La santé publique francophone : une aveuglante absence de diversité
Alors que la pandémie de Covid-19 fait rage en France (comme ailleurs), quelle ne fut pas notre surprise, pour ne pas dire notre déception, en découvrant les organisateurs d’une agence de communication et les panélistes d’un débat fin novembre 2020 portant sur le thème d’une future réforme de la santé publique en France. En effet, intitulé les « contrepoints de la santé », laissant donc croire, comme annoncé par ses initiateurs à une volonté de « renouveler le débat… pour favoriser l’adaptation de chacun aux mutations annoncées », cet échange d’une heure en direct sur Youtube a confirmé l’absence de diversité, l’entre-soi et la reproduction à l’œuvre dans la santé publique française. Olympe de Gouges et Bourdieu doivent rire jaune !
Les mutations de la société française ne semblent pas avoir percé le « plafond de béton » de la santé publique. Les quatre personnes que l’on voyait débattre, deux journalistes et les responsables de deux grandes organisations de santé publique française, sont des hommes, en fin de carrière, blancs. La santé publique est représentée par deux médecins hospitalo-universitaires. La pandémie de Covid-19 n’est-elle finalement qu’un nouvel épisode de l’histoire de notre époque marquée par cette absence de diversité (de genre, d’origine, d’âge, de discipline, etc.) ? Plusieurs analyses à l’échelle mondiale ont déjà mis au jour la mise à l’écart des femmes, de la société civile ou de l’interdisciplinarité dans la lutte contre la pandémie de Covid-19 et notamment dans les sphères de décision et autres conseils scientifiques.
Dans l’univers de la santé publique francophone au sein duquel nous nous situons, nous pensons que cette absence de diversité est non seulement flagrante mais surtout historique et structurelle. En effet, l’absence de diversité est une situation largement connue, mais dissimulée et jamais considérée comme un problème à résoudre. C’est un secret de polichinelle. Pour cette analyse, notre point de vue s’inscrit dans une vision de la santé publique au sens large du terme, ouverte sur le monde et sur l’interdisciplinarité, ne se limitant pas à l’épidémiologie, aux bio-statistiques ou même à l’éducation à la santé et les changements de comportements. Nous nous inscrivons dans une santé publique holistique qui s’inscrit dans de très anciennes propositions d’une nouvelle santé publique.
Notre propos vise surtout à montrer la permanente absence de diversité en santé publique francophone dans le but d’attirer l’attention sur ce problème et de susciter un débat collectif pour trouver des solutions, aussi urgentes soient-elles à mettre en place. Sans cette diversité qui implique un renouvellement fondamental des modes de pensée, des personnes, des approches et des paradigmes, notre indignation sera encore valable pour une prochaine pandémie et lorsque nous allons prendre notre retraite. L’enjeu de la prise en compte de la diversité est celui de l’équité et de la pluralité de nos sociétés contemporaines pour que nos actions de santé publique soient plus adaptées et donc plus efficaces.
Des constats alarmants du manque de diversité
Commençons par dresser un portrait de ce manque de diversité en nous focalisant sur trois institutions phares de la santé publique : les comités scientifiques de lutte contre la pandémie de Covid-19 et les instances de santé publique, l’enseignement de la santé publique, les groupes de pression et sociétés savantes en santé publique. Nous pourrions bien sûr multiplier les exemples et les domaines. Nous illustrons notre propos par trois pays francophones (France, Québec, Burkina Faso) de trois continents (Europe, Amérique du Nord, Afrique) où nous avons, tous les trois, vécu et travaillé afin de montrer la permanence du constat au-delà des frontières.
