Société

Esquisse d’une théorie de la pratique du croche-pied

Journaliste

Pitoyablement remis au devant de la scène par un policier aux dépends d’un migrant place de la République lundi soir, le croche-pied ne passe pas. Archaïque et insolent, brutal et indélicat, il est un geste mal aimé, comme le soulignent régulièrement des scènes a priori anodines au cœur des manifestations de rue. Scandaleux, le croche-pied contient pourtant des vertus oubliées, dont le cinéma burlesque contient quelques secrets.

Une enquête vient d’être ouverte pour « violences par personne dépositaire de l’autorité publique » à la suite d’un croche-pied fait sur un migrant par un policier à Paris lundi soir en marge de l’évacuation violente par les forces de l’ordre d’un campement de migrants place de la République. Cet acte violent et insupportable s’ajoute à d’autres faits similaires survenus ces derniers mois.

publicité

Il aura ainsi fallu la révélation, en images, d’un autre croche-pied vicieux et sournois d’un policier fait à une femme manifestant contre la réforme des retraites dans les rues de Toulouse le 13 janvier 2020 pour que la question des violences policières soit enfin prise au sérieux par l’État, sourd jusque-là au sujet, pourtant largement documenté depuis le début de la mobilisation des « gilets jaunes ».

Alors que beaucoup d’observateurs scrupuleux et de militants ne cessaient depuis des mois de dénoncer les dérives « brutalistes » des forces de l’ordre, rien ne semblait alors pouvoir déstabiliser l’État, accroché à l’idée qu’il se faisait (et se fait encore) de l’usage de la violence légitime, quel qu’en soit le prix payé par des citoyens innocents et en colère. Matraqués par des policiers, touchés par des tirs de LBD à bout-portant, asphyxiés par des grenades lacrymogènes, personnes éborgnées, amputés d’une main, blessés à la tête… : les brutalités policières, connues de tous, ne faisaient jamais l’objet d’une quelconque remise en question par le gouvernement. Comme si, à situation exceptionnelle (l’insurrection citoyenne), s’ajustait une riposte appropriée, sans que la question de la dangerosité des armes (grenades GLI-F4, usage décomplexé du Flash-Ball, des LBD, liquides marquants…) ne soit sérieusement discutée.

C’est donc un croche-pied qui est venu bouger les lignes d’un débat figé par l’impossibilité même de déconstruire la violence d’État. Au journal de 20 h de France 2, le Premier Ministre Edouard Philippe reconnut devant l’image du croche-pied à Toulouse qu’elle était « évidemment violente et évidemment inacceptable ». Un constat de gêne confirmé par son ministre de l’intérieur Christophe Castaner qui le qualifia alors d’acte « honteux ». « J’ai demandé immédiatement que le policier soit identifié et qu’une procédure disciplinaire soit engagée contre lui », affirma le ministre, allant jusqu’à avouer que l’honneur de la police était atteint : « on ne fait pas de croche-pied à l’éthique ».

L’éthique ? Le choix des mots au sommet de l’État signifie combien le croche-pied, confusément inscrit dans l’imaginaire politique et national, a la forme d’une image fétichisée, d’un statut proche du tabou : rien, pas même la riposte policière à la chienlit, n’autorise l’usage du croche-pied, considéré comme un geste vil, ignoble, indéfendable. L’interdit du surmoi répressif, la limite extrême de l’usage légitime de la violence. Comme si couper l’élan d’une personne pour la faire simplement tomber, sans chercher à la tabasser pour autant ou la viser de son arme, allait déjà trop loin dans la gamme des coups portés à l’ennemi intérieur.

Entre la normativité d’un tir de LBD et l’exceptionnalité d’un croche-pied, la définition par l’État de l’usage de sa force n’est pas à un paradoxe près, au-delà de l’absence de clarification de ses principes. Le chroniqueur Bruno Donnet avait raison d’avancer sur France Inter le 17 janvier dernier que cet écart entre deux gestes répressifs ne visait qu’à servir un discours de propagande, en permettant de « jeter l’opprobre sur un unique individu » (le policier sournois) plutôt que « d’avoir à se justifier sur l’ensemble d’un système politique, sur le choix d’une doctrine du maintien de l’ordre ».

Le croche-pied s’affirme ainsi comme le geste d’un sadisme ordinaire, d’une cruauté individuelle et sociale, d’une volonté de détruire et d’humilier.

