Société

Qui est prioritaire ? Vaccination et grandeurs sociales

Historien

Le 12 janvier dernier, le milliardaire sud-africain Johann Rupert s’est rendu dans une clinique privée suisse pour se faire vacciner contre la Covid-19, alors même que la campagne de vaccination officielle n’avait pas commencé. Ainsi, certains « Grands » s’affranchissent de l’impératif de priorisation, ou plutôt se considèrent comme prioritaires par le simple fait qu’ils occupent un statut social élevé. Mais est-ce bien cela, la grandeur ? Pas si on se place dans l’héritage des Lumières, qui ont montré qu’elle devait être indexée sur l’utilité et le service rendu au bien commun.

L’épidémie de Covid-19 et la réponse que les autorités politiques et sanitaires lui ont apportée au cours de l’année 2020 et dans les premières semaines de 2021 est une épreuve de justification des grandeurs sociales et de leur inégalité. Une épreuve collective, bien entendu, mais aussi une épreuve individuelle à laquelle chacun d’entre nous a été ou sera confronté plus ou moins directement.

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En Europe, en Amérique du Nord et en Amérique Latine, l’épreuve, au double sens d’examen critique et de souffrance, a commencé avec les confinements inégalement stricts qui se sont multipliés à la fin de l’hiver et au début du printemps. Partout, ou presque, l’obligation imposant aux citoyens de rester chez eux – sans que soit mis en place un système public de livraison à domicile des produits de base, à la différence de ce qui avait été fait à Wuhan – s’est accompagnée, de la part des autorités, de l’instauration de restrictions à l’ouverture des commerces, des lieux culturels, des bâtiments publics, d’une partie des transports ou des terminaux qui accueillent les passagers (aéroports, gares).

Des listes d’activités « essentielles » ont donc été établies à l’appui des décrets et des décisions de la puissance publique restreignant les libertés individuelles, afin d’endiguer la propagation du virus, de soulager les services hospitaliers et les secours. Nombre de commentaires ont d’emblée été faits sur le caractère contradictoire et parfois arbitraire de la sélection des commerces et des lieux.

L’ouverture des cavistes et la fermeture des librairies, notamment, ont suscité bien des interrogations, autour de quelques affaires exemplaires, comme celles des librairies Autour d’un livre à Cannes ou De beaux lendemains à Bagnolet. La situation des grandes surfaces a aussi été l’objet de controverses, d’une « subtile niaiserie » souvent, pour reprendre une expression qu’Érasme utilise dans l’Éloge de la Folie (1509) à propos des théologiens scolastiques, en particulier lorsqu’il a fallu isoler parmi les rayons ceux qui relevaient des biens essentiels (les crèmes pour bébé) et ceux qui n’en relevaient pas (les crèmes pour leurs mères).

L’accord sur la priorisation se fait donc dans le désaccord sur les règles de priorité.

Les affres de la distinction des activités et des biens ne sont évidemment pas l’apanage de la France, comme le montrent de rapides comparaisons internationales. La liste des activités et des commerces essentiels publiés par le gouvernement du Québec pour la période du 25 décembre 2020 au 10 janvier 2021, par exemple, réserve ainsi l’heureuse surprise de rappeler que les fleuristes (nous sommes en période de fêtes de fin d’année, après tout), mais aussi la Société des alcools du Québec et la Société québécoise du cannabis (nous sommes en période de fêtes de fin d’année, rappelons-le) font bien partie des ces négoces qui doivent absolument rester ouverts.

Dans ces conditions, la question récurrente du calendrier du retour à la normale n’a pu que susciter à nouveau d’intenses débats sur la priorisation des activités : fallait-il ouvrir les lieux où l’on mange assis avant ceux où les clients restaient debout, les coiffeurs et les instituts de beauté avant les bibliothèques ou les musées, autoriser certains sports mais maintenir l’interdiction qui en frappe d’autres ?

