Urgence pour les libertés
Mercredi 18 novembre 2020. Le projet de loi confortant les principes républicains (annoncé depuis plusieurs semaines comme texte de lutte contre les « séparatismes ») est publié. Au programme : renforcement des exigences de neutralité religieuse dans les services publics, restriction de la liberté de l’enseignement (choix de l’instruction à domicile), modifications de la loi du 9 décembre 1905 aux fins, notamment, de renforcer la police des cultes…
Enjeux : redéfinitions du principe de laïcité (ici présenté comme générant des obligations de neutralité religieuse pesant sur les personnes privées), restrictions à la liberté d’association, restrictions à la liberté de l’enseignement.
Mardi 17 novembre 2020. La proposition de loi relative à la sécurité globale est en discussion à l’Assemblée nationale. Au programme : développement des moyens technologiques à disposition des forces de l’ordre (surveillance par drones, transmission en temps réel d’images captées en intervention au poste de commandement…), pénalisation de l’utilisation néfaste d’images de force de l’ordre… Enjeux : atteintes à la liberté d’informer et à la liberté d’expression, risques d’effet dissuasif sur la liberté de manifestation.
Le même jour, l’Assemblée nationale adoptait, dans la loi de programmation de la recherche, une disposition pénalisant le fait de pénétrer ou de se maintenir dans l’enceinte d’un établissement d’enseignement supérieur dans le but de troubler le bon ordre ou la tranquillité de l’établissement[1]. Enjeux : les libertés académiques, les franchises universitaires, la liberté d’expression et de manifestation sur les campus.
Lundi 16 novembre 2020. L’Assemblée nationale adoptait le projet de loi relatif à la prorogation de dispositions votées comme temporaires de la loi Sécurité Intérieure et Lutte contre le Terrorisme (SILT) de 2017 et du Code de la sécurité intérieure. Enjeu : banalisation de mesures qui n’étaient autrefois permises que sous état d’urgence.
Samedi 14 novembre 2020. Promulgation de la loi autorisant la prorogation, jusqu’au 16 février 2021, de l’état d’urgence sanitaire et portant diverses mesures de gestion de la crise sanitaire. Enjeux : banalisation du gouvernement par l’exception, maintien d’un régime fortement restrictif des libertés (liberté d’aller et venir, liberté de manifestation…).
Nombre de libertés, historiquement et rhétoriquement volontiers associées à la tradition républicaine, sont aujourd’hui rognées, redéfinies, restreintes.
Comment lire ces quelques extraits de l’agenda législatif de la semaine ? Assurément, ces différents textes entendent répondre à des enjeux tout à fait distincts, d’une politique de programmation de la recherche à la lutte contre le terrorisme en passant par la gestion de la crise pandémique. Mais ce qui frappe ici, c’est que tous ces textes ont au moins un point commun : tous apportent à des libertés bien établies (liberté de manifestation, liberté d’aller et venir, liberté de l’enseignement…) des restrictions notables.
S’agit-il d’une coïncidence malheureuse de calendrier ? Ces restrictions importantes aux libertés se rencontrent-elles ces jours-ci par hasard ? On craint de devoir répondre par la négative. On craint qu’il s’agisse au contraire d’une photographie non déformante d’un puissant mouvement en marche depuis plusieurs années, d’un déploiement progressif, texte après texte, d’un programme de remise en cause massive et multi-directionnelle des libertés.
Nombre d’entre elles, historiquement et rhétoriquement volontiers associées à la tradition républicaine, sont aujourd’hui rognées, redéfinies, restreintes. Liberté de religion, liberté de culte, liberté d’aller et venir, égalité entre les sexes, liberté d’association, droits de la défense, droits des étrangers… on peine à trouver un domaine qui n’ait pas, sur la période récente, fait l’objet de remises en cause.
Face à cela, la voix des défenseurs (institutionnels, associatifs, universitaires…) des droits humains peine à se faire entendre. Institutionnels, ils sont maintenus à la lisière des débats et consultations ; la Défenseure des droits et la Commission nationale consultative des droits de l’Homme déploraient récemment encore de ne pas être consultés par le gouvernement dans le cadre des multiples réactivations et autres prorogations de l’état d’urgence sanitaire[2].
Associatifs, ils sont contraints de solliciter l’intervention de tiers extérieurs (sous la forme, par exemple, de la récente interpellation de Rapporteures spéciales de l’ONU) pour faire entendre les inquiétudes suscitées par ce programme législatif au regard des engagements internationaux de la France et des standards applicables en matière de droits humains. Universitaires, ils sont mis en cause par des membres du gouvernement lui-même pour leur inconséquente contribution aux glissements communautarisme / séparatisme / terrorisme, dans une attaque sans précédent sur les libertés académiques.
