Absence – à propos des théâtres vides
Je voudrais essayer de dire pourquoi, en évitant toute attitude de révolte radicale ou même tout appui empirique – aucun « cluster » n’a été observé dans les théâtres dont les pays ont autorisé l’exercice dans le respect de mesures sanitaires strictes – pourquoi il est difficile de comprendre l’obstination de nos pouvoirs et l’empêchement qui en résulte. Depuis des mois, nous dirigeons des théâtres vides ; je préside un théâtre sans œuvre. Ici et là, certains cherchent des substituts généreux, manifestent une volonté d’action ou de présence que je ne critique pas, mais qui soulignent malgré eux la réelle absence d’œuvres dans la forme qui fait théâtre : le face à face, la présence des corps dans l’échange des paroles.
Quelques-uns ont ironisé à juste titre – c’était tentant et facile – sur la partition de l’essentiel et du non-essentiel. Pourtant, on ne peut contester que manger à sa faim soit plus indispensable à la vie que d’aller au théâtre. La survie ou la vie ?
Mais la vie « zoé » n’est pas la vie « bio » (qui donne la biographie), la vita activa telle que la définit Hannah Arendt. : « Je propose le terme de vita activa pour désigner trois activités humaines fondamentales : le travail, l’œuvre, l’action. » L’humaine condition ne se spécifie pas par la satisfaction des moyens nécessaires à sa survie. Or, ce qui fut désigné par essentiel semble bien faire référence à cette « zoé ». Cela peut s’entendre et je ne souhaite pas entretenir d’inutiles polémiques sur ce point.
Ce qui est plus contestable en revanche, c’est le caractère manichéen induit par l’opposition essentiel/non-essentiel. Hannah Arendt : « L’œuvre est l’activité qui correspond à la non-naturalité de l’existence humaine, qui n’est pas incrustée dans l’espace et dont la mortalité n’est pas compensée par l’éternel retour cyclique de l’espèce. L’œuvre fournit un monde artificiel d’objets, nettement différent de tout milieu naturel. (…) La condition humaine de l’œuvre est l’appartenance au monde. » L’humaine condition. 1er chapitre. Quarto Gallimard.)
Je veux souligner ceci : en interdisant les théâtres, le pouvoir ne nous prive ni de l’essentiel ni du non-essentiel, non, il ampute notre commune appartenance au monde. Ailleurs, la philosophe définit le goût par ce trait : comment je m’appartiens au monde. Le goût commun est cette commune appartenance. Une commune émotion devant une œuvre d’art désigne la qualité d’une amitié, d’un amour, d’une philia. L’œuvre signe la pérennité du monde. L’œuvre d’art est ainsi la présence symbolique et réelle d’une union, comme le trait d’union qui unit et sépare deux mots par ailleurs autonomes. L’œuvre est réelle – objets, représentations – et symbolique en ce qu’elle reconfigure le monde plat de l’existence.
Que cette fermeture des théâtres soit provisoirement nécessaire, soit… mais attention. Le théâtre est le seul moment où nous regardons ensemble, dans le face à face de la salle, ce qui nous différencie. Le théâtre est cette activité singulière qui prend le risque du désaccord et de la discordance en rendant l’une et l’autre légitimes. Certains regards percent, ils font brèche : c’est voir ; d’autres s’obstruent. Mais c’est une autre affaire dont il ne faut pas juger trop hâtivement car si toute œuvre s’adresse à tous, ce n’est certes pas à tous en même temps ni au même moment de nos vies.
La fermeture des théâtres prive ceux qui ne peuvent y accéder et qui le souhaitent d’un accès à un moment qui peut être essentiel pour leur lien au monde. Evidemment, si l’on considère que la fermeture des salles ne répond qu’à l’absence d’un plaisir passager, il n’y a pas grand drame. Mais décidément, non.
Le « non-essentiel » n’est pas une absence bénigne. Il vide la vie de ce qui la fait tenir au delà du besoin.
