Société

Le véritable héritage d’Ivan Illich – sur une prétendue « sacralisation de la vie » (2/2)

Philosophe

Parmi les pourfendeurs de la politique sanitaire menée contre la crise de Covid-19, certains se revendiquent plus ou moins explicitement de la pensée d’Ivan Illich, dénonçant l’« idolâtrie de la vie » jusqu’à succomber à la mode du covidoscepticisme. Cependant, ce que le philosophe critiquait, ce n’était pas la sacralisation de la vie, mais son avilissement, sa dégradation. Ne doit-elle donc pas être protégée dès lors qu’elle est en danger ? Jean-Pierre Dupuy aborde ici ce qui est le plus douloureux pour lui : l’héritage d’Ivan Illich. Second volet d’une série de deux articles.

La première fois que j’ai vu Ivan Illich, c’était sur un écran de télévision. Il était interviewé par le directeur de la revue Esprit, Jean-Marie Domenach, dans la cour d’un hôtel particulier de la rue de l’Université, à Paris. Nous étions en 1971 ou 1972. Ce qui frappait d’emblée chez Illich, c’était son profil d’oiseau de proie et sa voix tout à la fois suave et tranchante, l’aristocratique accent d’Europe centrale se mariant à une façon presque brutale d’accentuer la dernière syllabe des mots.

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La conversation avait duré plus d’une heure lorsque Domenach posa la question qui était restée en arrière-plan tout au long de l’entrevue : « Et l’Église, Ivan, l’Église, dans tout cela ? » La question était d’autant plus pertinente pour qui connaissait les éléments de base de la biographie de cet homme fascinant, né à Vienne en 1926, qui avait été prêtre et même Monsignore dans la hiérarchie de l’Église catholique avant d’être soumis à un procès inquisitorial à Rome.

Comme il le faisait habituellement, Illich se recueillit l’espace d’un instant avant de lâcher : « L’Église, c’est une putain, mais c’est aussi ma mère. »

Comme beaucoup de téléspectateurs sans doute, je restai interdit. Domenach était un ami et je savais par lui qu’Illich, auteur de deux livres qui avaient déjà créé beaucoup de controverses, Libérer l’avenir et Une société sans école, avait mis en chantier un programme de recherches, de rencontres et de discussions sur l’institutions médicale, à Cuernavaca, à quelque 60 kilomètres au sud de la ville de Mexico, où il s’était établi. Domenach, qui savait que je travaillais moi-même sur le sujet, nous présenta l’un à l’autre et ce fut le début d’une amitié qui ne devait s’éteindre qu’avec la mort d’Illich, en décembre 2002[1].

Je fis plusieurs séjours à Cuernavaca, travaillant en particulier à l’opuscule Énergie et équité (Seuil, 1973), une critique du système de transports et une démystification plus pertinente que jamais de l’idée que nous aurions u


[1] Note du 20 septembre 2020. Jean-Michel Djian vient de publier au Seuil une remarquable biographie d’Ivan Illich intitulée : Ivan Illich. L’homme qui a libéré l’avenir. On y trouve de précieuses indications sur ce que fut l’itinéraire de cet homme exceptionnel.

[2] La version anglaise est publiée sous le titre « Health as one’s own responsibility: no, thank you! », Journal of Consciousness Studies, volume 1, n°1, 1994, p. 25-31 (7). Ma traduction.

[3] Ivan Illich & David Cayley, La Corruption du meilleur engendre le pire, entretiens traduits de l’américain par Daniel De Bruycker et Jean Robert, Actes Sud, 2007.

[4] François Jacob, La Logique du vivant, Gallimard, 1970.

[5] Philip Ball, « What is Life? A silly question! », Nature, 6 juin 2007.

[6] Michel Foucault, compte rendu du livre de François Jacob, La Logique du vivant, Le Monde, 16 novembre 1970.

[7] David Cayley, « Questions about the current pandemic from the point of view of Ivan Illich », Quodlibet, 8 avril 2020.

[8] L’assimilation de la Covid-19 à une grippe est un des leitmotive du covidoscepticisme. C’est une erreur d’autant plus sérieuse qu’elle est souvent commise volontairement, pour rabaisser la gravité de la pandémie. Le virus SARS-CoV-2 est beaucoup plus semblable à celui du Sida qu’à celui de la grippe. La manière dont il tue, même une fois qu’il a disparu de l’organisme qu’il a parasité, en rendant le système immunitaire incapable de distinguer le soi du non-soi, rapproche la Covid-19 des maladies auto-immunes. Ces questions sont très difficiles et la recherche est loin d’avoir tranché.

[9] Olivier Rey, L’Idolâtrie de la vie, Gallimard, coll. « Tracts », p. 16.

[10] David Cayley, Entretiens avec Ivan Illich, Bellarmin, 1996.

[11] Note du 1er novembre 2020 : qu’on me pardonne de songer ici au cri d’exaspération de Donald Trump, en fin de campagne électorale : « Covid, Covid, Covid ! Les médias “Fake News” n’ont que ce mot à la bouche. »

[12] Daniel Ellsberg, The Doomsday Machine. Confessions o

Jean-Pierre Dupuy

Philosophe, Professeur à Stanford University

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Notes

[1] Note du 20 septembre 2020. Jean-Michel Djian vient de publier au Seuil une remarquable biographie d’Ivan Illich intitulée : Ivan Illich. L’homme qui a libéré l’avenir. On y trouve de précieuses indications sur ce que fut l’itinéraire de cet homme exceptionnel.

[2] La version anglaise est publiée sous le titre « Health as one’s own responsibility: no, thank you! », Journal of Consciousness Studies, volume 1, n°1, 1994, p. 25-31 (7). Ma traduction.

[3] Ivan Illich & David Cayley, La Corruption du meilleur engendre le pire, entretiens traduits de l’américain par Daniel De Bruycker et Jean Robert, Actes Sud, 2007.

[4] François Jacob, La Logique du vivant, Gallimard, 1970.

[5] Philip Ball, « What is Life? A silly question! », Nature, 6 juin 2007.

[6] Michel Foucault, compte rendu du livre de François Jacob, La Logique du vivant, Le Monde, 16 novembre 1970.

[7] David Cayley, « Questions about the current pandemic from the point of view of Ivan Illich », Quodlibet, 8 avril 2020.

[8] L’assimilation de la Covid-19 à une grippe est un des leitmotive du covidoscepticisme. C’est une erreur d’autant plus sérieuse qu’elle est souvent commise volontairement, pour rabaisser la gravité de la pandémie. Le virus SARS-CoV-2 est beaucoup plus semblable à celui du Sida qu’à celui de la grippe. La manière dont il tue, même une fois qu’il a disparu de l’organisme qu’il a parasité, en rendant le système immunitaire incapable de distinguer le soi du non-soi, rapproche la Covid-19 des maladies auto-immunes. Ces questions sont très difficiles et la recherche est loin d’avoir tranché.

[9] Olivier Rey, L’Idolâtrie de la vie, Gallimard, coll. « Tracts », p. 16.

[10] David Cayley, Entretiens avec Ivan Illich, Bellarmin, 1996.

[11] Note du 1er novembre 2020 : qu’on me pardonne de songer ici au cri d’exaspération de Donald Trump, en fin de campagne électorale : « Covid, Covid, Covid ! Les médias “Fake News” n’ont que ce mot à la bouche. »

[12] Daniel Ellsberg, The Doomsday Machine. Confessions o