international de La Haye Claude Jorda. Durant les intervalles, bavardant dans la cour avec les nombreux étudiants, je leur ai lu les paroles du président de la République italienne. Ils m’ont regardé avec stupeur. L’un d’eux m’a conduit devant la plaque commémorative de la cour d’Honneur, où sous une longue liste de noms est écrit : “Aux professeurs et aux étudiants tombés pour la France, 1939-1945.” L’unité de la France est là, dans les noms de cette plaque, et non pas dans ceux de leurs assassins. Si le président Chirac en venait à raconter que les collaborateurs ou les policiers de Vichy ont quand même agi pour l’honneur de la patrie, on l’accueillerait par des sifflets. En Italie personne ne siffle. Le “blanchissage” [Ndlr – en français dans le texte] de Salò a commencé il y a longtemps. De son initiateur, l’ex-communiste Violante, on dit qu’il aurait des ambitions de chef d’État et donc qu’il aurait à conquérir la sympathie de la droite parlementaire[6]. »
Refoulement, équivalence, révisionnisme : ignorance et manipulation de l’histoire dans un seul but, la réhabilitation des fascismes.
En 2004, ce climat culturalo-politico-institutionnel révisionniste accoucha du Jour du souvenir, qui vise à « conserver et renouveler la mémoire de la tragédie des Italiens et de toutes les victimes des foibe, de l’exode des Istriens, Fiumains et Dalmates de leurs terres après la seconde guerre mondiale, de la plus complexe histoire des confins orientaux [Ndlr – de l’Italie] ». La loi qui l’institua fut soutenue surtout par les parlementaires d’Alleanza Nazionale et de Forza Italia, les premiers signataires ayant été Roberto Menia et Ignazio La Russa, deux ex-membres du Movimento Sociale Italiano. Avoir choisi pour date le 10 février n’est pas innocent : le Jour du souvenir se présente explicitement comme une réponse du camp fasciste au Jour de la mémoire, qui commémore les victimes de la Shoah moins de deux semaines avant, le 27 janvier de chaque année. Encore une fois, le mot-clé est : équivalence.
Qu’on soit finalement parvenus à ce résultat est confirmé par exemple par le message que le président Sergio Mattarella a envoyé pour ce Jour du souvenir 2020. Après avoir écrit que « la dictature du communisme […] déchaîna, dans ces régions frontalières, une persécution contre les Italiens, parfois sous couvert de représailles contre les brimades fascistes, mais qui revint purement et simplement à une épuration ethnique, laquelle frappa de façon atroce et généralisée une population désarmée et innocente », le chef de l’État poursuit ainsi : « On le doit surtout à la lutte opiniâtre des exilés et de leurs descendants si aujourd’hui, même si ce fut long et laborieux, le triste chapitre des foibe et de l’exode est sorti de l’ombre et fait maintenant partie de l’histoire nationale, acceptée et partagée. Conquérant, consciencieusement, la dignité de la mémoire. Existent encore de petites poches de regrettable négationnisme militant. Mais aujourd’hui le véritable adversaire à combattre, plus fort et plus insidieux, est l’indifférence, le désintérêt, la négligence, qui se nourrissent souvent de la connaissance lacunaire de l’histoire et de ses faits. »
Ce fut cette fois Angelo d’Orsi qui expliqua à Mattarella (qui reçut dans les heures qui suivirent les remerciements émus de Giorgia Meloni) pourquoi ces paroles sont graves et inacceptables : « Je vous écris pour vous faire part de mon amertume et de ma perplexité après votre discours du 10 février, dans lequel vous ne vous êtes pas limité à rendre justice à ceux qui, dans la narration courante, sont désormais les “martyrs des foibe”, mais vous avez aussi utilisé une expression historiquement erronée, politiquement dangereuse, moralement inacceptable : “épuration ethnique”. Vous êtes, monsieur le président, tombé dans le piège de l’équivalence entre le grand, l’épouvantable crime, le génocide de la Shoah et les événements des confins orientaux, qui advinrent entre l’Italie et la Yougoslavie durant la période 1941-1948, grosso modo. »
D’Orsi se concentre sur « l’usage incorrect du terme “négationnisme” », « qui se réfère, au sens propre, aux théories qui nient Auschwitz, ou bien qui soutiennent qu’il n’y a jamais eu de volonté exterminatrice et génocidaire dans le nazisme. Depuis quelque temps, hélas, la droite autoritaire s’est emparée du mot et l’utilise à sa guise, et en particulier en fait un abus stupéfiant quand il s’agit de la “question foibe”. Elle colle cette étiquette, évidemment infâmante, à qui se consacre scientifiquement – tous les historiens dignes de ce nom – à la recherche de la vérité portant sur “l’histoire complexe des confins orientaux”, comme le dit la loi de 2004 instituant le “Jour du souvenir”, qui n’a pas été adossé à celui “de la mémoire” par hasard, et qui au contraire ne devrait pas nous