Déterritorialiser la pensée : l’océan comme étirement du monde
La globalisation conjuguée à la crise de l’environnement nous fait découvrir la finitude de la planète terre, contrairement à l’idée que l’on s’en faisait et, du même coup, elle fait apparaître les liens existants entre la terre et la mer, le littoral et l’océan. Des relations entre humains et non-humains s’y nouent, en tant qu’organismes partageant l’univers, à la fois terrestre et marin avec de nombreux autres organismes, en tant qu’être social remodelant la nature et eux-mêmes réciproquement, en tant que créatures conteuses d’histoires et s’efforçant de trouver un sens à leur place dans le monde.
Cette découverte se heurte à nos cadres classiques d’interprétation du milieu marin, tantôt perçu comme le réceptacle passif et inerte de nos actions et activités, ou tantôt, comme la scène imaginaire et théâtrale sublimée de nos désirs romantiques. Dans ce registre, la mer est fantasmée comme originelle et authentique et coupée de tout lien avec le monde terrestre. Cette représentation véhicule une conception dualiste du monde où l’homme est extérieur au milieu, celui-ci n’étant vu que comme surface et non comme constituant à part entière du devenir humain.
Le couplage dynamique entre l’homme et le milieu vivant, les échanges réciproques qui sont au cœur de ce qui les constitue, l’un et l’autre, sont scotomisés. Le milieu est perçu comme un corps étranger, et non comme l’extension même de son organisme. Ce paradigme est le produit du dualisme cartésien qui oppose nature et culture, sujet et objet, homme et milieu, terre et mer.
Il trouve son pendant symbolique dans la sensibilité romantique du spectacle de la mer, celle-ci étant contemplée d’un point de vue dominant et faisant l’objet de rêveries où la pensée se réfléchit à la manière d’un miroir. La mer comme l’écrit Alain Corbin, est « […] une mer éprouvée de la terre, c’est-à-dire d’un point fixe ; une mer dont les prestiges ne se déploient que parce qu’on la perçoit, non dans son infinité (sa cosmicité pourrait-on ajouter), mais à l’endroit où elle vient se briser ». Cet endroit « où elle vient se briser » annonce son devenir futur, la station touristique et balnéaire, la plage, mais aussi la patrimonialisation et la conservation des sites pittoresques de renommée nationale et mondiale inscrits au patrimoine mondial comme le deviendront certaines falaises et certains sites du Conservatoire du littoral.
C’est dans cet imaginaire social que puisera effectivement le Conservatoire du littoral et des rivages lacustres terrestres créé en 1975 pour acquérir des sites naturels côtiers et en faire des grandeurs patrimoniales. Ce qu’il faut préserver, c’est en premier lieu la vue de la mer à partir d’une échelle spatiale et terrestre qui en facilite l’accès, tout en mettant en valeur (par la restauration ou renaturation) le paysage qui y conduit. Le premier principe est d’y proscrire tout ce qu’y peut boucher la vue et l’accès et comme dans un tableau, ouvrir des perspectives et des fenêtres d’où l’on peut voir le spectacle de la mer.
Le rivage est vu comme un tableau que l’on contemple d’un point de vue dominant, éliminant de l’horizon tout ce qui pourrait remémorer les activités productives faisant tache sur la composition, magnifiant à l’inverse les beaux monuments naturels du littoral, qu’il s’agisse de paysages ou d’espèces animales et floristiques terrestres remarquables.
Cette sémiologie de l’espace conduit à la nécessité pour l’aménageur de maintenir des unités spatiales qui jouxtent le rivage selon un axe mer-terre. Ce principe d’organisation se trouve au centre du dispositif spatial du Conservatoire du littoral : acquérir des sites terrestres qui soient des fenêtres sur la mer, les sanctuariser pour les protéger de toute urbanisation et activité afin de maintenir la continuité terre-mer. Dans ce schème dualiste où terre et mer se font front, la mer n’est vue que comme barrière ou limite.
Les terriens projettent sur le monde marin et sous-marin leur désir de fixation et d’immobilité.
