Justice

La singularité du garde des Sceaux dans un gouvernement

Magistrat et essayiste

Il n’est pas simple pour un avocat d’être garde des Sceaux. Partial par ses fonctions antérieures, il devrait rester impartial dans ses fonctions actuelles. Un peu d’histoire de la fonction montre aussi que le ministre de la justice, le seul à administrer non un service public mais un pouvoir constitutionnel, doit toujours se prémunir contre la tentation d’instrumentalisation de la Justice. Surtout quand les amitiés, politiques ou personnelles, sont en jeu.

Ancien garde des Sceaux (1990-1992), Henri Nallet raconte qu’en arrivant place Vendôme, il découvre une énorme pile de documents sur son bureau. Rapports de procureurs, notes de ses services sur des dossiers civils ou pénaux, procès verbaux d’interrogatoires, pièces de procédure de toute nature… « Que sont tous ces papiers ? » demande-il. « Ce sont ceux qui sont arrivés hier et sur lesquels on demande votre opinion » lui est-il répondu. « Et si je ne réponds pas ? « Dans ce cas, Monsieur le ministre, la machine s’arrête ».

Toute une part de l’histoire de la justice est contenue dans cette anecdote. Le fait qu’un homme politique dirige l’institution judiciaire l’expose à la tentation permanente d’en faire l’instrument du pouvoir et de peser sur les décisions des juges. À cette fin, il dispose depuis toujours d’un instrument privilégié : le parquet. Composé de magistrats chargés des poursuites, celui-ci est chargé entre autres de lui rendre compte de l’activité de tribunaux. C’est par son intermédiaire qu’il sollicite l’avis du ministre sur les dossiers « signalés » qui parviennent à son bureau.

Une justice longtemps sous tutelle

Cette articulation étroite entre justice et politique résulte d’une longue tradition. En elle même, la désignation d’un garde des Sceaux permet à la monarchie de garder la main sur l’exercice de la justice. L’existence d’un avocat du souverain (les « gens du roi ») auprès des tribunaux en est le corollaire. C’est l’époque napoléonienne qui a conçu le parquet comme un corps hiérarchisé ayant pour mission de contrôler l’activité des juges. Depuis lors, la magistrature fut longtemps administrée par l’exécutif et réduite à un strict rôle d’application de la loi.

Le monde judiciaire n’a fait que changer de tutelle à chaque nouveau régime : il se soumit à Vichy, au pouvoir parlementaire de la IVème République et au pouvoir exécutif de la Vème. Le ministère de la justice dirigeait le parquet conçu comme une « agence du gouvernement ». Il avait donc en tutelle le bloc de l’État administratif dont la justice faisait partie comme toute autre administration. On sait par exemple que le garde des Sceaux Jean Foyer (1962-1967) supervisait lui-même certaines gardes à vue et Robert Badinter (1981-1986) comme Pierre Arpaillange (1988-1990) ne s’interdisaient pas d’intervenir dans les enquêtes en cours.

Mais cet héritage napoléonien entériné par les gouvernements de gauche comme de droite s’est peu à peu effrité à partir des années 1990, date où Henri Nallet devient garde des Sceaux. Un pouvoir judiciaire de fait sinon de droit émerge peu à peu de la simple « autorité judiciaire» voulue par la Constitution de 1958. Le garde des Sceaux apparaît désormais comme le seul ministre qui administre non un service public mais un pouvoir constitutionnel – véritable impensé de la Vème République – alors que les autres départements ministériels ne sont à la tête que de services publics. Tous les gardes des Sceaux ont fait cette expérience singulière d’être à la tête d’une administration mais non des juridictions qui rendent des décisions en toute indépendance. Alain Peyrefitte disait avec humour qu’il était le « chef d’une tribu qu’il n’a pas choisi ». Et Jacques Toubon qui a succédé à Henri Nallet de 1995 à 1997 en convenait : « je suis le ministre qui a le moins la possibilité d’exercer un pouvoir et doit s’en remettre à un appareil indépendant ».

Montée en puissance du parquet

De cette mutation la situation du parquet est le symptôme. Sa migration vers le judiciaire ne peut être que lente et hésitante compte tenu du lien organique qui lie cette fraction de la magistrature à l’exécutif. La désincorporation du parquet avec l’État administratif s’est faite en plusieurs étapes en dépit de la crainte d’un démembrement de l’État. Mais la volonté de ne plus voir le gouvernement, via le garde des Sceaux, étouffer les affaires le concernant semble avoir été la plus forte compte tenu de l’ampleur des scandales révélés par la presse.

