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Trump, la chute du roi-bouffon

Philosophe

Dans sa chute effrénée, Trump a exigé la fin du comptage, de la science et même des lois électorales, de toutes ces méthodes gênantes qui permettent de distinguer le vrai du faux, et ce afin de proposer une fois de plus sa version des faits. Il perd, la démocratie doit tomber avec lui.

On a toujours su que Trump ne tirerait pas sa révérence avec élégance et promptitude. Ce que la plupart d’entre nous s’est toujours demandé en revanche c’est jusqu’où, dans sa chute, il était capable d’aller dans son désir de tout détruire. Je sais que le mot « chute » est généralement réservé aux rois et aux tyrans, mais c’est bien le théâtre dans lequel nous opérons, sauf qu’ici le roi est également le bouffon, l’homme au pouvoir également un enfant qui pique sa colère sans aucun adulte autour pour le reprendre. Nous savons qu’il fera tout pour rester au pouvoir, pour éviter cette ultime catastrophe : être un « loser ».

Il nous a clairement montré qu’il était prêt à manipuler et détruire le système électoral s’il le fallait. Il n’est en revanche pas clair s’il ira effectivement jusqu’au bout de ces menaces, ou si elles resteront en suspens dans l’air comme d’impuissants commandements. En tant que posture, la menace d’arrêter ou d’annuler le décompte des voix est une sorte de spectacle, mis en scène pour le plus grand plaisir de sa base. En tant que stratégie juridique fomentée par une équipe de juristes (dont des avocats travaillant pour le gouvernement) cependant, cela représente un grave danger pour la démocratie.

Comme tant de fois au cours de la présidence Trump, on se demande s’il bluffe, manigance, joue (la comédie) ou agit (provoquant des dégâts réels). C’est une chose de s’afficher comme le genre de type qui, pour conserver coûte que coûte le pouvoir, serait capable d’infliger des dommages indescriptibles à la démocratie ; c’en est une autre de faire de ce spectacle une réalité, en engageant des poursuites judiciaires susceptibles de démanteler les règles et les lois électorales garantissant le droit de vote, en s’en prenant aux fondements mêmes de la démocratie américaine.

Lorsque nous nous sommes rendus aux urnes, ce n’était pas tant pour voter pour Joe Biden/Kamala Harris (des centristes qui ont désavoué les plans plus progressistes concernant la santé et les finances de Sanders et Warren) que pour exercer tout simplement notre droit de vote – voter pour l’institution présente et à venir de la démocratie électorale. Pour tous ceux d’entre nous qui vivent en dehors d’une institution carcérale, notre sentiment jusqu’alors était que les lois électorales, pérennes, étaient inscrites dans un cadre constitutionnel, cadre qui donnait l’abscisse et l’ordonnée de notre sens du politique.

Beaucoup de ceux qui, jusqu’alors, n’avaient pas été privés du droit de vote ne se rendaient pas compte à quel point leur vie reposait sur une confiance fondamentale dans le cadre juridique. Or, l’idée du droit comme quelque chose qui garantit nos droits et guide nos actions a été transformée en un champ de bataille judiciaire. Sous Trump, il n’y a aucune norme juridique qui ne puisse être contestée ; sous Trump, une loi n’est pas là pour être honorée ou suivie, mais représente le lieu d’une possible procédure judiciaire. Le débat judiciaire devient le champ ultime du pouvoir du droit, et tous les autres types de droits, y compris les droits constitutionnels, sont désormais réduits à des éléments négociables au sein de ce champ.

Si certains reprochent à Trump d’avoir introduit le business model dans le système de gouvernance, où tout peut être négocié afin de dégager un profit, rappelons qu’un grand nombre de ses activités commerciales ont donné lieu à des poursuites judiciaires (à la date de 2016, il a été impliqué dans plus de 3 500 procès). Il va au tribunal pour obtenir la conclusion que lui veut. Dès lors que les lois fondamentales régissant le système électoral sont contestées, et si chaque élément de protection juridique est dénoncé comme frauduleux, c’est-à-dire considéré comme un instrument qui profite à ceux qui s’opposent à lui, alors plus aucune loi n’est en mesure de limiter le pouvoir du recours judiciaire de détruire les normes démocratiques.

