Politique

Parole et pollution

auteure

Déchets de signes, déchets de phrases… L’actualité récente – et notamment la gestion de la crise sanitaire – a souvent révélé, s’il en était besoin, quelque chose comme des états pourris de la parole. Mais attention, parler d’une pollution de la parole, n’est pas une manière de déplorer un quelconque appauvrissement de la langue, ce n’est ni un esthétisme ni un élitisme. C’est le désir de penser la parole comme un milieu partagé et vulnérable, comme une « zone à défendre » : un lieu « commun » dont il faut prendre soin. Et, à cet égard, nul ne le fait mieux que le poète.

Je crois qu’il entre dans nos responsabilités écologiques immédiates de « faire la parole[1] ». Que l’urgence, pour entendre le monde et tous ses vivants, n’est pas de se taire (même si dans certains cas ce serait déjà pas mal) mais d’exercer avec soin ses responsabilités de vivants parlants, car la manière dont on parle (et dont on se parle) du monde, dans le monde, compte pour le monde[2].

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Il se pourrait même que la parole soit l’une des régions les plus polluées de la planète, et que cela aussi réclame un véritable réengagement. Il y a quelque chose en effet, dans l’exercice de la parole, qui peut participer directement de la contamination ou du soin de nos milieux de vie. La parole pousse, pleut, coule, éclabousse, depuis et dans et vers le monde, pour le meilleur et pour le pire : nos propres phrases parlent moins des choses qu’elles ne s’y mêlent, lignes entrelacées à d’autres, lignes interrompues par d’autres, phrases trempées de réel et s’y déversant en continu. – Et je ne dis pas cela pas pour faire croire que tout finit dans la parole, ou « aboutit à un beau livre » ; mais pour dire que c’est la parole qui finit dans tout, qui se répand dans les paysages, s’en mêle, s’y mêle, et qui peut aussi bien les polluer encore un peu plus que s’y composter, les irriguer.

Signes et déchets de signes, phrases et déchets de phrases font nos milieux de vie. En cela, l’actualité récente a souvent révélé, s’il en était besoin, quelque chose comme des états pourris de la parole, pourris à force de déliaisons, de rétrécissements, d’inattention, de bâclage, de négligence, de morgue, de dédain. Des états pourris de la parole politique, de la parole médiatique, et de nos propres échanges, c’est-à-dire des phrases que nous mettons dans le monde et entre nous, dans la rue, dans le travail, sur les réseaux, dans les tweets, ces « gazouillis ».

Quelle souillure spectaculaire de la parole, quel saccage de la parole et de ses responsabilités, quelle profanation de l’espac


[1] C’est comme cela qu’en basque on dit « parler ». Cela dit assez que l’on fait quelque chose quand on parle. Et cela ramène la multitude des langues dans le débat. La formule a servi de titre à un splendide documentaire consacré en 2015 par Eugène Green à la langue basque, la plus vieille d’Europe occidentale, à son oppression, à ses résistances et à tout ce dont une langue est capable.

[2] Voir Enno Devillers-Peña, « Après le déluge, comment retrouver une terre animée ? ». À propos de David Abram, Comment la terre s’est tue (traduit de l’anglais par Isabelle Stengers et Didier Demorcy), La Découverte, 2013, Terrestres, n° 4, mars 2019.

[3] Hervé Morin et Audrey Lagadec, « Comment la parole et le vent diffusent le SARS-CoV-2 », Le Monde, 26 mai 2020.

[4] Je reprends son expression à David Wahl : Le Sale Discours ou géographie des déchets pour tenter de distinguer au mieux ce qui est propre de ce qui ne l’est pas, Éditions Premier Parallèle, 2018.

[5] Francis Ponge, « Le Monde muet est notre seule patrie », Le Grand Recueil, Méthode, Œuvres complètes, vol. I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 630.

[6] Jacques Demarcq, La Vie volatile, NOUS, 2020, p. 6.

Marielle Macé

auteure, directrice d'études (EHESS-CNRS)

Notes

[1] C’est comme cela qu’en basque on dit « parler ». Cela dit assez que l’on fait quelque chose quand on parle. Et cela ramène la multitude des langues dans le débat. La formule a servi de titre à un splendide documentaire consacré en 2015 par Eugène Green à la langue basque, la plus vieille d’Europe occidentale, à son oppression, à ses résistances et à tout ce dont une langue est capable.

[2] Voir Enno Devillers-Peña, « Après le déluge, comment retrouver une terre animée ? ». À propos de David Abram, Comment la terre s’est tue (traduit de l’anglais par Isabelle Stengers et Didier Demorcy), La Découverte, 2013, Terrestres, n° 4, mars 2019.

[3] Hervé Morin et Audrey Lagadec, « Comment la parole et le vent diffusent le SARS-CoV-2 », Le Monde, 26 mai 2020.

[4] Je reprends son expression à David Wahl : Le Sale Discours ou géographie des déchets pour tenter de distinguer au mieux ce qui est propre de ce qui ne l’est pas, Éditions Premier Parallèle, 2018.

[5] Francis Ponge, « Le Monde muet est notre seule patrie », Le Grand Recueil, Méthode, Œuvres complètes, vol. I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 630.

[6] Jacques Demarcq, La Vie volatile, NOUS, 2020, p. 6.