Société

Un désir de peine de mort ?

Politiste

Les médias ont récemment repris en chœur le résultat du sondage d’opinion « Fractures françaises » commandé par la Fondation Jean Jaurès et l’Institut Montaigne, révélant que 55% des Français étaient favorables à la peine de mort. Alors que le débat est clos depuis 40 ans, oser poser cette question « hors-sol » apparaît totalement irresponsable. En prenant le risque de réinscrire la peine de mort dans le débat public, elle la rend de nouveau pensable…

Les médias ont récemment repris en chœur le résultat du sondage « Fractures françaises » du Monde, de la Fondation Jean Jaurès et de l’Institut Montaigne, révélant que 55% des Français étaient favorables à la peine de mort. L’information arrive de nulle part, et ne renvoie à rien de connu, tant le débat sur la peine capitale est clos depuis quarante ans. Qu’a donc bien pu mesurer ce sondage ? Et surtout qu’aurait-il pu montrer d’autre ?

S’il y a bien un apport des sciences sociales, c’est d’avoir démontré que les sondages révèlent surtout l’imaginaire de ceux qui les font. Clairement, la peine de mort fait partie des grandes questions qui ont agité la société française pendant des siècles, mais force est de constater que ce n’est plus le cas. Si épisodiquement le rétablissement du châtiment suprême est brandi comme un chiffon rouge par quelques élus d’extrême droite, le nombre de dépôts de propositions de loi en ce sens a été négligeable, et aucune n’avait de chance d’aboutir, faute notamment d’une majorité politique ou d’une « majorité d’idées » au Parlement.

Depuis l’abolition de 1981, le débat sur la peine de mort s’est en fait déplacé vers les pays qui la pratiquent encore, en particulier les États-Unis, ainsi que les régimes qui y recourent massivement, souvent pour liquider des opposants politiques, au terme de procès expéditifs, quand il y en a (Arabie Saoudite, Chine, Iran). À l’ONU, l’idée d’une abolition universelle revient fréquemment, pour essayer de peser sur l’agenda politique des pays dits « rétentionnistes », et la France y fait entendre sa voix. Mais dans l’Hexagone, les débats sociétaux de ces dernières années n’avaient pas la peine de mort pour objet, et elle ne surgit pas non plus spontanément dans les discussions quotidiennes.

Sous tous ces aspects, la question du sondage apparaît donc « hors-sol », et surtout très imprudente, qui laisse penser que la dispute est toujours brûlante. Qui prend surtout le risque de laisser croire que puisque le débat a été intense, il n’est jamais achevé, et qu’à ce compte d’autres avancées politiques ou sociales pourraient aussi être remises en cause, de l’avortement au mariage pour tous, par exemple.

Enfin, le sondage fait comme si la peine de mort pouvait être facilement rétablie, par le fait du prince ou une soudaine demande sociale appelant un référendum, et en tout cas dans une méconnaissance complète du droit. Car non seulement l’abolition en toutes circonstances a été constitutionnalisée en 2007, mais encore la France avait ratifié en 1986 au niveau européen un Protocole prohibant l’usage de ce châtiment en temps de paix. Bien sûr, si un ou une démagogue venait à prendre le pouvoir en France, la guillotine pourrait être à nouveau érigée, ou un autre mode d’exécution adopté, de manière autoritaire et arbitraire, via des ordonnances ou des « actes constitutionnels » de type vichystes, mais ce serait au prix d’un démontage en règle de l’État de droit…

La mise en relief des 55% d’avis favorables ne dit pas un véritable attachement à la peine de mort.

Il y a donc dans la question posée par Ipsos/Sopra Steria une certaine désinvolture, qui réintroduit la peine de mort dans le débat public, et la rend même de nouveau pensable. Quelle responsabilité ! La surprise de cette réintroduction est d’autant plus grande que la peine de mort est mentionnée dans une question isolée et flottante, au milieu de plusieurs dizaines d’autres sur des sujets variés, et dans un passage du sondage destiné à mesurer « l’adhésion aux valeurs autoritaires ».

La peine de mort n’existant plus en droit français, quelle perception en ont réellement les répondants ? Quelles connaissances pratiques ou juridiques peuvent-ils bien activer pour répondre à cette énigme ? Surtout, la génération qui a connu l’abolition voit-elle la mort donnée par l’État de façon identique à la génération des 18-40 ans ? Impossible de le savoir, car le sondage ne ventile pas par âge (mais par sympathie partisane), et ne contient aucune appréciation qualitative.

De même, n’aurait-on pas pu mesurer une volonté de fermeté en interrogeant l’échantillon des 1030 répondants sur leur vision du maintien de l’ordre, de l’emprisonnement, des centres éducatifs fermés, du bracelet électronique ou des peines en général ? Le sondage évoque la justice incidemment, mais pas de manière concrète (expérience personnelle des sondés, coûts des procédures, perception des tribunaux, des différents ministres de la Justice, etc.). Non seulement il n’y a aucune question en ce sens, mais la vision du rapport à l’autorité reste très générale (retour de l’autorité comme « valeur » et désir d’un chef à poigne).

Paradoxalement, le sondage se piège lui-même, car si cette question sur la peine de mort fait retour chaque année, même en l’absence d’actualité la concernant, c’est pour les besoins d’une comparaison avec les résultats des enquêtes précédentes. Entre 2014 et 2020, le taux d’attachement à cette peine disparue oscille entre 44 et 55%, finalement dans des proportions qui varient peu et qui, compte tenu de la taille de l’échantillon, ne sont pas significatives. En outre, le sondage n’indique pas le nombre des « sans réponse », laissant croire que sur un sujet aussi délicat l’opinion exprimée est toujours tranchée, si j’ose dire. La mention de ce chiffre aurait permis d’indiquer une autre proportion d’individus « d’accord » avec le principe du retour de la peine de mort, qui ne serait sans doute pas majoritaire dans l’opinion.

