Les animaux malades de l’industrie
En 2018, à l’est de la Chine, les éleveurs découvrent d’étranges symptômes chez leurs cochons. Forte fièvre, perte d’appétit, hémorragie. En vingt-quatre mois, le virus de la peste porcine a réduit de moitié le nombre de porcs en Chine. Sévissant déjà en Europe centrale, le virus a été détecté en Belgique en 2018. La France et ses voisins craignent désormais son arrivée.
En octobre 2020, une grippe aviaire est détectée au nord de l’Europe. Allemagne, Angleterre, Danemark, des centaines de milliers d’animaux sont abattus pour éviter la propagation du virus. Mais il est identifié en France quelques semaines plus tard en Corse, dans les Yvelines, dans les Landes et les Pyrénées-Atlantiques.
Ces exemples ne constituent en rien des exceptions. Peste porcine ou grippe aviaire, fièvre catharrale ovine ou tuberculose bovine, diarrhée épidémique… Les vétérinaires du monde entier ont de plus en plus de travail. À l’échelle internationale, on compte aujourd’hui presque trois fois plus d’épidémies dans l’élevage animal qu’il y a quinze ans, selon l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE) – l’équivalent de l’OMS pour la santé animale. Les conséquences pour le bétail sont réelles. Elles le sont aussi pour Homo sapiens : certaines maladies animales se transmettent à l’humain, on les appelle zoonoses.
Densité, promiscuité, standardisation : les conditions dans lesquelles nous élevons ces animaux toujours plus nombreux sont risquées.
Pourquoi une telle flambée des épidémies animales ? C’est que l’élevage industriel, avec ses fermes-usines, produit en série des animaux aux systèmes immunitaires fragiles. Ces animaux sont de plus en plus frappés par les virus infectieux. Certaines maladies anciennes émergent à nouveau sous une forme radicalement nouvelle et des maladies inconnues jusqu’alors se diffusent d’une façon fulgurante. Les chèvres connaissent des épisodes sans précédent de la fièvre Q, les poulets affrontent des sous-types hautement pathogènes de la grippe aviaire, les moutons contractent la maladie « de la langue bleue ».
En cause, la concentration des bêtes. Jamais dans l’histoire de l’élevage nous n’en avions élevé autant. Pour le meilleur et pour le pire, la population humaine actuelle a dépassé en nombre celle de tous les hominidés ayant sillonné la planète. L’Homo sapiens produit des protéines pour vivre. En moyenne, il élève trois fois plus d’animaux qu’il y a trente ans, 70 milliards par an dont la majorité sont des volailles.
Densité, promiscuité, standardisation : les conditions dans lesquelles nous élevons ces animaux toujours plus nombreux sont risquées. Nous avons transformé de vastes enclos en fermes-usines qui entassent des animaux de race identique. En 2003, des infectiologues prouvaient qu’une infection touche plus durement une population d’animaux standardisés, avec un code génétique unique. En 2007, des experts mondiaux en maladies zoonotiques se rassemblaient pour discuter du possible lien de causalité entre ces quantités d’animaux d’élevage affaiblis et les explosions pandémiques.
Dans un élevage industriel, les boosters de croissance sont couramment utilisés. Et, pour des raisons qui demeurent peu comprises, les antibiotiques stimulent la croissance des bêtes. Dans le monde, 70 % des antibiotiques utilisés au total sont consommés par les animaux d’élevage. En France, ce chiffre atteint 38 %, selon l’Anses. Mais leur utilisation n’est pas sans conséquences. Les animaux développent des bactéries résistantes aux antibiotiques, et transmettent à l’homme des maladies… incurables. Car les médicaments antibiotiques sont inefficaces pour les soigner.
« Nous observons déjà les signes d’une ère post‐antibiotique, avec l’émergence d’infections qui ne peuvent être traitées par aucune classe d’antibiotiques », affirmait déjà en 2015 la docteure Mariângela Simão, de l’OMS, lors de la soixante‐huitième assemblée de cette institution. L’OMS annonça alors que la résistance aux antibiotiques était « la menace la plus urgente » pesant sur la santé mondiale. Le développement de l’antibiorésistance pourrait nous ramener aux temps qui ont précédé la découverte des antibiotiques, avant les années 1930. L’humain vivait alors dans un monde très différent d’aujourd’hui, où l’on mourait fréquemment de pneumonie ou du choléra.