Quant aux contre-pouvoirs, ils peinent aussi à mettre ce programme législatif à l’épreuve. Il faut dire que le Conseil constitutionnel lui-même subit, au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty, une attaque en règle : le ministre de l’Intérieur désignait la décision par laquelle il avait, en juin 2020, censuré la loi Avia visant à lutter contre les contenus haineux sur internet comme une des causes des enchaînements terribles du type de celui ayant mené à ce que la haine déployée contre l’enseignant trouve un aboutissement aussi abject.
La critique venait aussi de l’intérieur, après qu’un ancien secrétaire général du Conseil eut pris la plume pour dénoncer le rôle de la protection constitutionnelle (et internationale) des droits fondamentaux dans l’incapacité supposée de l’État à lutter contre certains fléaux des temps contemporains, à commencer par le terrorisme.
Le Conseil d’État quant à lui apparaît, en période d’état d’urgence (sécuritaire hier, sanitaire aujourd’hui), hésitant à exercer un contrôle ferme sur les multiples mesures administratives de restriction des libertés qui accompagnent ce programme législatif. La représentation nationale est, elle, régulièrement malmenée[3].
Nous avons vécu 952 des 1829 journées écoulées depuis le 14 novembre 2015 sous état d’urgence.
Sur tous ces textes (et bien d’autres), le gouvernement a engagé une procédure législative accélérée, de sorte qu’ils sont adoptés avec une seule lecture dans chaque assemblée. Les parlementaires se voient enjoindre, parfois de manière très explicite, de ne pas saisir le Conseil constitutionnel[4] ; ils peuvent également se voir accusés d’irresponsabilité lorsqu’ils expriment une opposition trop marquée aux projets gouvernementaux[5]. Ils sont également placés en situation de consentir des délégations massives et inédites à cette échelle de pouvoir législatif au gouvernement via la technique des ordonnances. Les espaces et le temps de la réflexion et de la discussion sont donc régulièrement rabougris.
À n’en pas douter, la banalisation, depuis une demi-décennie, du gouvernement par le registre de l’exception constitue un contexte éminemment favorable à un tel raidissement de l’état des libertés en France.
Qu’on en juge. Nous avons vécu 952 des 1829 journées écoulées depuis le 14 novembre 2015 sous état d’urgence. L’état d’urgence sécuritaire déclenché au lendemain des attentats du Bataclan et du Stade de France n’a été levé, au bout de deux années, qu’à la suite du tour de passe-passe qu’aura représenté l’adoption de la loi SILT dont l’objet était de faire entrer dans le droit commun quatre des mesures phares de l’état d’urgence (rebaptisées et aménagées à la marge, il s’agit des perquisitions administratives, fermeture administrative de lieux de culte, périmètres de sécurité et assignations à résidence).
Depuis la création et l’entrée en vigueur de l’état d’urgence sanitaire (EUS) suite à la loi du 23 mars 2020, le brouillage des catégories atteint un paroxysme tel que les plus fins observateurs ont bien du mal à démêler l’écheveau. Officiellement levé (sauf à Mayotte et en Guyane) le 10 juillet 2020, l’EUS se voyait aussitôt remplacé par un état d’urgence light censé opérer une « transition » entre état d’urgence et retour à la normale… lequel régime était en cours de prorogation à la mi-octobre lorsque fut décidé le re-basculement en état d’urgence sanitaire plein et entier – à la suite, il faut le noter, d’une intervention présidentielle au cours de laquelle le chef de l’État n’aura pas même prononcé le mot, ne jugeant visiblement même plus utile d’indiquer à la population la remise en vigueur d’un régime juridique d’exception qui avait été décidée quelques heures plus tôt en Conseil des ministres[6].
La toute récente loi du 14 novembre exprime bien cet empilement de régimes, qui tout à la fois prolonge l’EUS proprement dit jusqu’au 16 février 2021 et le régime transitoire de sortie (sic) de l’état d’urgence jusqu’au 1er avril 2021 – le tout, dans l’objectif annoncé par le gouvernement de créer dans le droit existant un « dispositif pérenne » (autrement dit, un régime de droit commun, une SILT sanitaire ?) de lutte contre les crises sanitaires. Difficile de s’y retrouver.
Nombreux sont les observateurs à avoir, dès l’état d’urgence 2015-17, alerté sur les risques liés à la banalisation des états d’urgence[7]. C’est que les arguments sont nombreux. Les dangers liés à la disparition de la frontière entre norme et exception[8] (enjeu qui revêt une importance particulière en matière de gouvernement et de régime juridique) ont été abondamment soulignés. Mais on aura peut-être insuffisamment mis l’accent sur les effets concrets de cette banalisation des états d’urgence, parmi lesquels l’accoutumance qu’ils induisent dans les cercles de gouvernement d’une part, et la tolérance accrue à toutes sortes de restrictions aux libertés d’autre part.