Les comités scientifiques de lutte contre la pandémie Covid-19 et les instances de santé publique
La plus récente opportunité pour les pays de tenir compte de la diversité est évidemment la lutte actuelle contre la pandémie de Covid-19. Pourtant, cela n’a pas été le cas. En France, le comité scientifique présidé par une personne de plus de 70 ans, a été créé le 12 mars et était composé à l’origine de onze personnes dont seulement deux femmes, une majorité d’experts biomédicaux mais d’aucun expert de santé publique. Le comité ne disposait que de deux experts de sciences sociales, dont la pertinence du choix a été remis en cause dans un entretien donné par Anne-Marie Moulin à AOC. Le 24 mars 2020, un autre comité a été mis sur pied , le « Comité analyse, recherche et expertise », présidé par une personne âgée de plus de 70 ans. Les experts biomédicaux sont aussi majoritaires dans ce comité. Aucun des deux comités ne dispose de personne à peau noire et aucun n’avait à l’origine de représentants de la société civile ou de patients.
Dans ce contexte pandémique, en janvier 2021, la France a annoncé la création d’une nouvelle agence de recherche sur les maladies infectieuses et émergentes fusionnant l’Agence nationale de recherche sur le sida et les hépatites virales (ANRS, dont l’absence de diversité des employés était aussi frappante, surtout pour en agence qui se déclarait ouverte sur le « Sud ») et le consortium Reacting (REsearch and ACTion targeting emerging infectious diseases) de l’Inserm. Le communiqué de presse annonce une agence biomédicale mais la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche dit vouloir « favoriser une approche pluridisciplinaire ». L’avenir nous dira si cette pluridisciplinarité dépasse les recherches associant la virologie à la biologie moléculaire. Là encore, le groupe de réflexion organisé concernant la place des sciences humaines et sociales dans cette nouvelle agence ne fait guère confiance à la nouvelle génération pour en diriger les débats.
Au Québec, à notre connaissance, aucun comité scientifique propre à la Covid-19 n’a été mis en place. Le Fonds de recherche du Québec – Santé (FRQS), l’Institut national d’excellence en santé et services sociaux (INESSS) et le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) ont annoncé la création d’un comité-conseil pour la recherche clinique. Mais la composition du Comité n’a pas été rendue publique, ce qui peut interroger sur la transparence de l’information. Alors que les médecins formés à l’étranger arrivent très difficilement à exercer leur métier au Québec, ce qui limite la diversité des soignants (contrairement au personnel de soutien), c’est dans la panique de l’épidémie en mai 2020 qu’il a été décidé d’embaucher des médecins formés à l’étranger pour des activités de prévention.
Si l’on se penche sur les institutions de santé publique, on constate que sur les quinze membres que compte le conseil d’administration de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), on ne dénombre qu’une seule minorité visible. Le même constat s’impose lorsque l’on regarde l’organigramme de l’Institut, qui se démarque particulièrement par son homogénéité. L’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux (INESSS), référence incontournable pour éclairer les décisions et les pratiques ne fait guère mieux. Sur les onze membres du conseil d’administration nommés par le gouvernement, l’absence de minorités raciales est frappante.
Au Burkina Faso, nous n’avons pas pu obtenir la composition exacte du comité scientifique et technique mis en place pour lutter contre la Covid-19. La rétention d’information sur la composition de ce comité laisse entrevoir une volonté de se prémunir de toute critique. En outre, le comité national de gestion de la pandémie de la Covid-19 est composé principalement de ministres et de représentants d’institutions mais pas d’experts reconnus pour leur savoir-faire dans la gestion de telles crises. Sur les dix-neuf membres, ce comité ne compte que cinq femmes. Si pour réfléchir à l’introduction du vaccin contre la Covid-19, les structures invitées à prendre part au comité sont connues et diverses, ni le genre ni l’expertise des personnes identifiées pour représenter ces structures ne sont dévoilés.
L’enseignement et la recherche en santé publique
En France, les formations en santé publique sont dans leur très grande majorité centrées sur l’épidémiologie même si, à de très rares exceptions, des formations universitaires à la prévention ou la promotion de la santé existent. L’École des hautes études en santé publique, chargée initialement de former les directeurs d’hôpitaux, vient de publier un manuel de référence en santé publique dont la table des matières illustre cette vision ancienne. Elle a pourtant publié un livre sur la promotion de la santé – refusant qu’il soit en accès libre contrairement aux demandes de la majorité des auteurs – dont la diversité est opposée à celle de ce livre sur la santé publique.