C’est autant l’érosion de l’éthique politique que sa visibilité accrue dans l’opinion qui a ouvert la justice à un domaine qui lui était jusque-là interdit. Une fois les atteintes à la probité mises en pleine lumière, il fallait neutraliser le risque de corruption de la démocratie représentative. C’est ainsi que découplage avec un parquet suspect de complaisance à l’égard de l’exécutif fut peu à peu réalisé.

De 1997 à 2002, le gouvernement Jospin s’était abstenu de donner aux procureurs des instructions individuelles. En 2004, il fut confirmé que les directives du ministre devaient être écrites et versées au dossier. Mais dans les années suivantes la garde des Sceaux (Rachida Dati, 2007-2009) s’est proclamée « chef du parquet » et en a revendiqué le contrôle. À l’inverse, depuis la loi Taubira (loi du 25 juillet 2013), le parquet est régi par un principe d’impartialité et ne reçoit plus d’instructions individuelles comme c’était le cas de fait depuis les années 1990. Cette loi met fin à une ère du soupçon ouverte depuis trente ans. Nous ne voulions plus, disait-on, d’un système où un responsable politique peut intervenir pour protéger ses amis. Le garde des sceaux doit se borner à diriger ce qu’il est convenu d’appeler la politique pénale (les directives d’application des lois) mais non l’action publique (les poursuites individuelles) qui relève des seuls procureurs de la République.

Reste que s’il n’a autorité sur aucun dossier particulier, le parquet lui fait toujours « remonter » des informations afin d’être en mesure de répondre aux questions au gouvernement devant l’Assemblée nationale, par exemple. Il n’est pas illégitime que le ministre, garant devant le parlement du fonctionnement de la justice, soit informé de son activité. Encore faudrait-il que la loi en précise le cadre et le contenu. Faute de quoi, la tentation d’un usage illicite existe dès lors que le garde des sceaux comme membre d’un gouvernement est proche de la majorité composée de ses amis politiques. S’il ne trace pas une frontière entre le monde de ses amitiés politiques (« la solidarité gouvernementale ») et la part « judiciaire » de sa fonction ministérielle, la confusion peut s’installer.

Le cas de Jean-Jacques Urvoas ayant transmis des informations extraites d’une procédure en cours à un député et jugé par la Cour de justice de la République (CJR) pour « violation du secret professionnel » en est l’exemple le plus récent. « Si le ministre de la Justice n’est plus tenu au secret de l’enquête et de l’instruction », en ce qu’il n’y concourt pas, « il n’en n’est pas moins tenu au respect du secret qu’impose la nature des informations qui lui sont transmises, en raison de sa fonction », affirme la CJR dans ses motivations, lues à l’audience. Autrement dit, la séparation des pouvoirs passe par la distinction entre les amitiés politiques et l’exigence d’impartialité. Ce que confirme le parquet : « M. Urvoas a jugé plus important, en tant qu’homme politique… de ménager un autre homme politique, plutôt que, en tant que garde des sceaux, protéger une enquête judiciaire en cours et ainsi protéger le travail des magistrats dont il était le ministre. »

Un point d’orgue : le Parquet national financier

Outre ce contrôle de l’éthique politique, les pouvoirs du parquet n’ont cessé de s’accroître. Les procureurs ne sont plus seulement ceux qui déclenchent la poursuite. Ils traitent désormais presque toutes les affaires pénales (le juge d’instruction n’en traite que 3%) et sont ainsi devenus des « juges avant le juge », comme le disent les juristes allemands, lorsqu’ils dirigent des enquêtes préliminaires. Parmi ces évolutions portées par des lois, l’apparition de parquets à compétence nationale comme le PNAT (procureur national antiterroriste) et surtout le PNF (parquet national financier) est une étape décisive.

La montée en puissance du PNF crée en 2014 est le point d’orgue de cette évolution. Ses interventions témoignent pour la première fois de résultats obtenus dans notre pays grâce à la spécialisation en matière de délinquance économique et financière. Ce parquet agit vite, en temps réel, sans traitement privilégié pour les puissants. La célérité est, depuis sa création, l’une de ses marques de fabrique puisqu’il déclenche une enquête immédiatement ce qui n’était guère dans les usages. Quand on a évoqué à ce propos un « coup d’État institutionnel », peut-être faisait-on confusément allusion à la fin d’une culture de déférence de la justice à l’égard des puissants.