A part faire sourdre une inquiétude chez les partisans de l’abolition, ou chez ceux qui dénoncent une montée de la violence étatique – visible par exemple dans les brutalités policières – la mise en relief des 55% d’avis favorables ne dit pas un véritable attachement à la peine de mort. On est classiquement ici, comme avec d’autres questions, dans l’imposition aux sondés d’une solution autoritaire qui pourrait à leurs yeux tenir lieu d’une politique plausible. Sans aucune considération ni pour le fait que cette peine a justement été supprimée, sans que depuis 1981 il n’y ait eu aucune manifestation pour la rétablir, ni pour ce qui permettrait pour les enquêtés un retour à l’autorité jugée bafouée. La Fondation Jean Jaurès, réputée proche du Parti socialiste, qui est précisément le parti qui a historiquement aboli la peine capitale, aurait pu encadrer ou préciser l’interrogation, et surtout lui trouver un substitut dans le questionnaire.

Si le rétablissement du châtiment suprême, ou pourquoi pas aussi des châtiments corporels, fonctionne comme un cliché nostalgique de fermeté judiciaire, il y a loin du désir de promouvoir l’autorité au rêve d’un État autoritaire. Une demande de sévérité accrue de la Justice pour les violeurs ou les fraudeurs fiscaux n’est pas nécessairement d’une nature différente de la demande d’une Justice impitoyable avec le crime. Si les commanditaires de l’enquête avaient proposé une acception plus large de la notion d’autorité, sa distribution sur le spectre partisan aurait été bien différente. Un sondage qualitatif sans questions fermées serait certes plus long à dépouiller, mais aurait le mérite insigne de laisser place à l’inattendu et à des représentations sociales autrement inaccessibles.

En situation d’échanges, le contre-argumentaire abolitionniste produit des effets notables.

Pour susciter depuis des années des discussions sur la peine de mort dans un cadre pédagogique contrôlé et restreint – un cours d’histoire des idées et un cours sur la violence politique – avec des étudiants et parfois des lycéens, la richesse des positions est loin d’être aussi binaire que la réponse au sondage. Un désir d’autorité existe bel et bien chez certains, et peut se mesurer ici dans des argumentaires et des références parfois surprenantes. Les États-Unis sont ainsi mobilisés pour montrer qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre démocratie et peine de mort. L’usage d’une violence étatique éliminatrice peut ainsi être tolérée si elle est limitée et si elle peut mettre fin à des situations où la loi et la peur du gendarme ne semblent plus faire effet.

De même, quelques étudiants, toujours des hommes, ne cachent pas leur attraction pour des leaders brutaux – ce que voulait aussi mesurer le sondage –, type Jair Bolsonaro ou parfois Rodriguo Duterte aux Philippines, qui a autorisé sa police à tuer les trafiquants de drogue. Alors que les propositions visant à rétablir la peine de mort avaient à l’esprit les meurtres d’enfants, de personnes âgées ou d’agents de l’État, c’est aux terroristes, aux récidivistes et aux criminels sexuels que les étudiants les plus vindicatifs la réserveraient.

L’étonnement prime chez ces répondants qu’un État aussi puissant que l’État français ne parvienne pas à juguler le deal de drogues, et autres crimes et délits mineurs, dont ils sont parfois témoins, et qui leur paraissent pouvoir être facilement balayés par une action forte. Le désir d’autorité peut aussi se mesurer à l’inquiétude des débordements de manifestants comme de policiers, surtout depuis les mobilisations des Gilets Jaunes, comme à l’inquiétude de diverses formes de violence politique, des attentats aux passages à l’acte contre des minorités. La violence n’est donc pas étrangère à l’horizon politique de la jeune génération, voire de la plus jeune, qui s’entraîne dès l’école primaire à se cacher en cas d’intrusion ou d’attaque, pour s’en prémunir. Simplement, elle existe dans ses deux faces, celle qui est subie, et celle dont le bras armé de l’Etat pourrait bien faire usage pour débloquer des situations problématiques qui semblent s’éterniser.

La peine de mort n’est pas nécessairement centrale dans cet imaginaire, et le désir d’autorité peut se faire bien plus expéditif qu’au terme d’un procès en bonne et due forme. Se mesure ici alors, peut-être, une faible culture démocratique et une désacralisation du droit. Sauf qu’en situation d’échanges, le contre-argumentaire abolitionniste produit aussi des effets notables. Ainsi de la mention que la peine capitale est irréversible, la justice faillible, que le condamné pourrait être innocent, s’amender en prison, ou que l’État doit se soumettre à l’interdit de tuer. L’abolition se plaide donc encore bien, et l’on saisit vite que sa suppression est une immense garantie de liberté individuelle.

Rien de scientifique bien sûr dans cet aperçu de quelques représentations estudiantines – le sondage « Fractures françaises » n’a pas non plus d’ambition scientifique – mais une esquisse inattendue du rapport à la violence et à l’autorité. Dommage que sur ce point le sondage ne mesure pas ce qui fait sens pour certains de nos concitoyens, ne créé pas les conditions du débat, et suggère brutalement sa conclusion dans une question lapidaire.


Emmanuel Taïeb

Politiste, Professeur à Sciences Po Lyon