L’état d’urgence, en lui-même, est un cadre propice à la démultiplication tous azimuts des mesures de restriction aux libertés.
Certains épisodes sont emblématiques. Le 13 juin 2020, le Conseil d’État, dans une décision qui ne reflète pas la globalité de son positionnement jurisprudentiel vis-à-vis des mesures prises sur le fondement de l’EUS, annulait les dispositions des décrets des 11 et 31 mai 2020 qui interdisaient les manifestations de plus de dix personnes au motif qu’elles portaient une atteinte disproportionnée à la liberté de manifestation.
Le lendemain, le gouvernement prenait un décret qui, en réponse, maintenait un régime d’interdiction tout en l’assortissant de la possibilité, pour le préfet, d’autoriser certaines manifestations dans le respect des gestes prophylactiques[9]. Ce faisant, il opérait, rien de moins, une redéfinition spectaculaire du régime juridique de la liberté de manifestation en France, qui est normalement gouvernée par le régime dit de la déclaration préalable, dans lequel l’autorité administrative est censée ne faire qu’enregistrer l’information, et non de l’autorisation préalable, dans lequel elle dispose d’un pouvoir d’appréciation et, mécaniquement, d’interdiction.
Or, à cette date, la levée de l’EUS au 10 juillet était déjà décidée ; et le projet de loi organisant la sortie de l’état d’urgence était déjà enclenché. Ce n’est donc pas tant l’état d’urgence stricto sensu qui appelait, dans l’esprit du gouvernement, la nécessité de restreindre la liberté de manifestation. Simplement, il constituait un cadre favorable à la pérennisation de modes de contrôle des populations via des restrictions durables à la libre circulation et aux droits d’expression politique.
Ce sont aussi des opportunités que crée la banalisation des états d’urgence. Pour les autorités administratives, d’abord, qui voient soudain leur répertoire d’action enrichi. On se souvient par exemple de la manière dont la préfète du Pas-de-Calais avait pris appui à de nombreuses reprises sur la loi relative à l’état d’urgence du 3 avril 1955 pour gérer nombre d’opérations de démantèlement et d’expulsion autour des camps de migrants à Calais – et ce, en l’absence de tout lien entre la lutte contre le terrorisme et les questions humanitaires et migratoires soulevées par les camps de migrants dans la région.
On se souvient encore de l’imagination déployée par les maires et préfets à la faveur du premier confinement : arrêtés anti-crachats, arrêtés interdisant la position statique, arrêtés interdisant de s’asseoir sur les bancs publics… si elle peut faire sourire, elle est aussi, plus fondamentalement, un indicateur puissant de ce que l’état d’urgence, en lui-même, est un cadre propice à la démultiplication tous azimuts des mesures de restriction aux libertés.
Ces opportunités sont aussi offertes à nombre de groupes d’intérêt et d’influence pour faire progresser leurs agendas. La manière dont nombre de textes sécuritaires intéresse les acteurs du marché florissant des acteurs privés de sécurité est documentée. La lutte contre le terrorisme, tout comme le paradigme bien plus global des politiques publiques de lutte contre la radicalisation islamiste[10], a ses acteurs et ses opérateurs.
Il en va de même de l’horizon normatif des redéfinitions du principe de laïcité et des projets visant à « conforter les principes républicains » : sur ce sujet où d’authentiques batailles définitionnelles ont lieu (dont la controverse autour de l’Observatoire de la laïcité n’est que la partie la plus visible), le positionnement de certains acteurs au cœur d’instances comme le nouveau Conseil des sages de l’Éducation nationale, dont on voit aussi la centralité dans les « auditions » conduites par la ministre déléguée auprès du ministre de l’Intérieur chargée de la citoyenneté, est un puissant facteur explicatif de nombre de projets réformateurs en cours.
Nombre de libertés sont aujourd’hui en danger. Les libertés ne menacent pas la lutte contre la pandémie, ou la lutte contre le terrorisme. Face à ces menaces bien réelles, le droit français offre déjà de très nombreux outils. Ceux-ci méritent d’être mobilisés à bon escient, et dotés des moyens nécessaires à leur pleine efficacité.
Ils méritent aussi d’être évalués de manière régulière, indépendante et objective. Ils méritent de l’être d’une manière qui préserve au lieu d’attaquer et de fragiliser les libertés d’expression et d’information sans lesquelles c’est la qualité de la démocratie qui se verra finalement mise en cause. À moins de deux années de nouvelles consultations politiques de premier plan, on souhaiterait que cette question centrale soit traitée comme telle par les acteurs du jeu politique.