La théorie de la biosécurité apparaît aujourd’hui comme la solution défendue par tous les gouvernements, mais elle n’est compatible qu’avec un seul modèle : l’élevage industriel.
Et maintenant ? Sur une planète qui ne connaît plus l’isolement, face à ces flambées épidémiques transfrontalières, il existe une réponse commune à tous les pays. La pensée de la « biosécurité » vient de la stratégie militaire : après l’épisode des lettres à l’anthrax aux États-Unis (les enveloppes contenaient des bactéries qui contaminent l’humain), la recherche consacrée à la théorie contre les armes chimiques s’est intensifiée. Cette théorie a été appliquée à l’agriculture, à partir d’un constat simple : les fermes sont devenues dangereuses.
« La biosécurité désigne les mesures qui doivent être prises pour minimiser le risque d’introduction de virus » dans les unités de production agricole, annonçait l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) dès la fin des années 1990. Pour l’appliquer, les fermes doivent mettre en place un isolement des animaux derrière des lignes Maginot biologiques. Clôtures, bâtiments, sas sanitaires : l’objectif est de confiner les animaux en permanence.
Selon cette doctrine, la propagation d’un virus reste limitée lorsque les animaux sont élevés dans des bâtiments fermés ou derrière des cloisons afin de les couper de tout contact avec des animaux sauvages. Ils doivent être nourris avec des aliments achetés dans le commerce et aux qualités sanitaires garanties plutôt que par les produits de la ferme. La biosécurité conditionne non seulement les gestes de l’éleveur en matière d’hygiène (lavage des mains, changement de tenue à l’entrée de chaque bâtiment, désinfection des véhicules), mais aussi les orientations de son exploitation – ce qui pose question. Car si l’État influence par le jeu des subventions européennes et des politiques publiques agricoles le devenir de l’agriculture, l’affaire prend une autre tournure lorsqu’il s’agit d’exclure au nom de la santé toute forme d’agriculture paysanne.
Le contrôle d’un virus, qui peut paraître technique, engage en réalité un ensemble de choix économiques et politiques. La théorie de la biosécurité apparaît aujourd’hui comme la solution défendue par tous les gouvernements, mais elle n’est compatible qu’avec un seul modèle : l’élevage industriel. Avec ses cages bondées et une promiscuité ambiante, ce mode d’élevage est pourtant propice aux maladies infectieuses. On en arrive à un paradoxe : les épidémies soulignent les aberrations du système agro-industriel, mais elles deviennent un argument contradictoire pour invalider les paysans qui pratiquent un élevage non industriel.
Prenons la réponse sanitaire de la Thaïlande au H5N1 au début des années 2000. Pour appliquer la biosécurité, des millions de volailles domestiques avaient été abattues. Quatre ans plus tard, une étude montrait que la politique sanitaire avait causé un effondrement des races de poulet thaïlandaises locales au profit de races industrielles, génétiquement homogènes. Les paysans avaient été contraints de cesser l’élevage : trois grandes sociétés se partagent désormais 70 % de la production nationale de poulet.
Autre illustration de la politique de biosécurité : la Guifei Moutain Sow Farm, une cité de porcs en Chine qui compte 30 000 cochons. Chaque bâtiment compte neuf étages, et, à chaque étage, environ 1 000 cochons sont élevés dans des cages. Pour la profession agricole, à niveau international, cette ferme apparaît comme l’exemple à suivre en matière de biosécurité. Les employés appliquent des règles sanitaires strictes. Ils subissent une quarantaine à chaque fois qu’ils entrent dans cette cité et n’en sortent qu’après trois mois. La concentration d’animaux dans un espace toujours plus restreint exige des règles de sécurité sanitaire toujours plus strictes. Dans ces bâtiments, des milliers d’animaux aux systèmes immunitaires affaiblis suffoquent dans la chaleur et le lisier. Il suffit d’un agent pathogène pour que tout le cheptel soit contaminé.
Une maladie virale aura plus de difficulté à balayer les troupeaux dans un contexte de forte variabilité génétique, qu’au sein d’une monorace d’élevage industriel.