Lorsque Trump exige la fin du comptage des voix (tout comme lorsqu’il demande que l’on arrête les tests de dépistage du Covid), il cherche à empêcher qu’une réalité ne se matérialise et à garder la mainmise sur ce qui est perçu comme étant vrai ou faux. La seule raison pour laquelle la pandémie est grave aux États-Unis, affirme-t-il, est qu’il existe des tests qui fournissent des résultats chiffrés. S’il n’y avait aucun moyen de savoir à quel point elle est grave, alors elle ne le serait, apparemment, pas.

Aux premières heures du 4 novembre, Trump a appelé à la fin du comptage des bulletins de vote dans les États-clés où il craignait de perdre. Si le comptage devait se poursuivre, Biden pourrait bien gagner. Pour éviter ce résultat, il a appelé à mettre fin au comptage, même si cela impliquait que des citoyens seraient alors privés de leur droit à ce que leur voix compte. Aux États-Unis, le dépouillement a toujours pris du temps : c’est la norme et elle est acceptée. Alors pourquoi vouloir précipiter le processus ? Si Trump avait été sûr de gagner avec un décompte des voix arrêté tôt, on aurait pu comprendre pourquoi il voulait l’arrêter. Mais étant donné qu’il n’avait pas, au moment de cette demande d’arrêt, le nombre suffisant de grands électeurs pour déclarer une victoire, pourquoi a-t-il voulu mettre fin au dépouillement ? Si les poursuites judiciaires qui demandent la fin du dépouillement s’accompagnent de poursuites pour présomption de fraude (sans fondement connu), Trump peut alors espérer attiser une défiance vis-à-vis du système qui, si elle est suffisamment profonde, amènerait le renvoi de la décision devant les tribunaux, ceux-là mêmes qu’il a remplis de ses partisans : des hommes et des femmes qui, pense-t-il, seront à même de le mettre au pouvoir. Les tribunaux, de concert avec le vice-président, pourraient alors former un pouvoir ploutocratique capable de mettre en œuvre la destruction de la politique électorale telle que nous la connaissons. Le problème pour Trump, cependant, est que ces pouvoirs, même s’ils le soutiennent en général, ne détruiront pas nécessairement la constitution par loyauté envers lui.

Certains d’entre nous sont choqués qu’il veuille en arriver là, mais c’est, depuis le début de sa carrière politique, son mode opératoire. Et bon nombre d’entre nous ont constaté avec effroi à quel point les lois qui nous fondent et nous guident en tant que démocratie sont fragiles. Mais une des caractéristiques du régime Trump a toujours été un pouvoir exécutif gouvernemental capable d’attaquer sans cesse les lois du pays alors même que Trump prétend représenter l’ordre public, the law and order. Cette contradiction n’a de sens que si Trump est le seul à incarner cet ordre public. Nous assistons alors à la mutation d’une forme singulièrement contemporaine de narcissisme en une forme létale de tyrannie. Celui-là même qui représente le régime légal se considérant comme étant la loi, comme celui qui fait et enfreint la loi à sa guise, devient dès lors un puissant criminel au nom de la loi.