Ces questions, portées par le souci de freiner la propagation du virus en essayant d’éviter d’en accentuer les conséquences économiques et sociales elles aussi terribles, étaient sans doute inévitables. Mais elles ont aussi contribué à désorienter les acteurs économiques de secteurs entiers (la restauration par exemple) et à décourager ceux dont l’occupation s’inscrit dans des domaines que caractérisent à la fois le prestige qui leur est attaché et la fragilité financière : théâtres, festivals, cinémas, musées, universités et bien d’autres encore, où la précarité, déjà souvent structurelle, progresse de manière alarmante.

La nouvelle étape que représente l’arrivée des premiers vaccins et la mise en place des campagnes de vaccination a ouvert un second temps d’épreuve, dans lequel il a semblé que la priorité des uns et des autres devait être constamment établie et justifiée. En France, les priorités ont été initialement dessinées dès le 30 novembre 2020 par la Haute Autorité de santé, avec la planification de « cinq phases progressives ».

Devraient ainsi se succéder : (1) les personnes âgées résidentes en Ehpad, « compte tenu du nombre limité de doses qui seront disponibles au démarrage de la campagne de vaccination » et les salariés de ces établissements qui présentent eux-mêmes des risques de développer une forme grave ; (2) dans l’ordre, « les personnes ayant plus de 75 ans », celles de 65 à 74 ans ayant une comorbidité, les autres personnes de 65-74 ans, ainsi que les « professionnels du secteur de la santé, du médico-social et du transport sanitaire » ; (3) « l’ensemble des personnes de plus de 50 ans ou de moins de 50 ans mais à risque de forme grave du fait de leurs comorbidités » ; (4) les « professionnels dont l’environnement de travail favorise une infection » ; et, enfin, (5) les autres personnes, « sous réserve que les allocations de doses vaccinales auront été suffisantes pour vacciner chacune des populations prioritaires ».

En raison des lenteurs de la première phase, cette priorisation a fait, au cours des dernières semaines, l’objet de modifications substantielles, au rang desquelles on peut mentionner la fusion partielle des étapes 1 et 2, la remontée des pompiers au sein des catégories prioritaires ou la volonté affichée par Jean-Michel Blanquer de faire figurer les enseignants dans la troisième phase, après avoir claironné que les écoles, collèges et lycées n’étaient pas des lieux de contamination et diffusé des chiffres astucieusement minorés.

Certaines critiques ou revendications sont tout aussi significatives. Le 7 janvier, sur France Info, la présidente de la région Île-de-France, Valérie Pécresse, invitait ainsi le premier ministre à se faire vacciner très tôt, devant les caméras, estimant qu’il était en quelque sorte un soignant lui aussi et insistant sur la valeur exemplaire d’un tel geste ; le lendemain, on apprenait que la totalité des membres de l’équipe cycliste UAE Team Emirates avait été vaccinée, son entraîneur se disant même « fier de montrer la voie dans la lutte contre la pandémie, et de contribuer aux efforts qui nous permettront de retourner à une vie normale » ; le même jour, à l’issue de l’hommage à François Mitterrand, Ségolène Royal affirmait que « la priorité, elle doit être aux jeunes, y compris pour les vaccins ».

Là encore, la France n’est pas seule. Le 23 janvier, la presse suisse et européenne relatait les manœuvres tortueuses de Johann Rupert, patron du groupe de luxe Richemont, pour se faire vacciner dans une clinique privée en Suisse appartenant à un groupe dont il est actionnaire. Pour justifier cette vaccination organisée avant même le début de la campagne officielle, et tenter d’éteindre le scandale, Rupert s’est retranché derrière un argumentaire qui mêle étrangement considérations sanitaires (il ferait à lui seul avancer l’immunité collective), certitudes économiques (il protégerait l’emploi) et proclamations citoyennes (il serait contribuable suisse depuis trois décennies) : « nous avons besoin d’une immunité collective le plus rapidement possible pour éviter un chômage massif et le chaos ».

Le lendemain, on apprenait la démission du chef d’État-Major, de plusieurs officiels et chefs de parti espagnols qui s’étaient eux aussi faits vacciner avant leur tour…

L’accord sur la priorisation se fait donc dans le désaccord sur les règles de priorité.