Cette absence résonne autrement. Pour les interprètes, cette absence ne se réduit pas à un manque de travail, c’est une interruption double, celle du désir et celle de l’offrande. Pour les autres, c’est une suspension du sens. Et il me semble qu’au-delà de nous, les habitants des théâtres, l’absence risque de se transformer en vide, comme un temps mort au cœur d’un temps qui perd son renouvellement, un temps dont l’avenir s’absente. Alors, on se distraie, on tue le temps. On tue un temps déjà mort ? Il est d’autres façons de l’élargir, je sais, mais suis-je le seul à éprouver du mal à lire, à travailler, à renouer avec cette activité qui me permet d’appartenir au monde ? Il semble que non. Peut-on émettre l’hypothèse qu’il y aurait une solidarité secrète entre les diverses activités qui soudent cette appartenance ? Travail, œuvre, action. Enlever un maillon et la chaîne risque de céder.
Le « non-essentiel » n’est pas une absence bénigne. Il vide la vie de ce qui la fait tenir au-delà du besoin. Vita activa : je m’y tiens et c’est pourquoi sauter par dessus l’œuvre absente pour passer du travail à l’action, je ne peux. La douleur des étudiants ne serait-elle pas celle-ci d’abord, qu’ils s’absentent à eux-mêmes. Nous sommes nombreux à partager ce mal, je crois, même si l’âge ou la situation nous éloignent plus facilement, nous les grands adultes, des tentations suicidaires ou des symptômes de dépression. On ne peut durablement nous priver de paroles. L’absence est muette.
Le silence auquel nous sommes contraints est lourd. C’est un silence qui brise l’élan d’une parole qui outrepasse la nécessité. Il me semble que cette absence prolongée interrompt l’un des lieux rares – les théâtres – où s’énonce ces incommensurables que sont l’amour, l’amitié et la mort. Le théâtre au cours de sa longue histoire a toujours su – symboliquement certes, mais un être de langage ne se définit-il pas par son accès au symbolique ? – regarder la mort en face. Peut-être le théâtre saurait-il nous placer devant le danger du virus sans la peur et les dangers démocratiques qu’elle charrie. Peut-être avons-nous besoin – besoin ! – d’écouter Shakespeare pour accepter, entre la peur et la révolte, la prudence raisonnée. La prudence n’interdit pas l’audace, là où la précaution érigée en principe l’évite. La grande œuvre est toujours le fruit d’une audace inouïe.
La fermeture des lieux de parole défait ce par quoi nous pourrions accepter que la précaution soit un geste nécessaire sans pour autant qu’il nous réduise au silence et à la torpeur. Ouvrir les théâtres, ce serait fêter le désaccord contre la discorde. L’appartenance au monde, cette expression qui a une résonance si forte pour moi peut se compléter sans trahir la pensée d’Hannah Arendt : au monde en ce qu’il devient par l’œuvre, commun. Il ne peut y avoir de démocratie sans que s’éprouve cette commune appartenance et c’est précisément cette appartenance que les terrorismes nous refusent. Nous savons tous, nous les démocrates, qu’il faut pour que se noue ce lien, un affect commun. Comment le produire hors cette confrontation aux œuvres qui l’expriment, comment l’éprouver hors le possible « ensemble » que proposent les théâtres ?
Interrompre le temps de la projection (comment se projeter demandent les jeunes ?), laisser l’avenir à l’obscurité, brise le temps réel qui noue le travail, l’œuvre et l’action. Or, on ne peut s’absenter du temps. L’absence d’œuvre dissout le temps qui lie le passé et l’avenir, elle ruine le lien qui fait parler les morts, celui qui donne la parole aux vivants.
Le gouvernement français a efficacement agi pour soutenir économiquement les théâtres. Mon inquiétude est donc moins corporatiste que politique. La majorité d’entre nous survivront à la crise, incomparablement mieux que d’autres métiers. Mais les blessures sensibles crées par ce temps séparé seront-elles cicatrisables sans qu’en profitent les idéologies autoritaires, aux aguets ?