Le fascisme et la tyrannie revêtent de nombreuses formes, comme ont pu l’établir les études de bien des chercheurs, mais j’ai tendance à ne pas être d’accord avec ceux qui prétendent que le national-socialisme reste le modèle à l’aune duquel toutes les autres formes fascistes devraient être définies. Et bien que Trump ne soit pas Hitler, et que la politique électorale ne soit pas exactement une guerre militaire (pas encore une guerre civile, en tout cas), il existe une logique générale de destruction qui s’enclenche lorsque la chute du tyran semble inévitable. En mars 1945, alors que les forces alliées et l’Armée rouge avaient vaincu tous les bastions défensifs nazis, Hitler a décidé de détruire la nation elle-même, ordonnant la destruction de toutes les infrastructures de l’armée, de transport, d’information, de l’industrie et de ravitaillement tout comme les biens matériels se trouvant à l’intérieur du territoire du Reich. S’il devait tomber, la nation tomberait avec lui. La note rédigée par Hitler, officiellement intitulée « Décret concernant les démolitions dans le territoire du Reich », fut plus tard surnommée l’« ordre Néron », en référence à l’empereur romain qui tua famille et amis, punissant ceux qui étaient perçus comme déloyaux, dans son désir impitoyable de s’accrocher au pouvoir. Lorsque ses partisans ont commencé à fuir, Néron s’est suicidé.  « Quel artiste meurt en moi ! » auraient été ses derniers mots.

Trump, s’il n’a été ni un Hitler ni un Néron, aura été un très mauvais artiste dont les pitoyables performances auront été récompensées par ses partisans. L’attrait qu’il exerce sur près de la moitié du pays repose sur une pratique qui autorise une forme de sadisme exalté, libéré de toute contrainte de honte morale ou d’obligation éthique. Cette pratique n’a pas pleinement accompli sa libération perverse : plus de la moitié du pays y a opposé le dégoût ou le rejet. Or ce spectacle éhonté n’a cessé de reposer sur une image grossière de la gauche, une gauche considérée comme moralisatrice, punitive, stigmatisante, répressive et prête à priver le grand public de tout plaisir ordinaire et de sa liberté. Ainsi, la honte, extériorisée dans la gauche et consignée à elle, a occupé une place permanente et nécessaire dans le scénario trumpien : la gauche cherche à vous faire honte pour vos armes, votre racisme, vos agressions sexuelles, votre xénophobie !

Chez les partisans de Trump, cela a eu pour effet d’exciter leur fantasme selon lequel, grâce à leur président, il était possible de surmonter la honte, possible de « s’affranchir » de la gauche et de libérer le discours et la conduite des restrictions punitives qu’elle cherche à imposer, possible d’obtenir enfin la permission de démanteler les réglementations relatives à l’environnement, de dénoncer les accords internationaux, de cracher une bile raciste et d’afficher ouvertement des formes persistantes de misogynie. Pendant sa campagne, devant des foules excitées par la violence raciste, Trump a également promis de les protéger contre la menace d’un régime communiste (Biden ?) qui redistribuerait leurs revenus, leur enlèverait leur viande, et finirait par installer une femme noire « monstrueuse » et radicale à la présidence (Harris ?).

Le président sortant a déclaré qu’il avait gagné, alors que tout le monde savait que ce n’était pas le cas (le dépouillement n’étant alors pas terminé). Même Fox n’a pas accepté sa déclaration, et même Pence a dit que chaque vote devait être compté. Le tyran, dans sa chute effrénée, exige la fin des tests, du comptage, de la science et même des lois électorales, de toutes ces méthodes gênantes qui permettent de distinguer le vrai du faux, et ce afin de proposer une fois de plus sa version des faits. Il perd, la démocratie doit tomber avec lui.

Mais lorsque le président se déclare ainsi vainqueur et que des rires fusent de toutes parts, et que même ses amis se proposent d’appeler un taxi, alors il se retrouve enfin seul avec ses hallucinations de lui-même en puissant destructeur. Il peut intenter autant de procès qu’il veut, mais si les avocats se dispersent et que les tribunaux, las, cessent de l’écouter, il se retrouvera à ne diriger que l’île appelée Trump et le spectacle de sa réalité.

Trump ne sera bientôt plus que le spectacle éphémère d’un président qui aura cherché à détruire les lois qui fondent la démocratie, et représenté sa plus grande menace. Bientôt, nous connaîtrons un peu de répit après ces années éreintantes, interminables. En avant, Sleepy Joe !

traduit de l’anglais par Hélène Borraz


Judith Butler

Philosophe, Professeure à l'Université Berkeley