Ce manuel a été écrit par six personnes dont une seule femme. Les deux préfaces sont écrites par deux hommes, médecins. L’un des préfaciers, directeur de cette École et médecin de santé publique, disposant pourtant d’une maitrise en santé communautaire du Canada, proposait en avril 2020 un texte pour « repenser fondamentalement le concept de santé publique » dans le contexte de la lutte contre la pandémie de Covid-19. Mais repenser n’est pas révolutionner car pour lutter contre la pandémie, il illustrait son propos en reprenant le triptyque pasteurien ancestral du virus, de l’hôte et de l’environnement…. Loin donc d’une nouvelle santé publique !
L’un des défis actuels de la France est que ce sont ces mêmes médecins de santé publique qui se plaignent dans les médias d’une faible compréhension du concept de santé publique par la population alors même qu’ils orientent cette vision réductionniste dans leurs enseignements. En effet, quasiment tous les enseignants d’Université en santé publique sont des médecins, essentiellement des hommes formés à l’épidémiologie, dont la très grande majorité sont des praticiens hospitaliers. La France est restée jusqu’en 2021 un des rares pays au monde où, avant de candidater à un poste d’enseignant dans une université, il fallait être qualifié par une commission nationale. Évidemment, cette commission nationale pour le domaine de la santé publique est essentiellement composée de personnes ayant une formation médicale. Ainsi, la vision biomédicale et épidémiologique est très bien ancrée et les étudiants qui souhaitent se former à une diversité d’approche sont contraints, la plupart du temps, à s’expatrier, notamment au Canada.
Au Québec, l’enseignement de la santé publique a traditionnellement été divisé dans une confrontation entre Montréal et Québec, la capitale de la province. Dans la métropole, McGill est centrée sur une santé publique biomédicale et épidémiologique (uniquement en anglais) tandis que l’Université de Montréal (UdeM) propose un enseignement de santé publique plus ouvert avec, par exemple, des spécialités en promotion de la santé, organisation des soins et évaluation. Cependant, dans sa volonté d’être accrédité par le Council on Education for Public Health (CEPH), l’UdeM a, au fil du temps, perdu de sa diversité en se recentrant sur une santé publique traditionnelle, laissant peu de place aux approches participatives et à la santé communautaire.
En revanche, dans la capitale provinciale à Québec, c’est un enseignement centré sur la santé communautaire qui a toujours prévalu avec un doctorat pluri-facultaire qui n’est pas sans poser d’énormes défis de lutte de pouvoir disciplinaire et qui peine à recruter des étudiants. En outre, si l’école de santé publique de l’UdeM vient de nommer pour la première fois de son histoire un doyen noir d’origine haïtienne, les enseignants représentant cette diversité culturelle sont très rares. Pourtant, la grande majorité des étudiants vient de l’étranger et notamment d’Afrique francophone, ce qui n’est pas du tout le cas du corps enseignant. Même dans le champ de la santé mondiale, où l’on s’attendrait à une certaine diversité, les recrutements d’enseignants n’ont bénéficié qu’à des Nord-américains ou Européens. C’est dans les universités des régions éloignées, considérées comme subalternes, que les étudiants ayant obtenu leur thèse en santé publique à l’UdeM sont recrutés comme professeurs.
Au Canada, la récente décision du gouvernement d’inciter les institutions d’enseignement et de recherche à assurer l’équité et la diversité dans le cadre du Programme des chaires de recherche du Canada témoigne du peu de progrès dans la représentation des femmes, des personnes en situation de handicap, des Autochtones et des personnes des minorités visibles au sein du Programme. Par exemple, sur les neuf chaires de recherche francophones attribuées en « santé des populations » au Québec, ce n’est qu’en juin 2020 qu’une minorité visible s’est vu accorder une Chaire afin d’étudier les déterminants sociaux et environnementaux des inégalités en matière de nutrition et de santé.