Pourrait-il en être autrement, alors que celles-ci croisent des principes incommensurables : la vulnérabilité des plus âgés et de ceux qui présentent des pathologies susceptibles de favoriser des formes graves, l’ampleur et la fréquence de l’exposition aux malades et aux personnes éventuellement porteuses du virus, bien entendu, mais aussi, de manière infiniment plus difficile à établir et à justifier, fût-elle celle d’un ministre, d’un grand patron, d’un général ou d’un champion cycliste, l’utilité sociale ou économique des personnes.

Des philosophes, des moralistes ou des économistes des Lumières vont chercher à fonder théoriquement cette règle de la grandeur indexée sur l’utilité commune.

Les épreuves de grandeur ne sont pas nouvelles. Par certains côtés, elles semblent même constituer la marque de l’entrée des sociétés européennes dans la modernité, dès lors que les anciens principes juridico-théologiques qui assignaient à chacun – du moins aux gens « de qualité », comme on disait – un rang et une dignité qu’il était périlleux de vouloir contester se sont effrités.

L’une des illustrations les plus frappantes s’en trouve sans doute dans un chapitre des Caractères de La Bruyère, parus en 1688, qui est consacré au « mérite personnel ». Le moraliste s’y fait l’écho des obsessions des élites de la société d’Ancien Régime et, en particulier, de leur souci de fonder et de protéger la distinction nobiliaire. La question examinée dans ce chapitre est au fond très simple : qu’est-ce qui fait la noblesse du noble ? Est-ce la naissance, le lignage, l’ancienneté, le sang ou, pour parler comme les nobles eux-mêmes, la « race » ? Est-ce, au contraire, le mérite individuel, les exploits personnels, par exemple militaires, la gloire et les honneurs acquis et non hérités ?

La Bruyère répond par touches successives, en rappelant notamment que « s’il est heureux d’avoir de la naissance, il ne l’est pas moins d’être tel qu’on ne s’informe plus si vous en avez » et qu’il faut donc agir conformément au rang que l’on pense tenir. Quelques lignes plus loin, La Bruyère ironise sur la déférence excessive que la société d’Ancien Régime porte aux titres : « après le mérite personnel, il faut l’avouer, ce sont les titres dont les hommes tirent plus de distinctions et plus d’éclat ; et qui ne sait être un Érasme doit penser à être évêque ».

Cette exaltation du mérite et de la valeur individuelle face aux titres et au sang le conduit finalement a reconnaître les effets croissants de la division sociale du travail dans la formation d’une nouvelle hiérarchie des grandeurs sociales, sur laquelle il porte un regard nuancé. Il relève notamment que désormais « le héros est d’un seul métier, qui est celui de la guerre ; et que le grand homme est de tous les métiers, ou de la robe, ou de l’épée, ou du cabinet, ou de la cour ».

Ce que l’on a, à juste titre, qualifié de « démolition du héros » sous la plume des moralistes du XVIIe siècle prend donc ici la forme d’une célébration de l’accomplissement de soi d’artistes, de musiciens, de littérateurs d’exception, qui sortent littéralement de leur condition sociale initiale, pour devenir des Grands d’un genre inédit : « quand on excelle dans son art, et qu’on lui donne toute la perfection dont il est capable, l’on en sort en quelque manière ; et l’on s’égale à ce qu’il y a de plus noble et de plus relevé […]. V* est un peintre, C** est un musicien […] mais Mignard est Mignard, Lulli est Lulli, Corneille est Corneille ». Les nouvelles lois de la grandeur sociale permettent à ces hommes sans naissance de se faire un nom eux aussi.

Les imitateurs et les critiques de La Bruyère ne seront pas tous capables de saisir la portée de ce renversement. Pierre Jacques Brillon, qui s’aventure en 1700 dans la publication d’un Théophraste moderne ou nouveaux caractères sur les mœurs, consacre deux chapitres successifs au mérite et aux héros, mais il fait un choix lexical qui témoigne de l’emprise persistante de la culture nobiliaire et brouille totalement sa démonstration : tous les personnages éminents, qui sortent du lot, triomphent de leurs concurrents, sont, quelle que soit leur activité, des héros. Mignard, Lulli ou Corneille sont donc des héros de la peinture, de la musique ou de la tragédie.