Ce schéma statique d’arrêt sur image rend difficile toute transaction entre la terre et la mer, chacun reste contenu dans ses frontières et limites, les échanges y sont réduits à leur strict minimum (sur l’estran). Fernand Braudel, mieux que quiconque, a insisté sur le décalage entre ce pays de l’intérieur des terres et son front de mer : « Rarement les études consacrées aux frontières parlent de la mer. Jusqu’où ne va pas le prestige, sinon la superstition de la terre solide ? L’homme est terrien, toutefois la mer existe, les côtes existent, les marins existent, les flottes existent. Et les frontières maritimes existent qui, celles-là sont sans contexte naturel. Le problème est finalement de savoir, dans le cadre de l’histoire de France, ce que l’homme et l’histoire auront fait, à longueur de siècles, de nos interminables rivages. »
On voit bien en quoi cette représentation statique et dualiste est en opposition avec l’expérience nouvelle et contemporaine de l’océan comme milieu vivant, dynamique et mobile, s’étendant au-delà de l’horizon de la vue et de la perception. L’eau est circulation, elle s’écoule pour aller d’un lieu à un autre, la mer est en mouvement permanent et elle n’est pas une surface immobile. Les représentations que l’on se fait aujourd’hui de la mer se nourrissent des connaissances scientifiques et technologiques qui en modifient sa perception et ses usages.
Le terme « océan », qui dans son acception première désignait un objet physique, s’est enrichi des connaissances propres aux sciences de l’environnement et du climat. En résulte une vision de l’océan qui décentre l’objet visé non plus vers sa version physique (l’interaction océan-atmosphère), mais vers le vivant, faisant de l’océan un milieu spécifique de l’ensemble biosphère.
Cette biosphère marine qui joue un rôle majeur dans la préservation du climat est un ensemble de communautés juxtaposées et dont on méconnaît la nature des connexions et des interactions. Et notre ignorance s’agrandit encore, lorsqu’il s’agit de la haute mer et de ses abysses. L’émergence progressive de nouveaux référentiels – ceux de la science, de l’expertise, de l’ingénierie écologique – conduit depuis une dizaine d’années à renouveler les cadres d’expérience et à transformer le regard sur le littoral et la mer, reléguant au second plan les dimensions esthétiques et symboliques pour mettre en avant les processus dynamiques du vivant, les interactions entre terre et mer, les relations entre les acteurs sociaux et leurs milieux.
Le moment du contact romantique et idéalisé au littoral et aux rivages de la mer est aujourd’hui dépassé par la mondialisation. Celle-ci implique la fin de la géographie et une dynamique où les fluides s’apprêtent à prendre le pas sur les solides (les lieux, les territoires et les identités). Dans cette perspective océanique, la mer est un entre-deux qui impose une lecture du littoral à littoral et non une lecture fixiste d’un littoral opposé à la mer.
En effet, la mer mène toujours à un littoral et vice versa ; aux extrémités de chaque continent il y a toujours la mer. La mer offre toutes les interconnexions possibles, des humains et des non-humaines, du cosmos et de la politique, des histoires naturelles intriquées aux histoires sociales, des flux et reflux, de l’écologie et de l’économie, de la souveraineté et de la gouvernance mondiale, du sanctuaire et du réseau, de l’expérience du plaisir et celle de la catastrophe, etc.
Il n’y a pas de points ou des objets fixes dans le monde de l’espace fluide terre et mer, et notre perception se heurte à nos habitudes d’ancrage sur des objets solidifiés, stabilisés qui nous rend insensibles aux relations, processus et flux qui contribuent à leur formation. Notre esprit terrien nous conduit le plus souvent à vouloir reproduire en mer ce que nous avons fait en terre, territorialiser la mer, trouver des points d’accroche, mesurer, cartographier, planifier, stabiliser les flux, bref tenter de conformer le monde liquide à nos modèles humains, d’imposer nos formes dans un univers qui s’y refuse car mû par des réseaux relationnels et connectés d’hybrides humains et non-humains.
Les terriens projettent sur le monde marin et sous-marin leur désir de fixation et d’immobilité et vont même jusqu’à parler de paysage marin attribuant ainsi aux vagues et à leurs creux une permanence dont bien évidemment celles-ci sont dépourvues. Lorsqu’il prend la mer, à contrario du terrestre, le marin est pris dans les circulations d’un monde liquide dans lesquelles il doit se fondre et où les surfaces sont reléguées au second plan pour laisser place aux flux aériens (l’atmosphère, le climat, les vents) et aquatiques (la marée et les courants). Et comme le dit judicieusement Tim Ingold, « […] ce sont ces flux et non la surface de la mer, qui absorbent l’attention et les efforts du marin ». Le monde qu’il habite n’est donc pas un paysage marin, mais un « océan ciel ».
Il nous faut apprendre à penser la vie qui se fait dans l’entre-deux, à la jointure entre milieux, entre le dur et le mou, le solide et le liquide.