faire oublier le jour même de l’ouverture des portes d’Auschwitz par l’Armée rouge. Vous, monsieur le président, avez parlé, non sans un mépris manifeste, de “petites poches de regrettable négationnisme militant”, qui s’obstineraient à nier : mais quoi ? L’“épuration ethnique” qui est ici identifiée comme la somme des “crimes communistes” dans ces terres. Et de façon méritoire vous invitez à l’étude de l’histoire. Mais c’est précisément ce que les “négationnistes” mentionnés dans le message tordu que vous avez tenu cherchent à faire, et ils s’en trouvent insultés, isolés, presque rayés de la carte. Et pendant que des journalistes sans éthique ou des politiciens en chasse de voix débitent des chiffres fantastiques (1 000, 2 000, 10 000, 20 000, jusqu’aux 30 000 annoncés en ouverture hier d’un important journal télévisé), le travail patient du chercheur propose une autre version, fruit de fouilles (y compris celles, terribles, des grottes karstiques appelées foibe), de l’accumulation de documents, des témoignages vérifiés. L’historiographie nous dit tout autre chose que les bavardages politico-médiatiques : les victimes avérées, à l’heure d’aujourd’hui, ne furent pas tellement plus de 800 (y compris les militaires), dont un bon nombre exécutées parce qu’entachées de crimes aussi authentiques que tus contre les populations locales […] Votre discours, permettez-moi de le dire, fait en définitive un grand tort à la conscience historique vers laquelle, et c’est à tout à votre honneur, vous invitez à tendre, et génère des conflits que vous-même et la loi de 2004 voudraient clore[7]. »
Refoulement, équivalence, révisionnisme : ignorance et manipulation de l’histoire dans un seul but, la réhabilitation des fascismes. C’est dans ce contexte que l’on doit lire le terrible document approuvé par le Parlement européen le 19 septembre 2019, ironiquement intitulé « Importance de la mémoire pour le futur de l’Europe » et qui met sur le même plan le nazi-fascisme et le communisme. Un texte, comme l’écrit l’Association nationale des partisans d’Italie, qui rapproche « dans une réprobation unique les opprimés et les oppresseurs, les victimes et les bourreaux, les envahisseurs et les libérateurs, ignorant en outre l’effrayant tribut de sang payé par les populations de l’Union soviétique (plus de 22 millions de morts) et jusqu’au symbolique événement de la libération d’Auschwitz par l’Armée rouge. Devant un danger croissant de nazi-fascismes, racismes, nationalismes, on choisit la voie des divisions déchirantes au lieu de l’unité responsable et rigoureuse ».
En conclusion, quand on se demande comment il est possible que des villes comme Pistoia ou l’Aquilà soient gouvernées par des maires Fratelli d’Italia liés à la CasaPound ; comment il est possible que la CasaPound elle-même puisse se présenter à des élections ; qu’un professeur explicitement nazi ait enseigné la philosophie du droit à l’université de Sienne ; que la ville de Florence ait célébré comme un père de la patrie un Franco Zeffirelli explicitement raciste et jamais lassé de louer les bonnes choses accomplies par Mussolini ; que l’on peine à trouver un juge disposé à faire appliquer les lois Scelba et Mancino[8] ; que la majorité des commentateurs se soient tant scandalisés après la décision de Facebook de fermer la page de la CasaPound – la liste pourrait être encore plus longue ; quand on cherche une réponse à tout ça, il ne faut pas oublier que le rejet de l’antifascisme et la réhabilitation du fascisme sont à mettre principalement au compte des sommets mêmes de la République, en plus de l’extraordinaire efficacité de la provocation révisionniste (que l’on pense aux faux essais historiques ultra-populaires d’un Giampaolo Pansa).
De la « belle théorie de la continuité de l’État, une continuité qui veut dire immobilité, ou, pire, retour en arrière. Et qui veut enfin dire simplement pouvoir rester assis sur la même chaise[9] », et qui empêcha de purger l’État de ses dignitaires fascistes, nous sommes passés à la belle théorie du « système de valeurs partagé » : au cœur, il y a la trahison d’une gauche qui a troqué l’indulgence envers son propre (lointain) passé communiste contre une ouverture aux fascistes. Et surtout l’éternelle zone grise de cette bourgeoisie italienne étroite d’esprit et ignorante, qui non seulement lit, mais aussi possède le Corriere. La même qui aujourd’hui jubile à l’idée des affaires rendues possibles par le coronavirus, la même qui a toujours regardé avec méfiance notre Constitution, en la qualifiant carrément de « soviétique » (ainsi Berlusconi). Un establishment uni dans le partage viscéral d’une valeur fondamentale : l’anti-antifascisme.
La version originale de cet article a paru dans la revue italienne Micromega, n° 3 (avril), 2020.
Traduit de l’italien par Cécile Moscovitz.