La même année, Noël Argonne publie des Sentiments critiques sur les Caractères, qui tournent en dérision l’idée que « chacun est héros en son genre » et assurent que « les héros de la guerre ne regardent pas comme des gens qui les effacent les héros de la littérature. Les héros de la littérature regardent au contraire les héros de la guerre comme des gens qui les font vivre ». Une hiérarchie des positions et des rangs conforme aux principes de la société d’Ancien Régime est ainsi rétablie, qui relègue les nouvelles grandeurs sociales des artistes et des gens de lettres à une place subalterne, au service des véritables Grands que sont les nobles, pour la gloire desquels ils travaillent.

Les divisions des moralistes du Grand Siècle, confrontés à la fois à l’apogée de la société de cour et à l’émergence de réussites sociales irréductibles aux privilèges que confèrent la naissance ou un titre, montrent la difficulté qu’il y a à vouloir établir les grandeurs sur un principe ou une règle acceptable ou du moins justifiable. Il faut, en fait, attendre près d’une génération pour que cette grammaire soit formulée et que certains auteurs majeurs des Lumières en fassent le ressort d’une critique de la société d’Ancien Régime et de ses privilèges.

Cette grammaire sera celle du bonheur et de l’utilité. Mérite d’être tenu pour grand celui qui est utile à la société et qui concourt, par son activité, au bonheur des hommes. Dans une lettre à Nicolas-Claude Thieriot datée de juillet 1735, Voltaire le dit avec son stupéfiant sens de la formule : « chez moi les grands hommes vont les premiers, et les héros les derniers », et « j’appelle grands hommes tous ceux qui ont excellé dans l’utile ou dans l’agréable[1] ».

À sa suite, des philosophes, des moralistes ou des économistes des Lumières vont chercher à fonder théoriquement cette règle de la grandeur indexée sur l’utilité commune, comme Vauvenargues, le baron d’Holbach ou encore Helvetius. Mais le plus systématique est sans doute un avocat et administrateur du Royaume de Naples, Giacinto Dragonetti, qui publie en 1768 un Traité des vertus et des récompenses, qui sera traduit en français, en anglais, en allemand. Pour Dragonetti, les distinctions fondées sur la naissance et le lignage ne peuvent servir de fondement à une organisation juste du monde social, car « l’expérience nous apprend […] que les titres, les dignités, les honneurs et tous les avantages que d’illustres aïeux ont mérités, ne servent à leurs descendants qu’à autoriser leurs vices ».

Ceux qui exercent le pouvoir doivent donc se tourner vers d’autres principes pour répartir équitablement les avantages de la vie en société : « les particuliers doivent être distingués et récompensés, en raison des services qu’ils ont rendus sans y être obligés », et donc à proportion de leur contribution au bien-être général. L’État pourrait veiller, par exemple, à créer « une banque publique dont les fonds seraient destinés à secourir les familles de ceux qui ont fait naufrage » afin de les récompenser des risques qu’ils ont pris dans leur activité commerciale et maritime, dont la société a globalement profité.

Les épreuves de justification des grandeurs d’Ancien Régime n’ont évidemment pas les mêmes enjeux que celles auxquelles nous sommes soumis aujourd’hui. Mais nous pouvons nous en souvenir pour garder à l’esprit qu’il ne s’agit pas de simples opérations administratives ou de procédures de tri banales dont la seule règle doit être l’applicabilité rapide, mais de choix de société difficiles et souvent douloureux pour ceux qui en sont les objets. Ces choix ne peuvent avoir d’autre fin que le bien commun ; ils ne peuvent se passer d’explication et de discussion ; ils ne peuvent s’accommoder de passe-droits que des privilégiés pensent être fondés à ajouter aux innombrables autres priorités dont ils jouissent déjà.


[1] Œuvres complètes de Voltaire : Vie de Voltaire, volume 101, Wodon, Bruxelles, 1828, p. 223-224.

Olivier Christin

Historien, Directeur d'études à l'EPHE et directeur du Centre européen d'études républicaines

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Notes

[1] Œuvres complètes de Voltaire : Vie de Voltaire, volume 101, Wodon, Bruxelles, 1828, p. 223-224.