Et si, de son côté, le Fonds de recherche du Québec – Santé (FRQS) a réussi à inscrire au niveau de son conseil d’administration un équilibre « entre les différents domaines scientifiques, les institutions, les régions ainsi que la représentation hommes-femmes », l’organisme devra visiblement faire davantage pour se mettre en adéquation avec les mutations de la société québécoise en ce qui concerne les personnes qui y travaillent. En mai 2018, les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) ont lancé une nouvelle procédure visant un accès plus équitable des participants au financement de la recherche en santé. Mais il s’agissait surtout d’un effet d’annonce avec le remplissage d’un questionnaire par les chercheurs, loin de changer la situation sur le plan de l’équité.
Au Burkina Faso, où les enjeux de diversité concernent surtout les questions de genre et de discipline (même si la question des représentations régionales est un enjeu politique majeur, y compris dans le système de santé), on note également une quasi-absence de femmes au sein du corps professoral, aussi bien dans les instituts de formations publics que privés en santé publique. Avec le Fonds National de la Recherche et de l’Innovation pour le Développement, principale institution de financement, le constat est le même. Il n’existe pas de données permettant de juger de la prise en compte de la diversité de genre et de spécialité au sein du conseil d’administration.
Dans le cadre de l’appel à projet relatif à la Covid-19, le comité scientifique et technique mis sur pied, composé d’experts d’une vingtaine de personnes ressources aux compétences confirmées dans les domaines de la recherche, de l’innovation et/ou du développement, ne semblait compter que deux femmes. Il faut dire que ce n’est qu’en 2018 que la première femme ministre de la Santé a été nommée au Burkina Faso, remplacée début 2021 par un homme. Pourtant, les chefs d’États de l’Union Africaine s’étaient engagés en juillet 2004 à porter à au moins 30 % la participation des femmes dans toutes les instances de prise de décision et des postes électifs.
Les groupes de pressions et sociétés savantes en santé publique
En France, la société française de santé publique a parfaitement pris en compte la diversité de genre mais pour les autres préoccupations, cela semble plus difficile. Son président est un médecin hospitalier ayant participé à la conférence Youtube évoquée en introduction. Si le rédacteur en chef de sa revue scientifique est un gérontologue retraité, trois femmes sont les rédactrices adjointes. La revue dispose d’une section dédiée aux articles sur l’« Afrique, santé publique et développement » mais elle n’est pas dirigée par une personne de ce continent, alors même que le comité de rédaction dispose de plusieurs experts africains. À Paris, en 2016, plusieurs personnes se sont regroupées pour créer un groupe de réflexion pour la Santé Mondiale 2030. Si la diversité de genre et de discipline est respectée, celle de l’âge l’est moins. Mais surtout, aucune personne racisée ne semble avoir été invitée dans ce comité, ni même des personnes issues de la diversité de la société française, voire des pays du Sud concernés a priori par la santé mondiale. La composition du groupe en santé mondiale est à l’image de la santé publique française.
Au Québec, bien que certains admettent l’importance de mobiliser une diversité d’idées, de compétences et d’expériences afin de bâtir une société plus inclusive et dynamique, force est de constater qu’il reste beaucoup à faire dans la santé publique francophone. Celle-ci est caractérisée par une constance à l’échelle de la province dans sa dimension « équité, diversité et inclusion » : les groupes de pression et les sociétés savantes francophones qui y œuvrent en santé publique sont marquées par une absence persistante de diversité. L’Association pour la santé publique du Québec ne compte parmi sa douzaine d’employés, aucune minorité visible bien qu’elle compte parmi les membres de son conseil d’administration un médecin racisé à la retraite.
On ne sera guère surpris que le collège des médecins du Québec, dont le pouvoir est sans borne et considéré d’ailleurs comme un puissant lobby auquel résistent peu de gouvernements, fait également piètre figure en matière de diversité. Sur les seize membres qui composent son Conseil d’administration, on note une seule minorité visible, qui par ailleurs n’est pas médecin. Quant à la revue canadienne de santé publique, elle compte peu de minorités visibles sur ses dix membres francophones qui composent son comité éditorial. Elle vient cependant d’annoncer, fin 2020, une politique éditoriale visant à ne pas participer à la stigmatisation des peuples autochtones.