Mais quelles que soient les arrière-pensées gouvernementales sur les successifs épisodes de maintien de l’ordre, les réactions scandalisées partagées – par l’État et les citoyens – traduisent l’évidence d’un rejet pour un geste aux apparences familières et enfantines. Comme si on ne pouvait pas jouer, en les répliquant cyniquement, avec les jeux d’enfant ; comme si l’usage exclusif de leur cadre se limitait à un seul espace-temps : celui de la cour de récréation à l’école primaire. Au-delà – de l’espace de l’école, comme du temps de l’enfance –, rien de ce geste ne peut se rejouer. Sans que ses règles n’aient jamais été clairement établies, un code moral partagé par tous en bloque la tentation. Cet interdit serait d’une certaine façon « culturel ». La prohibition du croche-pied serait à la civilité et à la paix sociale ce que la prohibition de l’inceste est aux structures élémentaires de la parenté.

Comment comprendre autrement qu’un simple croche-pied ait permis mécaniquement cette prise de conscience des dérives policières  au sommet de l’État ? Comment comprendre que ce croche-pied ait pu susciter une indignation générale au sein de l’opinion publique, choquée par ce geste vil, mais sans réel danger ?

Outre le scandale de ces deux croche-pieds place de la République et à Toulouse, d’autres événements similaires ont confirmé ces dernières années ce constat d’un point de rupture : la rupture d’un contrat moral. Se déployant dans des contextes géographiques et sociaux divers, tous traduisent à partir d’un même geste une légitime émotion collective.

On se souvient par exemple d’un croche-pied par deux adolescents à Sarcelles, en janvier 2018, fait à un enfant de 8 ans, portant une kippa, qualifié d’acte « ignoble » par le président Emmanuel Macron. Ou encore d’un croche-pied d’un anonyme dans le métro de Berlin, le 27 octobre 2016, sur une jeune femme de 26 ans qui se cassa le bras (le garde du corps énervé de Lady Gaga avait alors promis une récompense de 2 000 euros pour celui qui retrouverait le scélérat). Mais l’un des exemples les plus frappants reste, en septembre 2015, ce croche-pied d’une journaliste hongroise à un migrant portant un enfant dans ses bras, tentant d’échapper à la police non loin de la ville de Roeszke, à la frontière hongroise avec la Serbie – l’un des principaux point de passage des migrants vers l’Union européenne. Travaillant pour la chaine N1TV, la caméraman avait été filmée par un journaliste allemand, alors qu’elle était en train de faire volontairement un croche-pied à des migrants pour les empêcher de forcer un cordon de police. Plusieurs « murs de la honte » condamnant son geste furent alors créés sur Facebook.

Aussi distincts et difficilement comparables soient-ils, se référant à des contextes politiques spécifiques (l’antisémitisme, la violence gratuite, le rejet des réfugiés), ces exemples (parmi tant d’autres) traduisent néanmoins, par les réactions qu’ils ont suscitées, la puissance symbolique négative du croche-pied. Associé à une forme d’attaque ultra-violente et humiliante, le croche-pied relève de l’inacceptable. La morale qui l’encadre est celle de l’abjection, sans possibilité même de pardon. Le croche-pied est un maléfice. Même la littérature populaire en porte les traces. Dans Harry Potter, de J. K. Rowling, le méchant Drago Malefoy utilise par exemple le « maléfice du croche-pied » contre les membres de l’Armée de Dumbledore qui fuient en courant dans les couloirs du château pour échapper à la brigade inquisitoriale ; Harry Potter fait ainsi une énorme glissade à cause de ce sortilège.

Le croche-pied s’affirme ainsi comme le geste d’un sadisme ordinaire, d’une cruauté individuelle et sociale, d’une volonté de détruire et d’humilier. Cette puissance mortifère et perverse tire pourtant sa légitimité première de l’apparente puérilité de son intention. C’est dans l’enfance et dans sa présumée innocence que l’on apprend à en jouer.

Le croche-pied constitue, dans cette gamme de jeux qui tournent mal, une arme de destruction moins massive que passive.

À l’école, faire un croche-pied ressemble à une blague potache, féroce, moqueuse, humiliante, certes, mais adoucie par le pacte « comique » qui l’encadre. La cour de l’école, théâtre d’une micro-société refermée sur elle-même, forme cet espace où nous avons tous appris, génération après génération, les règles parfois injustes et âpres de la vie collective, où les coups bas, les humiliations et les défoulements agressifs contrecarrent les élans de camaraderie et d’amour. L’occupation de l’espace – au centre ou à la périphérie, dans les jeux de ballon ou les jeux de confidences derrière l’arbre du fond de la cour – dit combien chacun ajuste, à sa façon, sa place dans un lieu ritualisé et violent. À travers les jeux de bagarre ou les poursuites endiablées, chacun d’entre nous a déjà éprouvé les épreuves de l’amitié, les attitudes déloyales, les agressions et autres provocations.