Pensée pour limiter les épidémies, la biosécurité semble davantage être une vitrine rassurante que veut se donner l’industrie de l’élevage. Y parviendra-t-elle ? Aujourd’hui tous les pays du monde ont adopté cette doctrine dans leurs textes de lois sous l’égide de l’OIE. Mais si la biosécurité part d’une bonne intention, elle revient à rendre légaux uniquement les milieux aseptisés qui excluent les élevages non industriels. Angle mort des médias, impensé politique pour la plupart des organisations du monde agricole, absente des débats, la biosécurité est devenue un acteur de l’Histoire.
En France, elle est devenue obligatoire à partir de 2016. Pour l’appliquer, des élevages de plein air se sont transformés en élevage en bâtiment. D’autres ont disparu. C’est le cas de la ferme d’Anne-Marie Leborgne. Située au sud de Toulouse, à Montbrun-bocage, l’agricultrice de 39 ans élève vingt cochons bio par an et travaille à mi-temps en tant qu’animatrice à l’école du village. Elle vend 2 000 kilos de viande par an, qu’elle écoule en vente directe. Anne-Marie a pris les nouvelles procédures de biosécurité comme un coup de massue. « Quai d’embarquement » à construire pour déplacer les animaux, « désinsectisation et dératisation » du local de matériel par une entreprise extérieure tous les deux mois, « désinfection du tracteur systématique » entre deux champs, « on nous demande d’avoir des bunkers ! ». Elle a décidé d’arrêter. À Montbrun‐Bocage, il n’y a plus de cochons.
Pour désigner ce parti pris de la sécurité contre l’élevage paysan, on aurait pu utiliser le terme d’industrialisation. Mais le mot de biosécurité présentant une plus grande respectabilité, il est devenu la référence indiscutable d’un ordre qui prétend ne pas être politique. Elle accouche pourtant d’un monde où les épidémies sont plus mortelles, plus fréquentes et plus étendues. Il a fallu quinze ans pour découvrir que l’agent infectieux à l’origine de l’épidémie de la vache folle était lié aux boosters nutritifs administrés aux animaux dans les élevages industriels. Quel laps de temps nous sépare d’une prise de conscience sur les dangers de la biosécurité ?
Dans les campagnes, tous les vétérinaires ne suivent pas l’injonction biosécuritaire. Certains se mobilisent contre la disparition de l’élevage paysan, qui aurait, d’après une étude de l’ONU parue en 2011, la capacité de nourrir la population à l’échelle mondiale. Ainsi, une quinzaine de vétérinaires associés en Scop (le nom de leur entreprise : Zone verte) ont refusé de dispenser la formation de biosécurité obligatoire. J’ai eu l’occasion de recueillir leur points de désaccord vis-à-vis de la politique gouvernementale, qui revient selon eux à « isoler les animaux dans des bulles stériles ». Pour faire face aux épidémies, il faut au contraire d’après ces médecins vétérinaires « cesser la concentration », « restreindre davantage les antibiotiques », « nourrir avec une alimentation diversifiée »…
Mais aussi « sauver la biodiversité génétique ». Les mécanismes de cette réalité biologique sont faciles à saisir. Des animaux tous semblables favorisent la progression d’un virus. Au contraire, lorsqu’un milieu est riche en espèces, le virus rencontre des impasses épidémiologiques : des hôtes non compétents pour sa transmission ralentissent ou empêchent sa multiplication. Les scientifiques parlent d’un « effet de dilution ». On pourrait le résumer ainsi : une maladie virale aura plus de difficulté à balayer les troupeaux dans un contexte de forte variabilité génétique, qu’au sein d’une monorace d’élevage industriel partageant un seul et unique code génétique. Si elle décrypte ce code, elle peut se répliquer et ainsi produire des milliers de copies de son ADN.
Une pandémie est un objet difficile à penser. Parmi ses nombreuses causes, figure un déterminant peu connu : l’industrialisation de l’élevage. L’une de nos plus grandes vulnérabilités aux perturbations sanitaires figure en effet dans notre mode de production alimentaire. Pour éviter la prochaine pandémie, il nous faut revoir la loi de biosécurité, mais aussi changer nos habitudes culinaires. L’anthropologue italien Roberto Beneduce disait en mai 2020 : « Le seul vaccin efficace, c’est de conserver la mémoire de ce qui vient de se passer ».
NDLR : Lucile Leclair a publié en octobre dernier Pandémies, une production industrielle aux éditions du Seuil.