Au Burkina Faso, l’Association nationale de santé publique ne dispose d’aucune données pour nous permettre d’analyser la place de la diversité, pas plus que la revue de santé publique du CNRST.
Pistes d’explications et quelques conséquences
Pour reprendre le concept de dépendance au sentier employé par les politologues, la situation contemporaine confirme la permanence d’une santé publique épidémiologique et bio-médicale dans le monde francophone, à l’image de la riposte portée par les pouvoirs publics à la pandémie de Covid-19. C’est comme si, depuis Pasteur, le monde de la santé publique s’était figé comme la lutte contre la pandémie le confirme, et que les soins de santé primaires, la charte d’Ottawa ou la Commission de l’OMS sur les déterminants sociaux de la santé n’avaient jamais existé. Même si elle a été maintes fois reprise, la définition globale donnée par l’OMS dès 1946, mettant en avant la trilogie santé biologique, santé mentale et santé sociale, ne semble pas avoir réussi à influencer cette vision dominante de la santé fortement déformée par un prisme biomédical, du Nord au Sud de la planète.
Nous l’avions déjà analysé en comparant la France, le Canada et le Québec, ce qui a évidemment des conséquences sur le contenu des interventions, leur financement et la nature des enseignements académiques. Pour reprendre le vocabulaire de la promotion de la santé, il est évident que les contextes et les structures de nos sociétés participent largement à l’explication de cette absence de diversité et aux défis que vivent les femmes, les personnes racisées et les plus jeunes à être entendus et à trouver leur place dans la santé publique francophone.
Pourtant, comme le soulignait Bertolotto, chercheur en santé publique, « l’enjeu n’est pas seulement de “soigner” un corps, mais bien plus de (re)donner à un sujet les conditions de sa santé (…), et de l’aider à être bien dans l’environnement qui est à l’origine de son “mal-être”, sans pour autant jouer sur la plupart des déterminants qui ont provoqué cet état ». L’emprise de l’épidémiologie dans le domaine de la santé publique brouille les cartes et tend à faire de la médecine clinique, le seul horizon indépassable de notre temps où l’importance de la santé semble proportionnelle aux messages d’insécurité et de peur collective transmise par les médias et les experts. L’infantilisation des populations dans la lutte contre la pandémie de Covid-19 est un regrettable exemple de cette approche, triste mais récurrent. Pourtant, l’histoire nous enseigne bien qu’aucune médecine ne peut fondamentalement traiter des malades sans se préoccuper de leur sociogenèse et en continuant à aller à l’encontre du bon sens.
Cette situation s’explique aussi par l’émergence du biopouvoir dès le XIXe siècle, qui tire son origine dans le fait que la santé publique ne subit pas les contraintes de forces qui peuvent la persuader à changer de paradigme, comme la pandémie actuelle le montre bien. En dépit de quelques progrès, la santé publique francophone semble avoir manqué le rendez-vous de la diversité. En fait, ses nombreuses professions de foi apparaissent aujourd’hui comme un refrain dont la voix ne porte plus écho, surtout que ceux (peu celles) qui la porte ne représentent que très rarement la diversité de la société où ils vivent. Didier Fassin évoquait le fait de faire de la santé publique « avec des mots ». Pourtant, la perception des champions et de leur modèle de rôle est souvent consubstantielle à l’efficacité des actions de santé publique, comme on l’a vu pour Ebola ou la promotion de la santé.
Pourtant, au-delà d’un enjeu éthique, la diversité reste fondamentalement un paramètre déterminant de l’originalité et de la créativité, que cela soit dans les enseignements ou les choix d’actions de santé publique. L’absence d’acteurs de la société civile ou la prédominance des experts biomédicaux dans les comités qui ont conseillé les gouvernements pour lutter contre la pandémie de Covid-19 participe certainement à l’explication des approches infantilisantes, classiques et pyramidales des actions proposées. La science des solutions de santé publique, offre des propositions classiques et universelles, donc peu innovantes et loin de s’attaquer aux inégalités sociales de santé à l’aide d’une approche fondée sur l’universalisme proportionné.