Le croche-pied constitue, dans cette gamme de jeux qui tournent mal, une arme de destruction moins massive que passive. Pulsionnellement, aucun autre geste n’arrive à sa cheville. Facile à faire – avancer son pied –, efficace dans ses effets – la chute qui s’ensuit –, il offre à celui qui le commet la jouissance d’un crime sans châtiment : à défaut de faire mal, il fait rire. Rire de voir l’autre chuter. Rire de s’oublier soi-même. Rire de dominer l’autre, à terre. Rire aussi pour conjurer sa propre culpabilité de sadique à la petite semaine.

L’expérience ancrée dans l’enfance et dans les amusements plus ou moins innocents qu’elle abrite nous renvoie à l’ambivalence morale du croche-pied : il est autant le signe d’une volonté de puissance que l’indice d’un défouloir pulsionnel visant moins à détruire l’autre qu’à se rassurer soi-même. À la source de son existence, il est autant un poison qu’un remède, un vice qu’une parade. Les enfants « farceurs » et « plaisantins », au risque de la transgression morale, le mesurent inconsciemment : leurs facéties méchantes n’ont pour seul horizon que la moquerie de courte durée, comme un flash agressif sans perspective, comme une éjaculation précoce de pré-adolescent. On ne peut se contenir, cela part sans qu’on contrôle son geste, le croche-pied s’échappe presque de lui-même, sans que le surmoi n’ait pu neutraliser l’élan pulsionnel. Le croche-pied est toujours l’expression d’une incapacité à s’empêcher, d’un échec à maîtriser sa violence intérieure. Même lorsqu’il amuse ou soulage, excite ou décharge, il procure un sentiment de honte.

À la honte s’entrelace aussi la joie, il est vrai. Il n’est pas anodin que l’autre champ disciplinaire qui abrite le règne du croche-pied soit le cinéma burlesque ; comme un prolongement du temps de l’école. À la manière de Croquignol qui dans les Pieds Nickelés faisant régulièrement un croche-pied à un agent de police, beaucoup des héros un peu fauchés, comiques et attachants des récits et films populaires depuis plus d’un siècle se prêtent à cet exercice. Parfois volontairement, comme un geste libertaire d’autodéfense et d’offense à l’autorité (policière, patronale, patriarcale, institutionnelle) ; parfois maladroitement, comme le signe d’un décalage avec les règles de bienséance socialement établies.

L’histoire du croche-pied dans les représentations collectives, dans le roman, la bande-dessinée, le cirque, le théâtre de boulevard, etc. souligne combien le croche-pied incarne un geste primitif et léger dans les combats que se livrent les individus dans leur vie quotidienne. Des Pieds Nickelés à Charlot, de Laurel et Hardy aux Marx Brothers, de Jerry Lewis à Peter Sellers, de Pierre Richard à Jim Carrey, des clowns aux ado attardés peuplant les teen movies… l’histoire des représentations artistiques est pleine de ce régime de cruauté soft, comme l’on parle d’un « soft power », par contraste avec un pouvoir coriace.

Le personnage de Charlot incarne à la perfection cette ambivalence de l’usage du croche-pied, oscillant sans cesse entre maladresse et riposte, inconséquence et lucidité, vulnérabilité et résistance. Dans La Ruée vers l’or, dans Le Kid ou dans Le Cirque, Charlot résiste à sa condition précaire en faisant des croche-pieds à ceux qui le menacent. Guillaume le Blanc remarque dans son bel essai, L’insurrection des vies minuscules, que chez Charlot, « même sur les rings de fortune, la force des coups est décontenancée par la légèreté des esquives, la rapidité des petits pas de côté ». Les jambes de Charlot l’emportent toujours sur les bras, elles donnent de l’énergie au corps : dans ses combats, le croche-pied sert de technique de survie. « Homme-cirque» mais aussi « corps révolté», Charlot n’a que sa malice et sa canne pour ne pas tomber lui-même, danser, faire des croche-pattes aux autres, pour rester finalement debout, en dépit de toutes les chutes qu’il collectionne.