Nul n’a songé à reprocher au PNF les investigations sur des soupçons d’évasion fiscale dès la parution dans la presse des listings des « Panama Papers » ou des « Football leaks ». Mais au moment de l’affaire Fillon relative à des emplois fictifs (2017), on lui a reproché de fausser le processus électoral. En ouvrant une enquête préliminaire dès la parution d’informations précises afin de les vérifier, il posait pourtant un acte en rupture avec la tradition d’une « trêve judiciaire » pendant les élections présidentielles. Ce rythme inédit cache une mutation bien plus profonde d’une justice devenue un acteur à part entière sur la scène publique comme elle l’est dans une démocratie libérale.

C’est cette avancée qui est vécue aujourd’hui comme une menace par une partie de la classe politique. Mais faut-il pour autant répliquer à cette perception par une menace de sanction disciplinaire pesant sur les membres du PNF ? Ajoutée au dévoilement des noms des personnes visées, celle-ci traduit une volonté d’intimidation. Elle est de nature à avoir un « effet inhibiteur » sur la profession comme l’a jugé la Cour européenne des droits de l’homme pour qui aucune restriction de ce type n’est admise à l’indépendance de la justice, dès lors qu’elle n’est pas nécessaire dans une société démocratique.

On retrouve à nouveau la vieille tentation d’instrumentalisation de la justice. Au contraire, l’avancée des procureurs sur la scène démocratique devrait s’accompagner d’une réflexion sur leur statut inchangé depuis trop longtemps. Il est temps de promouvoir, à l’instar d’autre États européens, le Conseil supérieur de la magistrature comme une interface entre justice et politique. Un certain nombre de réformes pour encadrer les remontées d’information et les règles relatives à la procédure pénale pourraient être présentées. Et s’il y a une faute dans le fonctionnement judiciaire, un recours en responsabilité de l’État peut être déposé à la suite de l’enquête administrative.

De l’amitié en politique

La position singulière du ministre de la Justice dans ce contexte impose une éthique d’abstention dans les affaires individuelles surtout s’il y est impliqué comme avocat dans ses fonctions antérieures. Tout se passe comme si la séparation des pouvoirs traversait sa personne. Son attitude devrait revêtir l’apparence d’impartialité comme cela est requis pour tout magistrat. Il est vrai qu’il n’est pas simple pour un avocat d’être garde des Sceaux compte tenu du risque de conflit d’intérêt. Partial par ses fonctions antérieures (et par son appartenance à un gouvernement), il devrait rester impartial dans ses fonctions actuelles.

À côté de ces compétences ministérielles, tout garde des sceaux gère une institution à part dans l’appareil d’État, ce que j’appelais un « tiers pouvoir ». Tout se passe comme s’il devait accepter un dédoublement fonctionnel en étant à la fois membre du gouvernement et porte-parole d’une institution impartiale de l’État. En entrant dans cette fonction, il doit assumer une part d’extériorité par rapport à l’exécutif sous peine d‘être en équilibre instable sur une ligne de crête.

En d’autres termes, il ne doit être « l’ami » de personne et rester tiers à l’égard de tous. Il devrait partager ce qui est l’éthique de tout magistrat, c’est-à-dire une impartialité subjective au sens où il ne manifesterait aucun préjugé ou parti pris personnel. Ce qui signifie aussi qu’il doit mettre entre parenthèses provisoirement ses amitiés, y compris ses « amis de trente ans ». Paul Ricœur l’avait écrit : le magistrat, en raison de sa fonction, n’est l’ami de personne, « il n’est pas mon « frère » ; c’est en cela même qu’il est une autorité. » Tout garde des sceaux devrait méditer cette maxime.

Ministre de la justice et magistrats entrent ex officio en contact avec les hommes non par des « relations courtes » de personne à personne mais à travers « la relation longue », c’est-à-dire à travers l’institution où ils exercent. Si l’amitié nous met en relation directe avec autrui, une juste distance nous relie à lui via l’institution. Si l’autre est un « lointain » cela ne veut pas dire qu’il m’est étranger mais que la fonction seule est le lieu de notre rencontre. « Le Maire et Montaigne ont toujours été deux, d’une séparation bien claire » (Les Essais, Livre III, chap. X).

À distance de mes amitiés, j’entre en contact avec autrui à travers l’institution que je représente, policier si j’enquête, magistrat si je dois le juger, ministre si je suis son ami. Faut-il alors se résigner à vivre avec la nostalgie d’une présence immédiate à autrui ? Il faut tout au plus y renoncer provisoirement le temps de la fonction exercée. Et pendant ce temps inventer une juste distance entre l’institution où j’exerce et l’amitié qui persiste.


Denis Salas

Magistrat et essayiste , Président de l’Association française pour l’histoire de la justice