L’absence de diversité au sein de la santé publique est à l’inverse de l’évolution des sociétés mais elle ressemble parfaitement à l’image monocorde, sauf parfois sur le genre, des hauts responsables politiques et des gouvernants. Dans un magnifique entretien accordé au Monde, Lila Bouadma, membre du comité scientifique Covid-19 en France et réanimatrice à l’hôpital Bichat à Paris décrit parfaitement les défis quasi-insurmontables pour une femme, née en France de parents venus d’Algérie dans les années 1960, de faire carrière dans une discipline où le poids du mandarinat et du patriarcat est intense. Ces défis semblent permanents et sans frontière, certains évoquant récemment le racisme structurel auquel devrait s’attaquer la promotion de santé. Des États-Unis d’Amérique au Burkina Faso, des travaux ont pourtant montré depuis longtemps que la santé publique n’était pas exempte de racisme ou de mobilisations de traits ethno-culturels.
Des solutions collectives… ?
Comment assurer aux jeunes générations une place dans le milieu académique et de santé publique lorsqu’ils voient leurs aînés continuer, bien longtemps après leur retraite officielle, à accepter des postes à responsabilités ? Comment les femmes et les personnes racisées peuvent-elles encore croire disposer d’une place dans un domaine où elles sont si rarement représentées ? Comment les étudiants de santé publique peuvent-ils avoir une vision de ce champ dans toute sa complexité lorsque la plupart des enseignements et des enseignants appartiennent aux domaines de l’épidémiologie, des bio-statistiques et des méthodes quantitatives ? Tout cela ne sera d’abord possible que si ces défis de la diversité sont rendus visibles, comme nous tentons de le faire dans cet article avec quelques exemples.
La première solution doit évidemment passer par les individus que nous sommes avec les pouvoirs dont nous disposons dans nos métiers. La posture réflexive demandée aux acteurs de la santé publique doit nous permettre de nous demander si, dans nos activités professionnelles quotidiennes, nous mettons tout en œuvre pour favoriser la diversité. Par exemple, comment, en tant qu’acteurs de santé publique pouvons-nous accorder plus de places aux jeunes, aux femmes et aux personnes racisées dans nos projets de recherche, d’actions et de publications ? Comment céder une partie de nos pouvoirs, leur donner confiance, renforcer leur pouvoir d’agir pour une santé publique plus efficace et juste ? Mais évidemment, ces solutions passent aussi par des changements systémiques et structurels.
Ainsi, comme souvent, la solution ne pourra se décréter et nous n’avons pas nous-mêmes de réponse magique à ce besoin de changements de nos sociétés et de nos institutions. Le changement devra venir par la discussion, les débats et les échanges où la prise de parole sera possible et ouverte. La prise en compte des enjeux de pouvoir est certainement au cœur des solutions à proposer. En France, les autorités ont annoncé (où en sommes-nous ?) un grand débat national pour réformer la santé publique, mais le processus peu transparent et peu ouvert de son organisation nous laisse croire que la diversité aura peu de place. Qu’en sera-t-il dans les autres pays francophones ? La pandémie de Covid-19 sera-t-elle une nouvelle occasion manquée pour s’avancer vers une nouvelle santé publique interdisciplinaire et intersectorielle ?
La santé publique francophone semble aujourd’hui évoluer dans un « système hyper complexe dans lequel se croisent de multiples régimes d’inégalités » et cet état de fait impose une réflexion sur la question des quotas, ne serait-ce que pour accélérer la transition tant souhaitée. Le simple fait d’évoquer ce mot fait grincer des dents car les quotas n’engendreraient, selon ses pourfendeurs, qu’une forme d’arbitraire qui fait passer les équilibres de groupes au profit de mérites individuels. Mais dans les faits, il ne faudra pas s’empêcher de les imposer d’autant plus que le réel résiste. On ne pourra malheureusement plus seulement compter sur la bonne foi des uns et des autres pour réaliser l’agenda de la diversité et de la mixité de genre, de discipline, de secteur, de méthode, d’origine, d’âge.