Gag central du cinéma burlesque, la chute s’y déploie sous de multiples formes, dont le croche-patte reste la figure élémentaire. Gag visuel se distinguant de la joke qui relève de la comédie, le slapstick – standard du burlesque – a le croche-pied comme premier motif. On retrouve sa forme, déployée dans des contextes variables, dans les comédies contemporaines, inaugurées notamment par des figures comme Jerry Lewis, Peter Sellers, Jacques Tati, jusqu’aux facéties des corps en furie de Pierre Richard ou de Jim Carrey… Oscillant entre la chute – subissant le croche-pied des autres – et le vice – faire chuter les autres avec son propre pied –, tous sont des corps en furie, déréglés par leur inadaptation aux normes. Inspirés de la tradition du clown, tous les comiques préférant le geste à la parole usent du croche-pied comme signe de leur douce folie et de leur étourderie hilarante.

Faire un croche-pied aux autres, souvent sans s’en rendre compte, revient à jouer un tour à l’ordre coercitif.

Faire un croche-pied aux autres, souvent sans s’en rendre compte, revient à jouer un tour à l’ordre coercitif qui impose ses règles et ses lois jusque dans la manière de se déplacer dans l’espace social. « Vivre, c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner », écrit Georges Perec dans Espèces d’espaces. Vivre, pour les kings of comedy engagés dans une valse des pantins, c’est passer d’un espace à un autre, en chutant, en faisant chuter les autres, en se cognant soi-même ; c’est une épreuve du corps, embarqué dans une bataille sans merci avec le monde réel. « Le réel, c’est quand on se cogne », disait Jacques Lacan.

C’est dans cette bouffonnerie magnifique que le croche-pied puise sa vertu : la vertu des personnes en lutte pour ajuster leur place impossible dans le monde réel, en guerre avec eux-mêmes dans l’invention de leur position sociale, en conflit avec ceux qui voudraient leur inculquer l’ordre serré et la marche militaire, où les pieds s’élèvent en rythme sans jamais se croiser. Contre le règne de la cadence et de la mesure, les spécialistes du croche-pied défendent celui de la dissonance et du tumulte.

Cet art échevelé du dérèglement pourrait se suffire à lui-même pour désamorcer son rejet si le poids de sa négativité sadique ne venait peser dans la balance. Prendre le croche-pied au sérieux, c’est immanquablement accepter de douter de lui, de balancer entre ses extrémités, de rappeler autant la pire que la meilleure part des hommes qu’il abrite. Si le croche-pied conserve dans notre imaginaire une dimension scandaleuse et reste identifié à un acte de barbarie douce, de cruauté badine, c’est qu’on y décèle la lâche volonté d’écraser son prochain.

Figure pauvre du combattant, comparée aux prises plus sophistiquées des sports de combat (nagi waza, te waza, ashi waza, ippon-seoi-nage… autant de techniques de projection du judo), le croche-pied est le geste symétrique du crachat, lorsqu’il il est déployé par celui qui vous hait et efface l’idée d’humanité en vous. Ce que notre époque ne supporte pas en lui, c’est l’atteinte à la dignité des faibles qu’il symbolise ; l’affront fait aux impuissants et aux freluquets, aux impotents et aux maladifs, aux tendres et aux apathiques. Tous ceux qui réactivent les souvenirs des humiliés des cours d’école.

Oscillant ainsi entre le burlesque et le tragique, le rire et la mortification, la moquerie et l’avilissement, ce geste à la fois aimé et honni nous oblige à reconsidérer la question de l’humiliation. Dans la multiplicité de ses formes expressives, le geste sec et brut du croche-pied n’occupe certes qu’un degré mineur. Mais dans cette variation même – de l’inoffensif au pire des techniques d’humiliation –, la force mineure de ce geste infantile et infâme se rappelle sans cesse à nous, entre culpabilité et défoulement. Il est comme la scène primitive d’une chaîne inhumaine, dont la pulsion de mort forme un horizon inconscient.

C’est donc contre cette économie de la chute vicieuse qu’une éthique du corps debout tente d’exister. Rester debout, métaphoriquement, invite à théoriser le croche-pied comme la manifestation d’un mépris. Il faut lui opposer le souvenir des clowns et des comiques qui font de la chute la scène d’un basculement salutaire, le geste d’une appropriation du monde, en toute innocence. La pratique du croche-pied ne peut soigner sa réputation impossible qu’en réactivant cette ingénuité et cette ingéniosité perdues. C’est lorsque l’on sort de l’enfance et de ses gestes inconséquents que la pratique du croche-pied devient une théorie honteuse. Conjurer la barbarie qu’elle déploie oblige à tracer clairement une frontière entre ses deux cadres d’action : le jeu et la guerre, l’enfantillage et la morgue.


Jean-Marie Durand

Journaliste, Éditeur associé à AOC

Rayonnages

Société