L’enjeu n’est pas tant de réformer nos structures institutionnelles et organisationnelles que de révolutionner notre psychisme, de penser en termes d’appariement, de corrélation, de circulation, d’activation, d’attraction et non dans une logique d’exclusive, de division. Notre tradition occidentale, à la différence d’autres cultures notamment asiatiques, privilégie l’être au contraire du devenir, des variations et des jeux entre le plein et le vide. Un paysage n’est jamais le reflet d’un lieu, d’un pays, ce qui fait paysage ce sont les circulations, les branchements entre des mondes dont la réunion multiplie les potentialités – eau(x) ou montagnes(s), rivière(s), ciel-terre, vent-mer, etc.
Il nous faut apprendre à penser la vie qui se fait dans l’entre-deux, à la jointure entre milieux, entre le dur et le mou, le solide et le liquide et s’initier à d’autres modèles d’intelligibilité que ceux dualistes. Pour aller vers la mer, franchir un seuil, il faut accepter de faire le deuil du territoire, ce qui va à l’encontre de l’habitus territorial de l’élu dont l’exercice du pouvoir repose sur la légitimité territoriale.
La mer c’est un saut dans le vide, dans l’inconnu, l’incertain et l’invisible, c’est l’affolement des espaces, des échelles et de la temporalité qui procure l’ivresse à ceux qui en acceptent les conditions : se laisser envahir par le monde, élargir son moi au cosmos ou l’univers, se révèle comme totalité, vastitude sans bord qui va de la terre à la mer et au ciel.
La pensée maritime est une pensée de passage, celle d’un intervalle, d’une porte à la fois fermée et ouverte sur un ailleurs, un espace transitoire d’un entre-deux, à la fois terre et mer, aux frontières floues et mobiles, un état intermédiaire qui relève toujours d’une part d’aventure et d’incertain, d’une coopération entre des savoirs hétérogènes. Il faut s’autoriser à larguer les amarres et accepter le flottement momentané de la conscience (comme le joueur qui vit dans l’intermittence) et de l’inconfort. C’est une pensée dont le fonctionnement a plus à voir avec le rêve, l’imagination, que la raison ou la pensée pensante et rationnelle cartésienne.
La part de l’onirique dans la pensée maritime y joue un rôle notable. La pensée du passage joue sur les contraires, les asymétries, le dur et le mou, le terrestre et liquide, le fixe et le mobile, etc. Cela implique de prendre un risque, celui de se soustraire au monde connu pour aller vers un ailleurs et accepter de se laisser gagner par l’expérience de l’altérité. Le maritime c’est un espace d’entre-deux au cœur de dynamiques, d’interactions faites de tension, c’est tout sauf l’imposition d’un trait. Cette « pensée de passage » est bien mise en exergue par la littérature onirique ; Mardi d’Hermann Melville, Les Vagues de Virginia Woolf, les Passages parisiens de Walter Benjamin et l’ivresse anamnestique qu’ils procurent.
Le passage c’est l’ici dans l’ailleurs, une expérience semi-consciente proche entre réveil et endormissement ; Walter Benjamin écrit : « Nous sommes devenus très pauvres en expériences de seuil. L’endormissement est peut-être la seule qui nous soit restée » et la poésie ajouterons-nous… Citons aussi le livre d’Alessandro Baricco qui nous incite à laisser sur les rives la pensée pensante qui classe, épure, hiérarchise, découpe : inutile nous dit-il de chercher à tracer les limites entre terre et mer – où la terre commence et où elle s’arrête –, celles-ci échappent à l’esprit de classement.
Rendre possible cette « émersion » c’est aussi réintroduire dans le politique la part de l’utopie et faire en sorte qu’elle devienne une poïétique (qui a pour objet l’étude des potentialités inscrites dans une situation donnée qui débouche sur une création nouvelle) afin que le politique ne se réduise pas seulement à l’administration et au contrôle des usages et des activités ou, pour le dire autrement, à la gouvernance.
À la manière de Kenneth White et de sa « géopoétique », il faut céder la place à une écriture nouvelle, où le mot et la chose, les savoirs et les matières du monde s’enchevêtrent de manière inédite, pour renouer les liens de l’homme au cosmos dont l’océan fait partie. Loin de s’opposer, géographie, science, poésie et art nous font tenir ensemble des matières (arbres, rochers, huîtres, eaux, algues) et des configurations spatiales (labyrinthes, spirales, volutes, lignes) qui nous ouvrent des perspectives sur le monde que nous habitons, et qui nous obligent à « quitter notre moi et à suivre la nature » afin d’être en consonance avec l’océan, de le vivre comme une part de nous-mêmes et non plus comme un appendice étranger.
Ce texte, commandé par AOC, est publié en écho au cycle Planétarium proposé par le Centre Pompidou et qui convie, chaque mois, chercheurs et artistes à dresser une nouvelle carte du monde en explorant les mutations de l’espace planétaire.